BLACK MIRROR POWER
Auteure : Claudia Benedetto
Aujourd’hui comme tous les autres jours, vous vous réveillerez, jetterez peut être un oeil à votre partenaire, puis, vous likerez, tweeterez, retweeterez, posterez, vous scruterez votre fil d’actualité pour vous assurer que vous n’en aurez pas perdu une miette. Ensuite, vous recommencerez plus de 26 fois * dans la journée. Le black mirror ** toujours à portée de main, vous surferez sur la vaste étendue, cet océan de contenus, presque surréaliste puisque infini. Vous y rechercherez des infos mais en même temps, vous y laisserez les vôtres parfois même sans le savoir. Qui exploite vos traces sur le net et à quelles fins ?
Comme plus de 4 milliards1 d’individus, nous alimentons un monde parallèle si addictif. Nous y laissons des traces invisibles à l’oeil nu, çà et là un peu de nous, de notre caractère, un peu de notre image retravaillée. Toujours avoir le smile, toujours montrer le meilleur profil, c’est grisant, c’est kiffant de se mettre au centre de la scène, de jouer à la star. On ne peut pas résister à l’appel de la reconnaissance, de la valorisation de soi quitte à y laisser des plumes.
Nous avons tous en commun, internautes, citoyens du monde, des partenaires qui nous connaissent mieux que notre petite amie, petit copain, notre meilleur ami(e), nos parents, nos enfants : Google, Facebook, Instagram, Twitter, Apple, Messenger, WhatsApp, Snapchat… nous les connaissons tous. Ils font partie de nos vies depuis un certain temps maintenant, nous les connaissons mais pas autant qu’eux nous connaissent. Devant eux, nous n’avons pas hésité à nous mettre à nu, parfois même sans être consentants, sans en être véritablement conscients.
Nous nous sommes dévêtus sans une once d’hésitation, nous leur avons fait confiance à la première rencontre, acceptant de leur donner accès à notre intimité, à nos habitudes de vie, à nos secrets les plus enfouis. Cette confiance, peut-être la leur avons-nous accordée si facilement parce que ces êtres virtuels nous paraissent irréels, dématérialisés ou aussi et surtout parce que leurs services sont gratuits.
* Etude menée par le cabinet d’audit Deloitte sur les Français et leur smartphone, publiée le 16 janvier 2017.
** Littéralement « miroir noir », titre d’une série britannique à succès qui explore les conséquences de l’invasion de nos vies par la technologie. « Le “miroir noir”, c’est ce que vous trouvez sur tous les murs, dans tous les bureaux, au creux de toutes les mains : l’écran froid et brillant d’une télévision, d’un ordinateur ou d’un smartphone », Charlie Brooker, créateur de la série.
Internet, une utopie libertaire
Au début de l’ère numérique, la création d’Internet a inspiré le mouvement hippie à San Francisco, mû par un idéal libertaire ; gommer les inégalités, plus de noirs, plus de métisses, plus de blancs, plus de vieux ni de jeunes, plus de riches ni de pauvres. Tout le monde aurait accès à ce flux continu d’information. Mais à la fin des années septante, c’est la douche froide, les premières start-up investissent la Silicon Valley et les grands idéaux poétiques résistent difficilement au réalisme du business.
Le business… Cette vision a fini par prendre une place considérable pour ne pas dire toute la place. Aujourd’hui, le modèle économique sur lequel reposent Google et Facebook pour ne citer qu’eux, se base sur les revenus publicitaires. A titre d’exemple, au quatrième trimestre 2017, les recettes publicitaires de Facebook ont pesé pour 98,5% du chiffre d’affaires total de l’entreprise2. Ces derniers ne vendent pas les données personnelles mais ils mettent en relation les annonceurs avec leur public cible et c’est cela qu’ils facturent. C’est le prix à payer, le prix qu’on a tous accepté de payer pour nous voir ouvrir les portes de ce paradis de désirs. Pourtant, d’emblée, on sentait que le deal était bancal. Comment était-ce possible que l’on puisse jouir de toutes ces merveilles sans débourser un seul cent ? On ne voulait pas voir la réalité en face ou on ne voulait pas nous la montrer. Tous enfouis dans un déni profond, nous avons profité chaque jour de notre existence à commenter, shazamer, spotifyer. Nous avons plongé notre main dans ce sac rempli de bonbons « gratuits » qu’on pouvait consommer sans modération jusqu’à la boulimie, jusqu’à abandonner une partie de nous-mêmes.
