Compteurs communicants – démontrer leur utilité avant de les déployer
En ce début d’année 2018, le Gouvernement wallon a annoncé son intention d’adopter un cadre légal visant au remplacement des compteurs d’électricité des ménages par d’autres systèmes dits « intelligents ». Le réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie* dont les Equipes Populaires font partie appelle les députés à rejeter cette mesure – jugée défavorable pour les ménages – lors du vote qui devra intervenir au Parlement.
Les fabricants de nouveaux compteurs électroniques ont développé un puissant lobby (organisé au sein de l’European Smart Metering Industry Group – ESMIG) pour promouvoir le remplacement généralisé des compteurs d’électricité actuel (dits « électromécaniques ») par de nouveaux « compteurs intelligents », capables de recevoir et de transmettre à distance des informations relatives à la consommation d’électricité d’un ménage.
La discussion n’est pas neuve. L’Union européenne, dès 2009 incitait les états membres à déployer massivement les compteurs intelligents. Après une mobilisation de la société civile pour que des études sur les coûts et bénéfices d’une telle mesure soient réalisées, ce projet avait été abandonné en Belgique. En effet, ces études, menées par les différents régulateurs du pays[1], établissaient que, dans les conditions prévues, les coûts l’emportaient sur les gains.
Une décision fondée sur de mauvais motifs
Aujourd’hui, le Ministre de l’Energie wallon indique son intention d’opérer ce déploiement. Il y aurait, selon sa déclaration devant le Parlement wallon du 8 janvier, une « urgence » à la réaliser « en raison de l’arrêt de la fabrication des compteurs traditionnels dits électromécaniques »… En outre, le Ministre signale que concernant les « compteurs à budgets » wallons le fabricant de ces compteurs a arrêté sa production et qu’ils ne seront plus disponibles d’ici 2020. Dans ce contexte, il serait inutile de débattre de l’opportunité d’un remplacement généralisé des compteurs.
Contacté par nos soins, le producteur de compteurs d’électricité électromécaniques Pafal S.A. nous a indiqué qu’il a l’intention de « produire ces compteurs tant qu’il y aura de la demande pour eux ». Quant à l’arrêt de la production des « compteurs à budgets » actuellement utilisés par la Région wallonne, il est remarquable que le fabricant de ces compteurs (Actaris, repris par Itron) qui pousse ainsi au remplacement de tous ceux qu’il a vendu à la région… soit lui-même un des principaux fabricants du compteur « Linky » par lequel la Région wallonne veut les remplacer. Ce fabriquant n’arrête donc la production d’un type de compteur que pour mieux pousser à leur remplacement par le nouveau modèle qu’il produit. L’inéluctabilité souvent évoquée pour justifier le déploiement des compteurs communicants mérite d’être débattue. Elle est le fruit de décisions qui sont prises par certains acteurs, et, il faut l’acter, par une incapacité des pouvoirs publics à prendre la main sur les évolutions technologiques afin de déterminer ce qui procède ou non du véritable progrès sociétal.
Outre ces enjeux, se pose fondamentalement la question de l’opportunité de maintenir le système des compteurs à budget en Wallonie. Ils ne sont en effet nullement indispensables pour gérer les situations de clients en difficulté de paiements, comme le montre l’exemple de la Région bruxelloise, qui aborde cette question sans « compteurs à budgets », à moindre coûts et de façon plus sociale. Le compteur à budget constitue, rappelons-le, une généralisation du principe de la coupure : en premier lieu si le consommateur ne paie pas sa facture, après rappel et mise en demeure, même en cas de dettes minimes ou estimées, voire contestées ; en deuxième lieu, dès que le prépaiement est activé, chaque fois que le consommateur ne recharge pas en temps et en heure. Et ce été comme hiver. Cela concerne potentiellement chaque année plus de 100.000 ménages wallons en défaut de paiement pour l’électricité. Si, demain, ce prépaiement et la menace de coupure qui l’accompagne étaient activés à distance, on imagine les conséquences que cela pourrait avoir pour une partie de plus en plus importante des citoyens qui éprouvent des difficultés financières : ne plus pouvoir se chauffer, vivre dans la peur perpétuelle de la coupure, ne plus pouvoir recevoir de proches, renoncer à des soins de santé ou d’autres dépenses indispensables pour recharger son compteur. Il s’agit bien là d’une remise en cause de l’universalité d’un service pourtant vital.
En réalité, le déploiement généralisé de « compteurs intelligents » n’est en rien une fatalité ou une obligation. L’Allemagne, par exemple, se contente de programmer ce remplacement pour les ménages qui consomment 6000 Kwh/an. Or la consommation d’électricité moyenne d’un ménage wallon est d’environ 3500 Kwh/an.
