Deux mois après les inondations : Le choc, l’indignation, la désillusion…
Spontanément, Marie-Laure, animatrice aux Equipes Populaires de Verviers, a chaussé ses bottes et retroussé ses manches pour venir en aide aux sinistrés. Elle a aussi entrepris la récolte de témoignages de personnes de son entourage directement touchées par les inondations dans la région verviétoise.
Plusieurs témoignages le confirment : les inondations n’ont pas fait qu’éroder les berges des cours d’eau et détruit des vies, elles ont aussi entamé encore un peu plus la confiance de nombreux citoyens dans le système démocratique. « On ne les a pas vus sur place » « Ils n’ont rien compris à ce qu’on a vécu » etc. Des propos qui résonnent avec l’enquête Bye-bye la démocratie ? réalisée par la RTBF et qui confirment ce sentiment d’abandon et de méfiance de la part des pouvoirs publics.
Pour Joseph Charlier, résidant au Pays de Herve et actif dans la lutte contre la pauvreté, il est indispensable que les projets visant à anticiper des catastrophes de ce type prennent en compte en priorité la situation des personnes précarisées et inclue leur participation. « On ne peut envisager l’avenir sans l’écoute et la participation des populations sinistrées ! Un effort majeur d’écoute en profondeur devrait être entrepris avec ces milliers de personnes sinistrées. Il faut connaître ce qu’elles ont vécu. L’entendre. Le comprendre. L’archiver. Ne pas oublier »1.
Etre à l’écoute, recueillir des témoignages ; c’est ce que Marie-Laure, Jonathan et bien d’autres ont entamé aux Equipes Populaires et ailleurs.
« Le problème est humain »
Bruno (dit Broc), artiste verviétois, animateur socioculturel.
Tu habites tout près de la Vesdre. Quel est le souvenir qui s’impose à toi quand tu penses aux journées des 14 et 15 juillet ?
C’est très compliqué comme question. Le souvenir le plus prégnant qui me revient charnellement, c’est le fait de constater qu’à la limite de mon champ de vision, il y avait 2 personnes (un africain et un subsaharien) qui étaient partis dans l’eau pour aller chercher un cadavre. Mais il y en a plein d’autres. Au téléphone avec mes parents la veille au soir, je leur avais dit que l’eau n’arriverait pas jusque chez moi, que j’étais trop loin de la Vesdre, que j’habite au 2e étage. Je n’ai pas eu les pieds dans l’eau mais c’est impressionnant d’être dans le noir à 5 heures du matin, de descendre l’escalier sans électricité, d’entendre le bruit de l’eau qui s’engouffre au rez-de-chaussée, et de voir à travers la porte de rue vitrée le niveau de l’eau qui monte dans la rue. On réalise que ça va encore continuer à monter dans la maison… Voir l’eau monter dans son espace privé, c’est choquant, on se sent totalement en insécurité.
Et aujourd’hui, deux mois après les inondations, qu’est-ce qui manque le plus ?
J’ai envie de dire que tout manque. Ce qui est difficile, c’est le manque de considération des autorités publiques. Il y a encore plein de gens qui n’ont pas de quoi se faire à manger ou se chauffer. Ce qui manque également, c’est la conscience de ce qui s’est passé. Dans les heures qui ont suivi, je me suis dit qu’il ne s’était rien passé, juste une rivière qui a débordé. Je n’ai pas perdu confiance en la nature et en la rivière. Mais c’est surtout ce que j’ai vu après qui m’a fait prendre conscience que le problème est humain.
En retiens-tu une forme de prise de conscience, de lucidité nouvelle ?
A titre personnel, oui. Comme avec la crise du Covid, je suis physiquement et psychiquement impacté par ces événements traumatisants. Je n’ai pas envie de passer à côté de ce traumatisme ; ne pas écouter ce qui nous est arrivé, c’est aller vers de nouveaux problèmes ultérieurement. Ça a renforcé ma bifurcation bien entamée avec le Covid, qui est de penser que ce n’est pas notre société qui va trouver la solution mais la nature. Je vois des jeux politiques, mais je ne vois pas de réelle prise de conscience, de mise en perspective à une échelle large. La nature m’inspire plus confiance qu’une civilisation qui se débat de plus en plus absurdement.
« Notre système de société ne fonctionne pas »
Marcel, habitant de Pepinster, se définit comme un être spécial et atypique.
Quel est le souvenir le plus marquant de ces journées des 14 et 15 juillet ?
J’étais en vacances en France avec ma famille quand c’est arrivé. J’ai été glacé de voir les images de mon quartier et mes connaissances dans un désarroi total. Mes vacances se sont arrêtées là. On était vraiment sous le choc. Je suis originaire de Pepinster. Les maisons qui ont été détruites, ce sont les maisons dans lesquelles j’ai habité quand j’étais petit, donc forcément le lien sentimental était fort. J’ai été touché au plus profond de mes tripes. A mon retour, je suis descendu dans le centre de Pepinster. Il y avait une odeur… Je n’ai pas envie de dire que ça sentait la mort, mais l’odeur était indescriptible. Dès les premiers jours, des amis d’Anderlues sont venus en aide pour faire à manger aux habitants du quartier. Le weekend suivant, je me suis joint aux bénévoles pour donner à manger, rencontrer les gens. Et quand j’ai vu le désarroi des personnes, c’était en décalage total par rapport à ce qu’on voyait dans les médias. J’en ai voulu à Elio Di Rupo qui était passé quelques jours avant et qui a dit que dans 18 mois, tout allait être reconstruit ; ça m’a vraiment outré, je me suis dit : Il faut qu’on fasse quelque chose.
Deux mois plus tard, qu’est ce qui te semble le plus problématique ?
Je vais revenir sur « 3 semaines après ». Des bénévoles de tous les coins de Belgique se sont relayés pour faire à manger, sans aucune connotation. C’était le cœur qui parlait. Mais je n’en pouvais plus d’accepter ce qui est inacceptable. Comment se fait-il, au 21e siècle, dans un pays qui se dit civilisé, qu’aucun organisme n’ait pris les choses réellement au sérieux, n’ait apporté à manger ? Pour remplacer les repas chauds que les bénévoles avaient apportés pendant 3 semaines, ce sont des sandwiches que la Croix-Rouge a apportés. J’ai été estomaqué de voir ces gens se pavaner au JT et qui étaient tellement loin de la réalité ! Ce n’était pas normal que notre armée qui a les moyens, la capacité et le savoir-faire ne vienne pas donner à manger aux habitants des quartiers sinistrés. J’ai poussé un coup de gueule, mais j’ai été content de les voir arriver et faire ce qu’ils savent très bien faire. Pour une fois, il se sont mis au service des citoyens. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’a fallu que 3 jours pour envoyer des avions en Afghanistan pour aller rapatrier des gens. Chez nous, 3 semaines après, il n’y avait même pas à manger. Ça m’a révolté. Pour en revenir à aujourd’hui (mi-septembre), les gens ont toujours faim. Les gens qui n’avaient pas les moyens en ont encore moins. Quand tu vas à leur rencontre, ils parlent, ils expliquent ce qui ne va pas… et ça, il n’y a personne qui le fait. Ou alors ils sont bien cachés…
Est-ce que malgré tout ça, tu perçois une lueur pour avancer et construire quelque chose de différent ?
Ça a confirmé et amplifié ce que je pensais. J’ai eu un déclic ; on a la démonstration explicite que notre système de société ne fonctionne pas. On ne doit rien attendre des structures actuelles qui ne sont pas là pour les citoyens. Il faut qu’ils s’entraident et se regroupent pour que notre pays s’en sorte. A commencer par nos communes. Mon déclic, c’est que je vais m’investir beaucoup plus pour aller rencontrer les gens, discuter avec eux, les aider si je peux, et essayer de leur faire prendre conscience qu’il faut qu’on se prenne en mains, qu’il ne faut pas attendre quelque chose de ces gens-là qui ont démontré qu’après deux mois, rien n’est fait. « On pataugeait tous dans la même boue »
Sandrine habite un quartier très populaire de Verviers. Artiste, elle a créé avec son compagnon une compagnie théâtrale pour enfants, les Ateliers du Prince.
Ton quartier a été très touché par les inondations. Comment as-tu vécu les premières heures ?
Ce qui est imprimé au plus profond de ma mémoire, c’est le bruit de l’eau et le bruit des alarmes des voitures qui créent une ambiance très particulière et qui couvre tout le reste. Ça m’a marqué au point que depuis lors, je me rends compte que même dans des lieux que je connais bien, je suis sur le qui-vive quand il y a des bruits d’eau, alors qu’avant, l’eau avait un côté hyper apaisant.
Aujourd’hui, deux mois après, qu’est-ce qui est le plus problématique pour toi ?
Ce qui pour moi est le plus compliqué, c’est cette absence de timing. On ne sait plus rien programmer, se projeter. Chaque fois qu’on a envie d’avancer dans les réparations, on n’a pas les devis pour les travaux, on ne sait pas ce qui va être pris en charge, on ne sait plus comment se réorganiser dans notre vie privée mais aussi professionnelle. Vu que notre salle de spectacle a été inondée, les assurances vont intervenir pour le bâtiment mais tout notre travail, nos spectacles sont partis à la poubelle, tout le matériel de nos ateliers a été détruit, dispersé, emporté avec l’eau. Et là, on ne sait pas à quelle porte frapper, on est remballé de service en service. On est dans l’incertitude totale ; va-t-on faire les travaux ou pas ? Va-t-on pouvoir redémarrer un spectacle ou non ? Et si on veut redémarrer, où aller ? On n’a plus d’énergie et de temps disponible. On a fait une énorme marche-arrière dans notre vie, qui fait qu’on ne sait plus si ça vaut encore la peine de faire marche-avant dans notre projet… On doit d’abord faire le deuil de ce qui est parti, alors qu’on venait juste de s’installer, et c’est très énergivore de reconstruire. C’est compliqué de s’organiser quand tout est désorganisé… Tout prend une dimension énorme au moment où tu n’as plus d’énergie.