Le système est bien rôdé, on crée des besoins, de nouveaux usages qui deviennent des moeurs, des automatismes. Et dire qu’il y a tout juste vingt ans, on jouait à snake, au serpent sur le fameux Nokia 3310 ! Et il y a dix ans, Facebook n’existait pas.
Like Addict
Les notifications activent dans notre cerveau de la dopamine, hormone qui nous procure une sensation de plaisir activé par un système de récompense renforcement. Vous vous souvenez de ce bon vieux Pavlov et de son expérience avec son chien ? Je vous laisse le googliser. Smileys, émoticônes, ces frimousses jaunes qui rythment nos échanges traduisent l’immédiateté à laquelle nous sommes tous, à différents degrés, voués. Plus besoin de texte, une image vaut toujours mieux qu’un long discours, d’autant plus dans une danse aussi frénétique que celle des « social media », les réseaux sociaux.
Âge, genre, orientations sexuelles, adresse IP, lieu de résidence, problèmes de santé, préférences idéologiques… Toutes ces informations sont précieuses et ont une valeur marchande. Serions-nous des espèces d’esclaves, de par nos activités sur la toile, à la solde des GAFAM ? Cet acronyme rassemble le « top five » des entreprises qui se partagent 95% de la part publicitaire générée par le marché des données personnelles : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Précisons qu’une grande partie du revenu de Google et Facebook est issue de revenus publicitaires : 85,6% pour le premier et 98,5% pour le second. Alors qu’Amazon tire majoritairement ses revenus d’un magasin de vente par correspondance (67,5%), Apple de la vente de l’Iphone (62%) et Microsoft, de ses produits Office et Windows (70,8%).
Grâce aux cookies, pas les biscuits mais ces petits programmes qui enregistrent les traces de nos passages sur Internet comme le type d’article consulté, la photo qu’on a partagée, les publicitaires peuvent désormais cibler encore plus précisément les consommateurs et espérer les toucher droit au coeur, droit dans leur portefeuille. C’est du sérieux, ce business juteux de près de 80 milliards d’euros rien que pour l’Europe est en constante augmentation.*
La collecte des données ne s’arrête pas aux achats en ligne, aux recherches sur Google, aux sites qu’on visite, aux likes, aux livres, émissions, films qu’on identifie sur notre profil Facebook, au streaming, à l’envoi d’e-mails, aux vidéos visionnées sur Youtube, aux commentaires laissés çà et là sur les multiples supports en ligne, aux pétitions signées sur la toile. Nos données sont également recueillies sur les applis qu’on télécharge sur les stores : prévisions météo, calcul d’itinéraire, info trafic, jeux… Mais pas que ! Tous les objets connectés comme le bracelet qui mesure vos pas, les télévisions, les frigos, les robots aspirateurs… et les assistants vocaux (comme Alexa et Google home), censés faciliter votre quotidien, qui enregistrent vos conversations en continu, font partie de cette « famille formidable ».
(*) Le cabinet IDC (conseil et études sur les marchés des technologies de l’information) estime que d’ici 2020, le marché des données des citoyens de l’Union européenne devrait atteindre 80 milliards d’euros.
Mais où est le problème ?
Pourquoi faire une campagne de sensibilisation sur les Big Data ? Au-delà du confort de vie, de la simplification de notre quotidien que peuvent apporter ces nouvelles technologies, elles posent plusieurs questions. Philosophique : vendre notre intimité, notre vie privée à des entreprises privées. Economique : des entreprises se font du fric sur notre dos.
Mais plus largement, c’est tout un modèle de société qui est questionné : sommes-nous d’accord, comme c’est déjà le cas aux Etats-Unis, de permettre à des assurances d’avoir accès à nos habitudes alimentaires, à nos activités sportives pour en contrepartie nous proposer des prix intéressants à condition que l’on ait le bon style de vie ? Serions-nous d’accord avec le fait de permettre au Fisc de contrôler notre train de vie sur base de notre vie virtuelle ? Seriez-vous d’accord de vous faire arrêter sur base d’un « profil à risque de délit » et non pas parce que vous avez réellement commis un délit ? Aujourd’hui, c’est encore de la science-fiction. Mais à Santa Cruz par exemple, la police utilise un algorithme qui « fournit aux policiers des tendances, des probabilités, des intervalles temporels et des zones géographiques où les crimes ont une forte probabilité d’être commis5 ». Un algorithme a également été remis en question par des journalistes d’investigation américains : COMPASS. Celui-ci permet de prédire le degré de récidive d’un individu et est utilisé par les juges aux USA pour les aider dans leurs décisions. L’enquête des journalistes a révélé que les personnes noires étaient pointées comme étant plus susceptibles de récidiver et ce sur aucune base factuelle qui le justifierait6.
Algorithmes, ces nouveaux juges ?
Comme tout outil statistique, les algorithmes ne sont pas à l’abri d’un biais et ils ne sont pas des entités neutres. La plupart du temps, ce sont des entreprises privées qui investissent dans ces technologies. Cela pose la question des objectifs poursuivis au travers des algorithmes qu’ils financent ou créent directement. Et les pouvoirs publics dans tout ça, censés être les garants de l’intérêt général au-delà de l’intérêt purement économique ? Et si c’était un Etat qui développait un algorithme, quelles garanties aurions-nous quant à leur usage pour nos libertés fondamentales ? Et si nous utilisions ces technologies sous une démocratie et que brusquement nous basculions dans des gouvernements totalitaristes ?
Plus près de nous, la firme britannique Cambridge Analytica qui a travaillé sur la campagne numérique de Donald Trump a défrayé la chronique, accusée d’avoir volé les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook dans le monde. Et l’a sans doute aidé à remporter les élections de la présidence américaine : « Donald Trump parlait aux gens avec Twitter, et a gagné avec Facebook », a résumé Brad Parscale, le responsable de la campagne numérique de Donald Trump dans un entretien accordé à CBS diffusé en octobre 20177.
Cet évènement soulève plusieurs questions : nos données personnelles sont elles suffisamment sécurisées ? Pouvons-nous remettre notre confiance dans des entreprises privées ? Facebook était au courant des faits depuis 2015 et n’en a pas touché un mot avant de les confirmer une fois ces derniers médiatisés par un lanceur d’alerte. De plus, cet épisode prouve que les données personnelles souvent considérées comme anodines, recèlent une puissance considérable au point d’influencer notamment le résultat d’une élection.
Revenons à la toile, le cyber-espace, cette conjoncture de signaux, autant de moyens d’expressions, de fragments de vie, d’empreintes échangées, laissées par des humains du monde entier, autant de traces que l’on a trouvé le moyen de monnayer dans notre société post-industrielle : « Depuis dix ans, on revient à l’assujettissement des corps sous une autre forme que dans les années soixante via le travail à la chaîne, maintenant on consomme et on produit en ligne. En acceptant que l’humain devienne une information qu’on va pouvoir traquer, marchandiser, on accepte le renoncement d’une part d’humanité au nom de la croissance, ce qui fut le cas avec la société industrielle. Finalement, les temps n’ont pas tant changé que ça »8, explique l’économiste Daniel Cohen.
Pas de secrets pour les géants du web
Votre temps, c’est de l’argent pour les GAFA et les annonceurs. Fini les statistiques basées sur des catégorisations classiques. Grâce aux algorithmes, on peut désormais « saisir le social sur des éléments plus subtils comme le fait que vous vous connectez tard dans la nuit, que vous postez tel type de photo ou de musique, qui permet de déterminer que vous êtes dépressif par exemple […]. Le profil c’est ce qu’on pourrait faire, les personnes avec lesquelles on pourrait avoir des affinités. C’est une projection de nous, une déduction de comportements passés pour déterminer nos comportements futurs », explique Antoinette Rouvroy (Centre de recherche, info droit et société à l’Université de Namur) au micro de La Première3. Et elle ajoute : « On peut transformer vos likes sur Facebook en des prédictions fiables de vos opinions politiques, religieuses, de votre intelligence, de votre orientation sexuelle ou même si vos parents sont divorcés ».