L’étude sur les compteurs intelligents publiée fin décembre 2017 par la CWAPE ( le régulateur wallon du marché du gaz et de l’électricité), sur laquelle s’appuie le Ministre de l’Energie, constitue essentiellement une présentation des analyses et revendications d’un des distributeurs d’énergie, ORES. Elle se caractérise par son imprécision notamment pour ce qui concerne l’évaluation des coûts et bénéfices de ce remplacement. La CWAPE se limite à noter, sans plus d’examen critique que selon les estimations des distributeurs le résultat est « proche de l’équilibre », tout en indiquant qu’il s’agit de « résultats provisoires ». En outre, pour arriver à un résultat qui présente le remplacement comme non-coûtant, la CWAPE est obligée d’évaluer ces « coûts et bénéfices » sur une période de trente ans… et ce alors qu’elle prévoit un déploiement en 15 ans et que la durée de vie des nouveaux compteurs « intelligents » n’est que de 15 ans. Ce qui est à comparer avec les compteurs électromagnétiques actuels, qui ont une durée de vie de 40 ans.
Une réduction des consommations très faible et un impact écologique non pris en compte
A l’origine, les compteurs communicants ont été présentés comme un outil indispensable pour sensibiliser les ménages à leur consommation et enclencher les comportements d’économie d’énergie. En réalité, le potentiel semble excessivement faible. Dans le meilleur des cas, selon de récentes études[2], on évoque un potentiel d’économie de 2 à 4% de la consommation. Et plus l’échantillon sur lequel ces études sont menées est important, plus les résultats sont faibles. En France, moins de 2 % des ménages équipés de compteurs communicants ont activé la lecture de leurs données de consommation d’énergie. En Angleterre, les enquêtes menées sur le terrain montrent également qu’il n’y a pas de relation de cause à effet directe entre un feedback (la donnée de consommation) et une prise de décision « rationnelle » des ménages (couper un appareil en veille, réduire la température du boiler, renoncer à une activité consommatrice d’énergie, éteindre les lampes, etc.) . Les facteurs qui entrent en ligne de compte sont multiples : certains équipements sont nécessaires au quotidien et leur consommation ne peut pas être réduite. En outre, les ménages consultés signalent qu’ils ont envie de vivre et pas d’être constamment préoccupés par leur consommation d’énergie. Difficile, dans ces conditions, d’espérer atteindre une quelconque réduction de consommation par le simple placement d’un compteur communicant. Par ailleurs, les analyses réalisées par l’ADEME montrent que l’enjeu réside dans les innovations sociales qui mettent en place un accompagnement des ménages dans la lecture de leur consommation et dans les démarches de rénovation du logement, principalement. L’approche technocentrée des compteurs communicants ne répond ni aux besoins, ni aux attentes des ménages.
D’un point de vue environnemental, ce potentiel d’économie d’énergie – qui sera inexistant si l’approche se limite au seul déploiement des compteurs communicants- est à mettre en balance avec le coût énergétique de leur maintenance et du remplacement anticipé des compteurs existants (installations supplémentaires requises par rapport à un « remplacement naturel » des compteurs actuels, mise au rebut de compteurs en état de fonctionnement, etc.). Le coût énergétique de maintenance comprend la consommation nécessaire pour stocker et traiter les données collectées, qui ne doit pas être sous-estimée (à titre d’exemple, en France, les data centers consomment actuellement près de 10% de l’électricité produite). Or, à notre connaissance, aucun bilan environnemental complet de ce type n’a été établi. On risque bien d’arriver avec ces compteurs à une absurdité qui consiste à consommer beaucoup d’énergie et à payer très cher pour en économiser finalement très peu.
Flexibilité : est-ce le bon quart d’heure pour consommer ?
Un autre élément de motivation de déploiement des compteurs communicants réside dans les possibilités qu’ils offrent en termes de flexibilisation de la consommation pour l’adapter au caractère plus fluctuant des énergies renouvelables, mais aussi aux prix du marché de gros de l’électricité. L’étude de la CWAPE ne les évoque, prudemment, qu’au conditionnel, sans en tenir compte dans son évaluation, et en évoquant à cet égard la nécessite de confirmer cette possibilité par des « projets pilotes ».
En considérant les contraintes temporelles, professionnelles et familiales des citoyens, on comprend vite qu’une grande partie de ce potentiel est théorique, et qu’un ménage ne peut choisir de reporter la préparation du repas ou le bain des enfants après 20h parce que le prix de l’électricité est moins élevé qu’entre 17h et 20h. Le déplacement du pic de consommation de 17–20h ne repose pas sur la seule responsabilité individuelle : l’organisation collective de la vie professionnelle et sociale joue un rôle bien plus important et nécessite d’être débattue collectivement. Les usages les plus facilement déplaçables, dont le nettoyage du linge et de la vaisselle, le sont d’ores et déjà par les fonctions de programmation du lancement de la machine.
