Pourquoi l’extrême droite ne perce pas en Wallonie et à Bruxelles ?
Des éléments de réponse bien rythmés, des questions en abondance, des participant·e·s concerné·e·s: voilà comment nous pourrions résumer l’atmosphère qui régnait lors du colloque des Equipes Populaires, organisé le 20 avril à Namur sous le titre : « La Wallonie et Bruxelles, villages irréductibles de la démocratie ? ».
La salle aux sièges de velours rouge n’est pas comble, mais les rangs sont tout de même bien fournis. Après un café et quelques croissants dégustés dans l’agréable petit salon d’accueil du Quai 22 à Namur, la soixantaine de personnes présentes, dont certains membres et sympathisant·e·s des Equipes Populaires, sont prêts à entendre les réflexions proposées par Benjamin Biard, politologue au CRISP, et Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. C’est Françoise Caudron, notre responsable éducation permanente, qui anime les échanges. Elle entre dans le vif du sujet en demandant à Benjamin Biard comment il définirait l’extrême droite.
QUESTION DE DÉFINITIONS
Il propose d’appuyer sa définition sur ce qu’est la droite, d’abord, en reprenant la vision du philosophe italien Norberto Bobbio. « La gauche considère que les inégalités dans la société sont de nature sociale et peuvent donc, et doivent même être combattues. À l’inverse, la droite considère que les inégalités sont plutôt naturelles et que donc, il n’est pas possible ni même souhaitable, d’ailleurs, de contrecarrer de manière totale, en tout cas, ces inégalités dans la société. On a donc ici une distinction un peu philosophique qui permet de considérer la différence entre la gauche et la droite le long d’un continuum, si vous voulez, avec à l’extrême gauche ceux qui veulent combattre de manière absolue toutes les inégalités, à l’extrême droite ceux qui ont une vision la plus inégalitaire de la société. »
Ensuite, dans « Extrême droite », il y a la notion d’extrémisme. Cela signifie que ces positions inégalitaires vont être poussées à leur degré le plus élevé. Mais pas seulement : « c’est un extrémisme dans le sens où il y a un rapport problématique entretenu entre l’extrême droite et la démocratie, de manière fondamentale, en remettant en cause les fondements de la démocratie à travers le recours particulier à la violence, qu’elle soit symbolique ou physique ». Dans d’autres cas, un rapport problématique à la démocratie dans le sens où le jeu électoral est respecté mais avec une remise en cause de certains autres fondamentaux démocratiques, comme le respect de l’équilibre des pouvoirs ou la garantie que les droits fondamentaux de toutes les minorités sont respectés. Si l’on schématise, on a donc une vision inégalitaire de la société, avec la volonté de réserver les biens sociaux et la citoyenneté « aux siens », aux « purs nationaux », et un amalgame qui est entretenu entre immigration et insécurité, par ailleurs.
« On voit bien que l’extrême droite peut s’incarner de différentes manières. Cela peut être des formations ouvertement fascistes et violentes, qui veulent clairement remettre en cause le modèle démocratique que l’on connaît. Cela existe. À côté de cela, on a des partis d’extrême droite qui se saisissent d’outils démocratiques pour mettre la démocratie sous tension. Ces partis ou mouvements (comme « Schild en Vrienden ») engagent donc une bataille culturelle. Puis il y a d’autres acteurs : des auteurs, des écrivains, des médias rassemblés autour d’une idéologie globale d’extrême droite. On a donc affaire à une galaxie d’extrême droite. »
Benjamin Biard dresse ensuite un bref panorama des différents partis d’extrême droite qui ont existé en Wallonie, depuis le mouvement « Rex » porté par Léon Degrelle dans les années 30, jusqu’au mouvement « Chez nous » qui tente de s’imposer aujourd’hui en multipliant les publications sur les réseaux sociaux. Dans l’intervalle, les décennies d’après-guerre ont été des années durant lesquelles l’extrême droite n’a pas réussi à s’imposer, tandis que le Front national est parvenu, entre 1985 et 2012, à effectuer quelques petites percées mais jamais durables.
