Quelle vision des EP pour le mouvement ouvrier chrétien (MOC) ?
Connaissez-vous Argos, ce géant de la mythologie grecque qui avait cent yeux répartis sur toute la tête voire sur tout le corps ? Eh bien les Équipes populaires, c’est un peu pareil, ce sont des dizaines de groupes et de projets qui ont chacun leur point de vue, leur démarche, leur spécificité.
Quelle est la vision des Équipes populaires pour l’avenir du MOC ? Je ne peux donc pas vous parler au nom de cette centaine d’yeux qui voient certainement les choses sous des angles différents, par contre je peux me hisser sur les épaules du géant pour vous partager quelques réflexions portées par l’expérience de ces mille et un projets de terrain.
Je voudrais prendre pour point de départ les peurs et les inquiétudes des gens. Le hasard du calendrier a fait que le jeudi 12 mars, au moment même où le précédent gouvernement était en train de décider du tout premier confinement, nous étions en train de clôturer une série de focus-groupes dans le cadre d’une recherche participative que nous menons sur les peurs. Les grandes peurs de société qui animent notre mouvement. Inutile de vous dire que les inquiétudes des gens ont été exacerbées par les deux années qui ont suivi ! Nous avons identifié, dans cette enquête, trois grands ensemble de peurs :
- Celles liées à l’environnement et au climat, massives, écrasantes de lucidité ; au passage, si certains en doutaient encore, cette enquête nous a confirmé que l’opposition entre les soi-disant bobos « préoccupés par le climat » et les soi-disant « vraies gens » qui auraient des soucis plus immédiats, ne tient pas. Il y a, dans les milieux populaires, une conscience aiguë de la catastrophe climatique en cours et à venir.
- Celles liées à l’emploi et au travail, au manque d’emploi, aux bouleversements et au sens du travail
- Enfin celles qui concernent l’évolution de nos démocraties, le retour du fascisme et, prémonitoire, la crainte d’un retour de la guerre en Europe
Ajoutons encore à ces grandes peurs un quatrième élément très présent qui est le brouillage des repères, ce que nous avons appelé une « confusion autour de l’esprit critique » : soit qu’il semble manquer, pour certains, à d’autres, soit qu’il semble tourner fou comme une vis sans fin, comme un puits sans fond, au point de se méfier de toutes les informations et de tous les pouvoirs.
Et tout cela, excusez du peu, avant le Covid, avant les inondations, avant la flambée des prix de l’énergie, avant l’invasion russe en Ukraine !
Ce qui relie vraiment les gens entre eux ne tient pas dans les réponses mais dans la construction collective des questionnements !
Que pouvons-nous faire, en MOC, dans un tel contexte ?
Après Argos et ses cent yeux, je voudrais prendre une autre figure mythologique pour évoquer notre situation de société et de mouvement social… Sisyphe.
Sisyphe, donc, qui avait été condamné par les dieux à rouler éternellement son rocher jusqu’en haut d’une colline, rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. N’avons-nous pas parfois la sensation d’être dans la même situation ? Cette impression qu’après des décennies, des siècles de luttes sociales, les dominations, les exploitations, les inégalités, les injustices, les catastrophes et même les guerres, reviennent sans cesse, sous une autre forme, là où ne les attend pas, voire se remultiplient, comme ce rocher qui retombe toujours à la base de la colline ?
Car c’est bien la tentation : se dire que la seule chose qui nous manquerait, en tant que mouvement social, c’est la force, c’est le nombre. Nous aurions tout le reste : les bonnes idées, la bonne analyse, la bonne stratégie… il ne manquerait que le nombre, la force du nombre, pour faire basculer la société dans un autre projet : égalitaire, solidaire, anticapitaliste…
Que faire donc ? Il paraît que Jean-Luc Mélenchon, à l’annonce des résultats du premier tour, a exhorté ses partisans à faire comme Sisyphe et à remonter encore et encore la pierre. Bon. Pour ce qui concerne le MOC, je pense qu’on peut avoir une autre vision, qu’on doit avoir une autre vision que celle qui nous est offerte, petite parenthèse, par l’actualité de la présidentielle française.
Et surtout, surtout, ne pas se laisser aller à penser qu’il suffirait de reproduire le même geste. Car c’est bien la tentation : se dire que la seule chose qui nous manquerait, en tant que mouvement social, c’est la force, c’est le nombre. Nous aurions tout le reste : les bonnes idées, la bonne analyse, la bonne stratégie… il ne manquerait que le nombre, la force du nombre, pour faire basculer la société dans un autre projet : égalitaire, solidaire, anticapitaliste, etc.
Si nous agissions comme cela, en planificateurs, en diffuseurs de programmes, en propagandistes (l’expression ancienne était assez claire !), nous ne serions évidemment que des Sisyphe éternellement malheureux, des « militants tristes » selon l’expression du philosophe Miguel Benasayag, de plus en plus aigris, de plus en plus cyniques puisque le réel, décidément têtu, résiste aux utopies fixées une fois pour toutes.
