Visionner le colloque « PEURS, COLÈRE, DÉFIANCE, ET APRÈS ? »
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Après, c’est maintenant… Maintenant, à l’actualité bousculée par ce que nous pensions loin de nous pour toujours. Lorsque nous avons démarré en 2018, une recherche participative qui avait pour objectif de recueillir le ressenti de nos militants confrontés aux remous d’un monde aux multiples défis, nous étions loin d’imaginer que d’autres crises allaient jalonner les mois à venir. Pandémie, invasion de l’Ukraine toute proche, allaient alourdir encore notre quotidien. Point d’orgue de cette recherche participative : un colloque qui s’est tenu ce 24 mars dernier à Namur.
En mars 2018, nous consacrions notre journée d’études annuelle à l’enquête Noir-Jaune-Blues réalisée par le sociologue Benoît Scheuer, en collaboration avec le Journal Le Soir. Il ressortait de l’enquête que la société belge était profondément divisée. Le tableau dressé était sombre : défiance des citoyens envers les politiques, les institutions et envers les médias, rejet de l’autre et montée des populismes, contexte socio-économique négatif, menaces environnementales et climatiques… « Notre mouvement est-il à l’image de la société en général ? », nous étions-nous demandés. D’où l’idée d’entamer notre propre recherche participative qui nous emmènerait jusqu’en 2021. Un an plus tard, le confinement ayant quelque peu ralenti la dynamique, nous arrivons au terme de la recherche dont la dernière étape consistera à assembler les réflexions et les résultats.
DES CONSTATS À L’ACTION
Ce 24 mars, un colloque a, pour la première fois, associé à la réflexion trois intervenants du monde académique et associatif. Trois éclairages autour de trois enjeux pointés par nos militants, comme particulièrement porteurs d’inquiétudes : l’économie, l’environnement et la démocratie. Après une rapide synthèse des résultats de l’enquête, les intervenants ont partagé les fruits de leur réflexion.
Xavier Dupret est économiste à l’association culturelle Joseph Jacquemotte. Parmi les peurs relevées par les participants à notre enquête : le fait que l’intelligence artificielle pourrait engendrer une augmentation du taux de chômage. « Cette peur est jusque-là assez fondée », a remarqué Xavier Dupret, soulignant que des écrits très savants en la matière émanant, par exemple, du FMI (Fonds monétaire international) et de la Banque mondiale corroborent ce ressenti. « Une nouvelle époque commence », a poursuivi l’économiste. Jusque-là, on remplaçait le travail par du capital, le travail « vivant » par du travail « mort ». Aujourd’hui, on fait travailler le client. On effectue ses opérations bancaires via un ordinateur ou un smartphone… Et, cela n’empêche pas l’augmentation des frais bancaires… On peut exploiter le travail mais aussi le consommateur. ». Lorsque l’on sonde le ressenti des militants, les inégalités socio-économiques sont souvent évoquées. « Elles ont quelque chose de très structurant », constate Xavier Dupret. L’inaction des gouvernements face au réchauffement climatique, la baisse du pouvoir d’achat, la guerre font aussi partie des grandes inquiétudes qui traversent nos sociétés néolibérales…
Xavier Dupret établit un parallèle entre la grande crise de 29 qui a amené la montée du fascisme et du nazisme dans les années 40 et la crise financière de 2008 qui nous amène aujourd’hui à l’invasion de l’Ukraine et aux menaces qui pèsent sur l’Europe… Si, jusque-là un consensus existait autour d’une mondialisation heureuse, nous découvrons aujourd’hui combien, par exemple, notre dépendance énergétique est problématique. Parler des inquiétudes, des peurs ne suffit pas, il faut penser la résistance à travers un regard particulier sur l’économie : celui de la lutte des classes. Or, tout est fait aujourd’hui pour faire diversion par rapport à ces enjeux de classe. Il y a là un espace politique à investir. Les conflits se fondent sur la répartition de la création de la valeur et de la richesse. Sur ce plan, il semble que les choses bougent. Par exemple, l’idée de bloquer les prix sur certains biens énergétiques est de plus en plus évoquée. L’Espagne va taxer les bénéfices d’une multinationale productrice de pétrole.
Laurence Blésin est permanente interprofessionnelle à la CSC Charleroi. Elle a accepté d’intervenir au pied levé, Marc Maesschalck étant dans l’incapacité de nous rejoindre. Elle remarque que la crise du covid a fait effet de loupe par rapport aux inégalités, tout en soulignant que la complexité des situations a accentué le sentiment d’impuissance. Nous avons assisté à la réduction de nos droits et libertés, ce qui a amplifié la défiance déjà présente envers les partis politiques. Il n’y avait plus de place pour le débat ni au sein du parlement ni au sein de nos associations.