L’ÉLECTORAT POTENTIEL EST POURTANT LÀ
Le contexte de défiance et de colère envers le monde politique traditionnel est bel et bien présent, comme le rappelle Marie-Hélène Ska en insistant sur trois phénomènes concomitants : l’incompréhension sur la marche du monde, la frustration liée à la non-prise en compte des modes de vie, enfin la perte de légitimité des instances censées représenter les gens. On ne comprend plus le sens et la vitesse de certaines évolutions qui laissent toute une série de personnes sur le bord du chemin. Il y a un « écart entre ce qui est dit et ce qui est fait. C’est le premier facteur de frustration énorme qui alimente aujourd’hui les discours populistes ou d’extrême droite. Il y a un sentiment que la réalité de vie n’est pas prise en compte. La réalité de vie, ce n’est pas juste avoir ou non un emploi. C’est aussi par exemple : est-ce que j’ai 2h30 de déplacement pour me rendre à mon travail ou pas ? Est-ce que mon corps supporte encore la tâche ou est-ce qu’il lâche et qu’il dit stop ? »
Les discours politiques, en réduisant les enjeux à des données factuelles, nient en quelque sorte le vécu de la population. Enfin, « on attend aussi du politique, des corps intermédiaires donc de nous, syndicats et associations, d’être représentés, de dire ce que l’on vit. Puis sur base de ce que l’on vit, comment on peut agir ? On n’attend pas des responsables politiques ou des corps intermédiaires qu’ils nous expliquent quelle est la marche du monde et qu’on ne peut rien y changer, qu’il va falloir s’y adapter ». Un appel, donc, à ne pas oublier cette mission primordiale de représentation, de relais des paroles et des vécus.
CINQ CLÉS D’EXPLICATIONS
Si le contexte y est favorable comme ailleurs, qu’est-ce qui explique alors l’absence de l’extrême droite ? La réponse de Benjamin Biard pointe cinq éléments.
Les trois premiers sont l’incapacité de l’extrême droite à se rassembler et les querelles intestines permanentes qui la rongent ; l’absence récurrente de leader charismatique ; enfin, l’inexistence d’un sentiment national du côté francophone du pays, au contraire de ce qu’on peut constater en Flandre.
Le quatrième élément, et non des moindres, est le cordon sanitaire médiatique, spécifique à la Wallonie et à Bruxelles : « depuis 1991, les médias ont décidé de ne pas inviter de représentant d’extrême droite en direct, lors de débats ou d’émissions à la radio ou à la télévision. Cela signifie qu’on les prive de leur visibilité dans l’espace médiatique. Evidemment, les choses évoluent aujourd’hui avec les réseaux sociaux, où l’extrême droite investit massivement pour renforcer sa visibilité en évitant les intermédiaires. » Néanmoins, ce cordon sanitaire, outre qu’il freine les opportunités de se montrer pour l’extrême droite, a un autre effet important : « il entretient l’image du « diable » en politique » alors que ces partis
cherchent justement à se dédiaboliser.
Un dernier facteur à mentionner est la force de la société civile et des syndicats, qui se mobilisent sous diverses modalités pour empêcher l’extrême droite de diffuser ses idées, de s’organiser ou de se rassembler. On a affaire, avec ces cinq éléments, à un « cocktail » d’ingrédients qui se combinent entre eux.
UN BARRAGE SYNDICAL
Les syndicats, en Belgique, ont toujours voulu maintenir la vision d’une société ouverte et pratiquent l’éducation permanente au quotidien. Ils participent donc certainement à ce cocktail, ce dont Marie-Hélène Ska se dit très fière. « Le mouvement syndical en Belgique a toujours eu des discours très clairs par rapport à la marche du monde, que ce soit par rapport à l’immigration, par rapport au rôle du politique que l’on respecte et dont on ne veut pas prendre la place, mais aussi en favorisant toujours une vision de la société qui inclut, dans laquelle chacune et chacun peut prendre sa place, doit trouver sa place. Cette vision nous permet au jour le jour, sur le terrain, d’accueillir un fond commun même si on a des situations de travail et des réalités de vie très différentes. On se retrouve parce qu’on partage quelque chose en commun, qui est de l’ordre d’un « Nous », un « Nous » large et ouvert. Ça peut paraître un peu théorique comme ça, mais on le ressent très fort dans n’importe quelle assemblée syndicale. »
Les syndicats ne se contentent pas de ce rôle de barrage « en amont » face aux idées d’extrême droite, ils pratiquent aussi une politique très ferme par rapport à leurs affiliés. « Depuis le milieu des années nonante et le fameux dimanche noir où le Vlaams Blok a fait une percée remarquable, nous avons pris la décision très claire d’exclure systématiquement tous les affiliés qui seraient sur des listes du Vlaams Belang ou dont on pourrait observer qu’ils ont des attitudes, des réactions qui sont contraires à nos valeurs. Je peux vous dire que ces exclusions, elles se poursuivent au jour le jour depuis le milieu des années nonante et que, après chaque élection, ça nous coûte quelques centaines d’affiliations. Mais on le fait de manière systématique. Le Vlaams Blok, à l’époque, nous a attaqués en justice. Mais la justice nous a donné raison avec cet argument : vous pouvez exclure parce que dans la charte de la CSC, il est indiqué clairement quelles sont vos valeurs. Or il y a une incompatibilité entre celles que nous avons définies qui sont publiques, et celles qui sont portées par le Vlaams Blok/Belang. »
PERSONNE N’EST ANTIFASCISTE PAR PLAISIR
Après une heure de ces réflexions partagées par nos deux invités et une petite pause bien méritée, les participants ont repris leur place pour la fin de la matinée, consacrée aux échanges de questions. Ce moment a été introduit par une prise de parole percutante de deux militants du Front Antifasciste Liégeois (FAL). Ils ont rappelé notamment que leur approche reposait sur une définition plus large de l’extrême droite que celle qu’on peut catégoriser en théorie. « Si demain un parti traditionnel comme le MR décidait d’une mesure d’expulsion des étrangers, il s’agit pour nous de fascisme, peu importe l’étiquette dont jouit le parti. »
Ils ont aussi rappelé que le cadre légal, le cordon sanitaire médiatique, tout cela ne suffit pas à lutter contre l’extrême droite, qu’elle est présente au-delà des partis, dans la rue, dans des organisations culturelles ou certains médias dits alternatifs… Par ailleurs, si des autorités interdisent certaines réunions d’extrême droite, c’est… parce que des militants antifascistes les préviennent et mobilisent afin de mettre la pression. « C’est pour cela, aussi, que l’extrême droite a du mal à s’entendre, à se parler, à s’organiser. Ce
n’est pas un problème structurel dans ces mouvements, mais le résultat, entre autres, de nos actions. Cette absence de rassemblement public n’est pas dans son ADN, c’est parce qu’on les en empêche ! Mais les collectifs antifascistes ne sont pas que des empêcheurs de manifester en rond, ils sont aussi extrêmement vigilants à l’infusion des idées d’extrême droite car la stratégie de celle-ci s’est inversée : elle cherche aujourd’hui à « se rendre aimable » pour obtenir des scores électoraux, là où autrefois elle misait sur la prise de pouvoir préalable. »
Concluons sur ce message puissant des deux militants : « On a tous des choses plus passionnantes à faire. On n’est pas antifasciste par plaisir : si on l’est c’est parce que c’est nécessaire, et on aimerait que ces tâches de vigilance et de mobilisation soient davantage partagées dans la société. »
L’intégralité du colloque peut être visionnée en ligne sur la chaîne Youtube des Equipes Populaires : « Wallonie et Bruxelles villages irréductibles de la démocratie ? »