Au contraire de ceux qui pensent avoir trouvé la bonne grille d’analyse du monde, la bonne utopie, je crois, je vois par l’expérience au sein des Équipes populaires, que ce qui relie vraiment les gens entre eux ne tient pas dans les réponses mais dans la construction collective des questionnements !
S’il n’y avait qu’une chose à dire, du point de vue (pluriel) des Équipes populaires, en ce qui concerne le MOC, c’est que nous sommes attachés, plus que jamais, à la nécessité de préserver et de renforcer les dimensions les plus profondes de la démocratie. C’est-à-dire, non pas l’agrégation de bulletins de votes autour de programmes concurrents, mais le fait de construire les questionnements avec les gens, de mener des débats sur le terrain, d’associer les gens aux décisions mais aussi aux diagnostics. Cela va bien sûr jusqu’à la dimension culturelle de la démocratie. En résumé, même si nous avons l’impression que le rocher redescend en bas de la colline, l’objectif n’est sans doute pas dans le fait qu’il parvienne au sommet, mais dans la possibilité (démocratique, collective, partagée, débattue) de renouveler le geste, de maintenir du pouvoir collectif de pousser le rocher.
Aux Équipes populaires, nous sommes un peu plus jeunes que le MOC : nous marquons le coup cette année de nos 75 ans seulement J.
À cette occasion, vous entendrez peut-être parler, ou vous verrez de vos yeux, une tente jaune, une tente verte, une tente orange, sur une place de vos régions. Ces trois couleurs symbolisent trois éléments sur lesquels nous voulons insister cette année, trois éléments qui recoupent les questionnements partagés depuis mardi, qui recoupent l’actualité récente et qui recoupent les constats de la recherche participative sur les peurs que je viens d’évoquer.
D’abord, le lien. La possibilité du lien entre les gens et avec les gens a été abîmée, par des décennies de néolibéralisme évidemment, par ces deux années de Covid aussi. C’est une chose très élémentaire, le lien, mais il nous semble que même ce socle-là, duquel dépend tout le reste, est menacé aujourd’hui. Cela réclame donc de l’énergie et de l’attention de notre part, et du MOC aussi.
Les deux autres éléments sur lesquels nous voulons insister à l’occasion de nos 75 ans sont les droits (les droits fondamentaux, les droits sociaux pas toujours effectifs, le droit au logement, à l’énergie entre autres). Et enfin l’avenir. Mesurons-nous assez à quel point l’horizon temporel des gens est bouché ? Comprenons-nous assez qu’il y a une rupture de la ligne du temps des possibles ? Au risque de passer pour un sombre catastrophiste, tant pis je l’assume, il est frappant de constater comme nous avons tendance à placer le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité sur notre ligne du temps, comme un petit trait en plus, comme une crise de plus (la crise écologique), une crise de plus que le MOC surmonterait comme les précédentes. L’ampleur de l’inquiétude des gens, qui remonte de notre enquête participative, est pourtant confirmée par les catastrophes en cours. Ce n’est pas une crise de plus sur notre ligne du temps, c’est une modification de la ligne du temps elle-même.
Se saisir de ce changement de monde, de temps (cela touche à la question du Progrès évoquée hier par Abraham Franssens), en MOC, est une priorité absolue. C’est déjà en partie le cas (pensons à la semaine sociale 2019 et à l’un des axes stratégiques) mais il me semble que nous pourrions aller plus loin, beaucoup plus loin. En intégrant l’écologie (le mot est équivoque) aux dimensions concrètes par lesquelles le monde est totalement bouleversé. Le logement, le travail, la mobilité et l’énergie sont quelques portes d’entrée concrètes par lesquelles nous pourrions tenter de mener, en interne, les conflits et les controverses nécessaires pour rendre possible l’émergence d’une nouvelle conscience de classe. Qui, sauf à s’illusionner, ne coïncide pas avec les anciennes classes sociales.
L’appel du philosophe Bruno Latour à mener un travail de mise en conflit des intérêts, au sein des anciens ensembles qui se retrouvent divisés, pour faire émerger le nouveau conflit de classes, pourrait être repris à notre compte.
C’est une tâche essentielle, aux Équipes populaires à notre échelle, en MOC et au-delà, d’essayer de construire, par le questionnement partagé, par la pratique du conflit, par l’éducation populaire, cette classe écologico-sociale qu’on a bien du mal à identifier, et donc à mettre en mouvement, à l’heure actuelle.
Quelle que soit la difficulté et même si le résultat est incertain, nous avons les cartes et les ressources en main, au sein du MOC, pour un tel travail démocratique de circulation des questions, des actions et des paroles.
Guillaume Lohest, président des Equipes Populaires.