Certains scénarios envisagent la mise en place de tarifs dynamiques, variant quart d’heure par quart d’heure, à charge pour la personne de suivre l’évolution des tarifs pour lancer sa machine à distance au moment le moins cher , de s’équiper de domotique pour assurer l’automatisation du processus, ou de confier cette mission à un opérateur externe, à condition que les ménages fassent suffisamment confiance à cet opérateur pour lui donner le contrôle de son équipement. Une étude réalisée au Pays-Bas[3] conclut sur le caractère improbable de cette relation de confiance. Se pose enfin la question du choix : les ménages aux revenus limités seront-ils contraints de subir cette « flexibilité » pour ne pas exploser leur budget, alors que les ménages aux revenus aisés n’auront même pas à se poser la question ?
Les compteurs communicants induiront également une modification globale du rapport du consommateur à son fournisseur d’énergie. A travers les compteurs, et les différents modules qui pourront être branchés sur celui-ci, un flux d’informations précises sur la consommation d’électricité des ménages va être généré (c-à-d qui consomme quoi, à quel moment précis). Ce nouveau système de comptage donnera aux fournisseurs d’électricité la possibilité d’offrir des services annexes et d’adapter le tarif notamment en fonction du moment de la consommation. Il va ainsi générer une multiplication de leurs offres tarifaires qui empêchera les consommateurs de comparer les offres et de choisir le meilleur prix. Non contents de devoir payer l’installation de ces nouveaux compteurs et les frais annexes, les consommateurs risquent également, dans un marché rendu opaque comme celui de la téléphonie mobile, de devoir payer plus cher leur électricité.
Le consommateur d’électricité wallon paiera la facture
Un investissement public de 800 millions d’euros est actuellement évoqué pour le déploiement de ces compteurs. Les députés wallons seraient bien inspirés d’exiger une comparaison objective des « bénéfices » économiques et écologiques qui peuvent être réalisés par une telle mesure avec un investissement similaire dans le soutien à l’isolation des logements, et par exemple à l’isolation des toitures. Idem pour l’impact en termes d’emploi. Ces comparaisons permettraient de faire intervenir d’autres critères que des indicateurs exclusivement économiques, tels que les impacts sociaux (amélioration de la santé et bien-être) et environnementaux (diminution des émissions de gaz à effets de serre, des déchets, etc.) de tels investissements. Elles indiqueraient sans ambiguïté que le remplacement des compteurs serait un très mauvais choix d’investissement, tant du point de vue de la population que de l’environnement.
La vie privée devient un luxe
A ce stade, l’utilisation du flux de données de consommation, qui relèvent de la vie privée, semble insuffisamment cadrée. Le Ministre de l’Energie indique que « le consommateur restera propriétaire de ses données ». Mais qu’en est-il du choix véritable du consommateur lambda si son fournisseur d’énergie peut lui consentir un rabais à la condition qu’il lui donne accès à toutes ses données de consommation et qu’il lui permette de les revendre ? Les risques liés aux pratiques de démarchage abusives que nous rencontrons régulièrement sur le terrain prendraient encore une toute autre tournure pour les ménages qui en seraient les victimes, tant d’un point de vue financier en cas de tarifications très variables, qu’en matière de protection des données.
Avec l’installation des compteurs intelligents et de leurs modules annexes, la vie privée risque de connaître un nouveau recul et devenir un luxe réservé aux ménages mieux nantis. Quant à la question de l’impact pour la santé des ondes magnétiques générées par les compteurs, les données disponibles ne permettent pas de rassurer, la question de l’électrosensibilité faisant encore l’objet de trop peu d’attention au niveau médical et politique.
Les compteurs « intelligents » ont certainement beaucoup d’avantages pour les lobbys sectoriels qui en soutiennent le déploiement, mais à peu près aucun pour les consommateurs. Or ce sont eux qui en subiront pleinement le coût et les inconvénients. Les wallons n’ont pour la plupart rien à gagner à un déploiement de ces compteurs, a fortiori si celui-ci n’est pas fondé sur des études suffisamment indépendantes, approfondies et concluantes, tant au niveau du coût que des risques liés à cette modification fondamentale de l’organisation de la fourniture d’électricité.
Il est temps de laisser la place à un vrai débat public citoyen sur l’indispensable transition énergétique à construire, sur le rôle que chacun peut y jouer, et sur les outils dont nous avons besoin pour ce faire.
*Les organisations membres du Rwadé et signataires de ce texte sont : CSC, Equipes Populaires, Empreintes, Fédération des services sociaux, FGTB, Miroir Vagabond, MOC, Réseau Idée, Revert, RWLP, Solidarités Nouvelles.
[1] Capgemini consulting (2012) Etude portant sur la mise en œuvre des compteurs intelligents, leur fonctionnalité ainsi que les couts et bénéfices en Wallonie pour les acteurs du marché de l’énergie et la société. Etude commanditée par la CWAPE
[2] www.alterechos.be/les-compteurs-intelligents-seraient-un-mauvais-investissement/
[3] G.P.J. Verbong, S. Beemsterboer, F. SengersSmart grids or smart users? Involving users in developing a low carbon electricity economy