Cette « fabuleuse » industrie repose sur les algorithmes, qui sont des énormes ensembles d’opérations ou d’instructions qui permettent de résoudre un problème ou d’obtenir un résultat4. Les algorithmes analysent la masse de données générées par nos activités et font un profilage prédictif. Si autant de personnes d’un certain âge, genre, cliquent sur telles et telles informations, et qu’elles partagent telles photos alors elles seraient susceptibles d’être intéressées par tel type de produit (publicité pour un festival rock, pour un site de vente de vêtements…). Ces données sont anonymisées, c’est-à-dire qu’en théorie, on ne pourra plus lier ces données à la personne auxquelles elles se rapportent.
La technique comme religion ?
Nous sommes dans une société qui vend la promesse qu’on ne manquera de rien, que tous nos désirs seront assouvis, facilités par les technologies. On est, comme le dit Antoinette Rouvroy9, dans « un capitalisme de réputation, dans une société de l’évaluation : si on n’est pas sur les réseaux sociaux, on n’existe pas. Avant, notre identité était claire : elle nous était transmise, nous n’avions pas besoin de la construire, aujourd’hui, elle ne nous est plus assignée. Elle est une sorte d’idéal à atteindre ».
Notre société est-elle dès lors vouée à continuer à se déshumaniser ? Un faisceau lumineux, comme un espoir de sortir de la désillusion identifiée par l’économiste français Daniel Cohen10 peut nous guider pour construire cette société que nous désirons tous : « ne pas accepter que la précarité soit une forme d’existence, ne pas accepter les travers de l’ubérisation, réinventer mai 1968, se saisir de l’intelligence artificielle pour ne pas la subir ».
Services : Moteur de recherche.
Modèle économique : basé majoritairement sur la publicité.
Produits phares : YouTube, le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android, Google Earth, Google Maps, Google Play.
Chiffre d’affaires 2017 : 110,9 milliards de dollars.
APPLE
Services : Conçoit des ordinateurs, smartphone… et des logiciels informatiques.
Modèle économique : basé majoritairement sur la vente de ses produits.
Produits phares : Iphone, Ipod, Ipad Macintosh.
Chiffre d’affaires 2017 : 229,2 milliards de dollars.
Services : réseau social qui rassemble les fonctionnalités d’autres entreprises : moteur de recherche, achat en ligne…
Modèle économique : basé majoritairement sur la publicité.
Produits phares : Messenger, What’app, Instagram.
Chiffre d’affaires 2017 : 40,7 milliards de dollars
AMAZON
Services : Plateforme de vente en ligne.
Modèle économique : basé majoritairement sur la vente de ses produits.
Produits phares : amazone.com
Chiffre d’affaires 2017 : 177,9 milliards de dollars.
MICROSOFT
Services : Vend et développe des systèmes d’exploitation et des logiciels informatiques.
Modèle économique : basé majoritairement sur la vente de ses produits.
Produits phares : Windows, Suite Office (word…)
Chiffre d’affaires 2017 : 90 milliards de dollars.
Source : Statista Digital Economy Compass 2018
Notes de bas de page
1. D’après Internet World Stats, le monde comptait 4,05 milliards d’internautes en 2017.
2. « Comment Facebook change vos données personnelles en or », La Libre en ligne, le 20 mars 2018.
3. Arnaud Ruyssen : Google, Facebook… Glisse-t-on vers une algorithmocratie ? Emission La démocratie en question, La première, 11 août 2018.
4. Définition algorithme sur wikipédia.
5. Aux Etats-Unis, la police prévoit les crimes par ordinateur, Martin Untersinger, publié le 13 novembre 2011, www.nouvelobs.com.
6. Etats-Unis : un algorithme qui prédit les récidives lèse les noirs, Andréa Fradin, le Nouvelobs en ligne, le 24 mai 2016.
7. Cité dans l’article : Quelle a été l’importance réelle de Cambridge Analytica dans la campagne de Trump ? William Audureau et Martin Untersinger, Le Monde, 21 mars 2018.
8. Daniel Cohen, économiste, Directeur du département d’économie de l’Ecole Normale supérieure, Emission Les temps changent, ça va mal tourner ? France culture, 3 septembre 2018.
9. Arnaud Ruyssen : Google, Facebook… Glisse-t-on vers une algorithmocratie ? Emission La démocratie en question, La première, 11 août 2018.
10. Economiste français, directeur du département d’économie de l’Ecole Normale supérieure.