François Gemenne : Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations
Lors de la soirée-débat du 13 octobre avec François Gemenne sur les migrations, trois angles d’approche ont été abordés : la notion de racisme structurel et de privilège blanc ; l’accès aux droits fondamentaux des personnes migrantes ; et enfin la politique européenne en matière d’asile et de migration.
Les trois sujets de sa conférence ont été préparés par le groupe « Rencontres citoyennes de Seraing ». Ils ont été introduits par des visuels et une vidéo réalisée par le groupe.
Le racisme structurel ou le privilège blanc : l’urgence d’une politique active de lutte contre les discriminations
François Gemenne illustre le concept de privilège blanc par une anecdote : il a voyagé pendant des mois avec un passeport arrivé à expiration. Il a passé une dizaine de postes-frontières sans jamais être inquiété par la douane, vraisemblablement parce qu’il est blanc et voyage généralement en costume-cravate. Personne n’a donc imaginé qu’il pouvait essayer de frauder, de passer illégalement avec de faux papiers.
La question du racisme n’est pas seulement une question de comportement individuel mais c’est plus fondamentalement une question d’égalité. Nous considérons que ceux qui sont supposés venus d’ailleurs (en raison de leur couleur de peau, de leur langue, de leur religion…) ne font pas vraiment partie du même groupe social que nous et que nous pouvons appliquer vis-à-vis d’eux les règles différemment. Cela doit nous interroger. Nier le caractère structurel du racisme, c’est ce qui empêche l’universalisme de se réaliser. Il y a une injustice insupportable qui ne se traduit pas uniquement dans les contrôles de police, mais aussi dans l’accès à l’emploi, dans l’accès au logement et de façon plus insidieuse dans une sorte de racisme banal.
Si nous voulons vraiment aller vers un système plus égalitaire, il y a un travail à mener qui consiste à ouvrir les yeux sur les discriminations, à les reconnaître. Pour ensuite réaliser les principes de l’universalisme. Sinon il y aura toujours ce sentiment que les règles ne s’appliquent pas de la même manière à tous. Voir à ce sujet le dernier numéro de Contrastes consacré au racisme structurel.
L’accès aux droits fondamentaux : hypocrisie quand tu nous tiens !
Beaucoup de personnes sont privées des droits fondamentaux chez nous. Et quand ils y ont accès, on considère parfois que c’est un privilège qu’on leur accorde. Il y a une sorte d’hypocrisie face aux sans-papiers. On sait que ces travailleurs qui sont sur le territoire depuis de longues années contribuent évidemment au fonctionnement de la société par leur travail et leurs impôts, mais ils n’ont pas les mêmes droits que les autres citoyens. L’hypocrisie est de prétendre sans cesse qu’on veut lutter contre l’immigration irrégulière alors qu’on sait très bien que le travail réalisé par les sans-papiers est essentiel au bon fonctionnement de notre société et arrange très bien les secteurs concernés.
Nous avons de plus en plus tendance à mettre les gens dans des catégories. Nous allons parler des étrangers, des immigrés, des sans-papiers comme s’ils constituaient des entités propres, des groupes particuliers. Or la plupart des sans-papiers ne se connaissent pas entre eux. Il faut arrêter de définir les personnes par leur situation administrative. C’est ce refus de considérer chacun pour ce qu’il est dans la société qui nous empêche de réaliser l’égalité effective des droits. C’est une question d’égalité et de justice.
La politique européenne : des murs aux frontières de l’Europe
Il y a quelques semaines, certains pays européens ont réclamé une subvention de la Commission européenne pour financer la construction de « murs de protection » aux frontières extérieures de l’UE. Pourtant plusieurs études montrent que les murs ou les barbelés n’ont pas pour effet de ralentir et de diminuer les migrations, mais bien de les rendre plus dangereuses et plus meurtrières. Et donc d’encourager le commerce des passeurs. Car plus une frontière est difficile à passer, plus vous avez besoin des services des passeurs.
Ces murs et ces barbelés vont en fait produire des images de télévision et vont être des symboles qui vont rassurer ceux qui se trouvent du « bon côté ». Ces murs visent non pas à dissuader les migrations mais à envoyer un signal à ceux qui sont à l’intérieur de ces murs. C’est leur dire « Rassurez-vous, vous êtes du bon côté et nous allons vous protéger contre une menace extérieure ». Ces murs participent à la construction de l’identité collective autour de la frontière, d’un espace délimité. Comme s’il y avait un privilège d’antériorité pour ceux qui étaient nés au bon endroit, du bon côté.