Les mouvements qui construisent la solidarité, la cohésion sociale ont été mis entre parenthèses. Comment donc « faire société en temps de crise », questionne Laurence Blésin qui pointe trois enjeux qui peuvent éclairer la situation actuelle : le rapport au temps, à la représentation, au récit. Le rapport au temps marqué par une accélération dans l’enchaînement rapide des crises, dans l’accélération technique, le changement social, le rythme de vie, dans l’évanouissement de la conviction du progrès, dans l’obsolescence de nos savoirs, expériences, repères ; tout cela induisant l’intériorisation de ce temps accéléré et l’impression de ne plus jamais pouvoir se poser, prévoir l’avenir.
On a le sentiment de devoir toujours réagir. La crise a permis de mettre dans l’espace visible, des groupes dont on ignorait la situation jusque-là : les sans-papiers, celles et ceux qui ont poursuivi leur travail jugé « essentiel ». La représentation que nous avions de certaines fonctions et missions sociales a été modifiée. Dans cette crise, on a manqué de pouvoir contribuer à l’espace de la démocratie, de la réflexion… On était soumis à des experts « expérimentés ». Quelle que soit la question, nos mouvements qui créent du collectif permettent de retrouver une cohésion, perdue pendant la crise.
Delphine Masset est philosophe et sociologue. Elle n’a pu être présente ce matin-là mais nous a fait parvenir une vidéo dans laquelle elle envisage la manière dont la peur pourrait être mobilisatrice pour agir afin d’éviter les catastrophes environnementales, qui depuis longtemps déjà font partie des inquiétudes portées.
Il faut, remarque Delphine Masset, s’inquiéter aussi de l’effet politique lié à l’amenuisement des ressources. Les réactions face aux carences possibles en matière énergétique risquent de faire le lit des extrêmes. Social et environnemental sont imbriqués. Face à ces menaces, on peut ressentir un grand sentiment d’impuissance lié à un sentiment d’inefficacité. Comment avoir une emprise sur le réel, seule manière de réduire le sentiment de peur ? Selon la sociologue, le sentiment d’appartenance a un grand rôle à jouer.
Plus on est reliés les uns aux autres par rapport à un constat, plus le sentiment d’efficacité sera présent. Etre dans le déni ou dans la volonté d’agir est un indicateur de la manière dont on se situe socialement. Certains se sentiront davantage dépassés, paralysés subissant de plein fouet les effets des dégradations de l’environnement, leur impact sur leur quotidien (difficulté de se chauffer, problèmes respiratoires liés à la pollution…).
Avoir froid est une sensation physique et il est essentiel de pouvoir exprimer ces émotions pour ensuite passer à l’action. Le sentiment d’appartenance (s’il s’élargit à la société tout entière, au sentiment de cohésion sociale) et le besoin de réciprocité sont mobilisateurs. Proposer à tous les citoyens, quel que soit leur niveau de revenu, de faire un même écogeste peut être vécu de manière très diverse en fonction de ses conditions sociales.
De même que vivre le confinement dans une vaste maison avec jardin ou dans un petit appartement est très différent. L’idée de l’universalisme s’effondre. Il faut donc penser les mesures à prendre de manière à recréer une cohésion sociale misant sur une réelle réciprocité. « Ne faudrait-il pas réparer avant d’instaurer une cohésion sociale », interroge Delphine Masset. Au cœur de cette question, l’équité à prendre en compte lorsqu’il s’agit d’amener des stratégies mobilisatrices.
Dans ses conclusions, Guillaume Lohest, président des Equipes Populaires insista sur le fait que les inquiétudes, les peurs ne devaient pas être masquées mais qu’il est essentiel de les considérer, d’assumer la gravité de la situation pour entretenir un dialogue franc, avec au centre cette question : comment continuer à inventer du pouvoir d’agir et qu’est-ce qui booste ou freine celui-ci ? « Les colères, les indignations mettent en mouvement, tandis que les ressentiments paralysent », a-t-il souligné. On peut faire front dans une revendication massive, a-t-il ajouté : « le monde politique doit nous montrer qu’il fait tout pour faire diminuer les inégalités » ; condition indispensable pour recouvrer la confiance. Il faut se poser la question des espaces pour des résistances. Les consensus sont plutôt suspects. Il faut se demander aujourd’hui avec qui s’allier, contre qui lutter ?
La prochaine étape de cette recherche sera la rédaction d’un document rassemblant résultats de l’enquête et réflexions des chercheurs, sociologues, économistes, philosophes, politologues dans cette époque bouleversée et bouleversante.
Laurence Delperdange, chargée de projet aux Equipes Populaires
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Intro : Françoise Caudron, responsable éducation permanente aux Equipes Populaires.
[05:00] Présentation des résultats de la recherche-action sur les peurs : Laurence Delperdange, chargée de projet aux Equipes Populaires.
Intervenants :
- [30:30] Xavier Dupret, économiste à la fondation Jacquemotte.
- [52:00] Laurence Blesin, permanente interprofessionnelle CSC. (En remplacement de Marc Maesschalck prévu au départ)
- [01:22:30] Delphine Masset, sociologue et philosophe, chargée de prospective chez Etopia (Intervention enregistrée avant le colloque)
[01:48:00] Echanges avec la salle
[02:35:30] Conclusion : Guillaume Lohest, président des Equipes Populaires.