Malgré tout ça, y a-t-il aussi une prise de conscience, quelque chose de constructif qui n’aurait pas existé si la catastrophe n’avait pas eu lieu ?
Plein de choses ! D’abord, il y avait cette inondation destructrice, mais j’ai aussi vu cette étendue d’eau magnifique, cette force de la nature… C’est étonnant mais pendant un moment, ça m’a davantage subjugué dans la beauté que stressé dans l’horreur. Je n’imaginais évidemment pas qu’on en était qu’au début, ni l’ampleur de l’horreur que ce serait.
Ça a aussi apporté d’autres choses. Ça nous a permis de retrouver des gens qu’on n’a plus vus depuis longtemps, de balayer le traumatisme des confinements et d’éclater les bulles dans lesquelles on était enfermés. Ça a rapproché les gens, on a vraiment senti le besoin des gens de se soutenir mutuellement. On a senti la force de vivre ensemble, en oubliant tous les gestes barrières qui nous séparaient. Malgré qu’on pataugeait tous dans la même boue, j’ai eu plus peur du tétanos et des champignons que du Covid ! Un malheur a effacé l’autre, ça a permis aux gens de se recôtoyer librement sans crainte de l’autre comme c’était le cas avant. Entrer chez l’autre, dans sa maison, dans sa bulle. Mais aussi entrer dans sa peine et dans l’intimité de l’être. C’est étrange que cet état de misère du monde fait que les gens se retrouvent, qu’on a de l’importance les uns pour les autres, même si on ne se connaissait pas avant… Même les jours où on travaillait comme des acharnés au déblayage et au nettoyage étaient des jours de partage et de plaisir. Et puis, ça nous permet aussi de repenser notre projet professionnel ; c’est chiant d’être obligé de se remettre en question, mais ça oblige à prendre distance avec beaucoup de choses en très peu de temps…
« Mais où est la protection civile ? »
Monic Lapierre, militante aux EP de Liège, habite Poulseur, dans la vallée de l’Ourthe. Elle a été choquée par le manque d’aide aux personnes sinistrées et par le manque criant de moyens de la protection civile. Jonathan lui a tendu son micro.
Les pompiers ont dû travailler pendant 48 heures d’affilée et ont vu mourir des gens par manque d’effectifs. Ils se sont retrouvés tout seuls à devoir gérer des situations catastrophiques. Sur l’Ourthe, des personnes sont restées coincées pendant plus de 48 heures en dessous ou sur des toits. C’est un hélicoptère français qui a dû venir les secourir.
A Poulseur, il y avait seulement un petit canoë pour enfants et un canoë de pêcheurs pour aller chercher les personnes coincées dans les maisons, avec deux à trois mètres d’eau au rez-de-chaussée. On s’est retrouvés sans électricité pendant plusieurs jours. Il y avait un manque d’effectifs incroyable pour aider les personnes. Nous ne savions pas non plus si l’eau était potable.
Des personnes ont aussi été complètement noyées dans des campings. C’était des personnes à petits revenus qui vivaient dans leur caravane et qui n’avaient que ça. Ces campings ont été ensuite rasés, comme des zones de non-droit. On sait qu’il y a eu cinq morts dans ces campings. Il faudrait vérifier ce que les rescapés sont devenus. Je ne sais pas si les personnes en situation de pauvreté ou qui habitaient en caravane étaient assurées, mais je ne trouve pas normal que les assurances ne les indemnisent pas ou pas assez, et que les pouvoirs publics doivent payer à leur place.
De manière générale, il y a un manque de gestion des biens communs. Il faut curer les rivières, refaire des fossés, replanter des haies. Il faut surtout arrêter avec la bétonisation et l’agriculture intensive qui imperméabilise les
sols.
Je mets aussi en cause le manque de protection civile. Du temps où il était ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (proche de l’extrême droite) a supprimé quatre des six casernes de protection civile. On a constaté un manque criant d’aide aux personnes, alors qu’on met de l’argent dans des avions pour l’armée. Pour moi, c’est une priorité. J’appelle à manifester pour qu’on rétablisse les six casernes de la protection civile et qu’on augmente les effectifs de pompiers. Et si possible avoir de vrais logements sociaux aux abords des zones inondables.
1.La carte blanche rédigée par Joseph Charlier a été publiée dans La Libre du 4 septembre 2021.