Aujourd’hui la politique européenne consiste globalement à laisser les gens mourir en mer. Depuis les accords de Schengen, plus de 40.000 personnes ont péri en Méditerranée. Et ce chiffre est sous-estimé puisqu’on ne compte que les corps repêchés et identifiés. Lorsque la presse relate ces naufrages, plusieurs journaux laissent encore les internautes commenter l’article. Certaines personnes se réjouissent de ces morts. Elles font ce type de commentaires vraisemblablement parce que, pour elles, les migrants ne sont pas des êtres humains.
Ces commentaires sont indirectement le résultat de nos politiques européennes des migrations, des politiques déshumanisantes où les migrants sont considérés comme des « sous-humains » qu’on peut parquer dans des camps dans des conditions abominables ou comme des marchandises qu’on peut renvoyer à l’expéditeur. On va chercher à faire comme si le problème n’existait plus et on va invisibiliser les gens en les parquant dans des camps aux frontières de l’UE.
Et on va externaliser la question en confiant à des pays tiers peu recommandables la gestion de nos politiques d’asile et de migration (la Lybie et la Turquie notamment).
Si nous sommes aujourd’hui incapables d’avoir une politique européenne coordonnée et respectueuse des migrants, c’est parce que nous avons laissé l’extrême droite prendre le pouvoir, imposer ses cadres de pensée, son vocabulaire, ses questions. Et nous nous sommes contentés
de fournir des réponses maladroites.
Les démocrates, de gauche et de droite, enfermés dans le piège de l’extrême droite !
Ça a commencé en 1984, quand lors d’une victoire électorale de 10% du FN en France (élections européennes), Laurent Fabius, Premier ministre socialiste, déclare « l’extrême droite pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses ». Dès cet instant, vous acceptez de penser le sujet des migrations avec les cadres de pensée de l’extrême droite. C’est une capitulation qui dure depuis les années 80.
Externaliser les procédures d’asile
Aujourd’hui, certains pays européens souhaitent se débarrasser complètement de l’asile. En juin dernier, le Parlement danois a voté une loi qui autorise le gouvernement danois à entrer en négociation avec les pays africains pour externaliser la procédure d’asile. Le Rwanda par exemple serait responsable de l’analyse et de l’accueil des candidats à l’asile au Danemark. En 2020, le Danemark a accueilli 1.500 réfugiés. Mais c’est déjà trop pour le Danemark qui veut devenir un pays sans asile. L’asile serait complètement sous-traité en dehors du continent européen. C’est le vieux rêve de l‘extrême droite, un continent européen qui serait ethniquement pur, sans asile. Et ce rêve est réalisé par un gouvernement socialiste.
Faute de parvenir à se mettre d’accord et de proposer un vrai projet politique d’asile et de migration, on en est réduit à être dans une position purement réactive et à réagir soit à des crises de l’asile comme celle qu’on a connu en 2015 avec les réfugiés syriens, soit à des propositions d’extrême droite. Nous sommes sans cesse dans une posture défensive. C’est un problème pour la gauche et pour la droite.
Nous ne sommes même plus capables de réagir et avons capitulé face à cet agenda d’extrême droite. Même dans le vocabulaire utilisé. Le concept « d’appel d’air » développé et utilisé uniquement par l’extrême droite il y a quelques années à peine, atterrit aujourd’hui dans des textes officiels.
Le cercle vicieux des frontières fermées
La fermeture des frontières semble être le seul point sur lequel veulent s’accorder les 27 pays de l’UE. Plus les gouvernements sont convaincus que la migration se pense comme une crise à résoudre, plus ils vont pousser à la fermeture des frontières. On se retrouve dans un cercle vicieux. Plus les frontières sont fermées, plus elles vont provoquer des drames, plus elles vont renforcer le commerce des passeurs, et plus cela va renforcer un imaginaire de crise chez les gens. Et plus ils vont soutenir un agenda de fermeture des frontières. Les démocrates européens (de la gauche et de la droite) se sont laissés enfermer dans le piège de l’extrême droite dont il devient urgent de sortir !
Pour aller plus loin :
On a tous un ami noir. 2020. François GEMENNE, Fayard
Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations