Numérique : un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout…
Retour sur un colloque qui fera date !
C’est une salle comble qui a accueilli ce 7 novembre le colloque annuel des Équipes Populaires au Quai 22 à Namur. Signe que le thème « Numérique, un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout… » interpelle de larges pans de la société. Pour évoquer le sujet, nous avons eu l’honneur de compter sur la présence d’Élise Degrave, chercheuse et professeure à l’Université de Namur et de Sylvie Pinchart, directrice de Lire & Écrire. Regards croisés entre une spécialiste de nos droits face au numérique et une profession nelle du terrain où se vit chaque jour la fracture numérique.
Élise Degrave : le numérique sous l’angle de l’accès aux droits fondamentaux
Le parcours professionnel d’Élise Degrave l’a amenée à se pencher sur la question du numérique il y a déjà 15 ans, lors de sa thèse consacrée à l’administration numérique et la protection de la vie privée. C’est en travaillant sur ce sujet qu’elle s’est inquiétée des enjeux majeurs que fait peser le numérique sur notre société. Portée par la méthodolo gie de recherche en action, notre oratrice a eu l’opportunité d’échanger avec de nombreux acteurs de la société civile et militante mais aussi des administrations et des représentants politiques, lui donnant accès à une vision à 360 degrés sur les impacts de la digitalisation et ses enjeux. C’est dans ce contexte qu’Élise Degrave est entrée en contact avec le Comité humain du numérique, collectif bruxellois du quartier populaire des Marolles qui réunit toute personne, collectif ou association se posant des questions sur l’emprise du numérique sur nos vies, notamment dans le contexte de l’Ordonnance Bruxelles Numérique. Ensemble, ils ont travaillé à un outil : « Le code du numérique », un petit ouvrage qui balise ce que devrait être un outil au service de l’humain, et non l’inverse.
Le numérique absent des lois
Car Élise Degrave le rappelle, la loi n’impose pas d’utiliser le numérique pour exercer ses droits. Il doit être considéré comme un outil, un moyen, et non une fin en soi. Or, un outil, nous devrions toujours avoir le choix de l’utiliser ou pas. Pourtant, la digitalisation de services augmente de façon exponentielle et son emprise sur nos vies quoti diennes est de plus en plus prégnante. Aujourd’hui, le nombre de services publics accessibles « à guichets ouverts » se réduit comme peau de chagrin, ou selon des modalités restreintes1. Cela a des conséquences sur la vie de nombreuses personnes qui se trouvent confrontées à ce que l’on qualifie de « discrimination indirecte », c’est-à-dire une mesure qui paraît neutre a priori (en l’occurrence, la numérisation) mais qui concrètement, désavantage certaines catégories de personnes, comme les personnes handicapées. Ce désavantage se mue parfois insidieusement en non-recours au droit. En effet, devant la montagne que certaines démarches sur Internet peuvent représenter, certaines personnes abandonnent, d’autres passent à côté d’une information importante faute d’avoir un dialogue en bonne et due forme avec du personnel administratif qualifié. Notre société a souvent tendance à opposer « forts » et « faibles », postulant que si on n’embraye pas à la grande révolution digitale, c’est que quelque part on serait peu ou mal adapté.
Notre interlocutrice s’inscrit en porte-à-faux de cette vision réductrice. Nous pouvons tous être touchés, en témoignent les dernières statistiques de la Fondation Roi Baudouin : dans la tranche des 16–24 ans par exemple, génération connue pour être hyperconnectée, 23% des répondants déclarent n’avoir aucune compétence et 35% seulement des compétences de base2. Les raisons de ne pas utiliser le numérique sont nombreuses et propres à chacun : manque de moyens, difficultés avec les interfaces techniques, barrière de la langue ou faible niveau d’alphabétisation, éthique personnelle, écologie… On remarque aussi que certaines personnes peuvent utiliser les plateformes numériques pour toute une série d’applications, pensons aux réseaux sociaux, et se sentir relativement désarçonnées lorsqu’il s’agit de démarches administratives ou bancaires par exemple.
Back-office et front-office
S’étant particulièrement intéressée à l’administration, notre interlocutrice tient à clarifier son propos et revenir sur un argument souvent opposé à ceux qui s’inquiètent de l’avènement du tout au numérique. À ceux-ci, on réplique souvent, pour caricaturer, qu’ils voudraient « revenir à l’âge du parchemin ». Or, il n’en est rien. Élise Degrave l’explicite très bien lorsqu’elle distingue le back-office (derrière le bureau), à savoir les coulisses de l’administration, et le front-office (devant le bureau), le guichet qui est normalement la porte d’entrée de toute procédure. Ce dont il est question ici, c’est bien du front-office. Il ne s’agit pas de remettre en question les coulisses elles-mêmes, où effectivement le partage de données ou l’automatisation de certains droits peuvent être des opportunités, ce qui ne dispense pas de rester vigilant quant à leur utilisation. La revendication, par contre, c’est de garder un contact humain à l’entrée de la procédure. Représenté par la figure de l’agent administratif, c’est à cette personne qu’incombe la tâche d’entrer les informations que l’usager lui aura confiées, dans la base de données. Pour toutes les raisons précitées, Élise Degrave s’engage pour qu’un nouveau droit soit ancré dans la Constitution belge, celui de ne pas utiliser Internet. Ce droit se trouve déjà consacré dans certains décrets.
Mais l’inscrire dans la Constitution, qui est la reine des normes et le socle de base du droit, permettrait d’empêcher qu’une loi vienne en amender une autre au gré des mouvements politiques successifs.
Lire & Écrire : comment la question digitale s’est progressivement posée sur le terrain de l’alphabétisation populaire
Sylvie Pinchart, directrice de Lire & Écrire Communauté Française, a développé pour l’assemblée comment l’association s’est emparée de la question du numérique. Lire & Écrire est un mouvement d’éducation permanente qui défend le droit à l’alphabétisation pour tous. En Belgique, on estime qu’une personne sur dix a des difficultés pour lire et écrire. Les apprenants se trouvent dès lors confrontés à une double difficulté : maitriser la lecture et l’écriture mais aussi les codes et usages parfois très complexes des contenus digitalisés sans quoi, nous l’avons vu, l’accès à certains droits est rendu difficile. L’association, forte de son expérience de terrain, a été témoin de l’accélération de la digitalisation des services publics et privés. Selon Sylvie Pinchart, il y a eu un avant et un après covid. Si avant 2020, cette question traversait déjà Lire & Écrire, c’était surtout sous le prisme des enjeux pédagogiques, à savoir comment intégrer le numérique et ses usages (y compris critiques) dans les apprentissages ? Confinement(s) oblige(nt), les professionnels et apprenants ont dû s’adapter pendant ce qu’il est convenu d’appeler « la période covid » : groupes WhatsApp, pédagogie revisitée… Puis la vie a repris son cours « en présentiel » selon la formule désormais consacrée. Sauf que, du côté des technologies et de leurs partisans, il semblerait que cette période ait été propice à implémenter toujours plus de numérique sans laisser le temps et la place aux objections et à la contradiction… jusqu’à en devenir la norme. Aujourd’hui, tout semble devoir être accessible sous forme digitale et à distance.
L’Europe encourage d’ailleurs vivement les États à la digitalisation avec un objectif de 100% de procédures accessibles en ligne pour l’horizon 2030. À Bruxelles, l’ordonnance « Bruxelles Numérique » approuvée par le parlement bruxellois le vendredi 12 janvier 2024 ambitionne de rendre disponible en ligne l’ensemble des démarches administratives.
Numérisation synonyme de complexification
Aux premières loges, l’association ne peut que constater et relayer les conséquences délétères pour son public : l’accès aux droits pourtant fondamentaux se complexifie davantage, à tel point qu’en 2022, Lire & Écrire sollicite Unia pour rendre un avis sur cette situation au regard de la loi. En 2023, Unia confirme dans un avis la discrimination indirecte.
Face à des personnes qui se sentent rendues incapables, en perte d’estime d’elles-mêmes face à ces plateformes aux airs kafkaïens, le rôle de l’éducation permanente est de ramener la question aux droits et à la citoyenneté. Sylvie Pinchart use d’une formule très juste : « Un lecteur débutant n’est pas un penseur débutant ! » La numérisation des services publics oblige les personnes en situation d’analphabétisation à passer par un tiers pour effectuer leurs démarches. Non contentes de se sentir infantilisées, cela leur impose également de partager avec leur entourage des informations sur leur vie privée, parfois malgré elles. Le travail de l’association, dans un tel contexte, est double. Il se situe dans le champ de la pédagogie et de la formation continuée pour intégrer cette nouvelle donne du numérique dans les apprentissages : permettre aux personnes analphabètes et/ou illettrées de se former « au numérique », à la fois dans les usages, mais aussi dans la connaissance et la compréhension critique. Mais son rôle, en tant qu’association d’éducation permanente est aussi politique : témoigner à partir des réalités de terrain, échanger avec son public sur les difficultés engendrées, l’outiller pour qu’il puisse exercer ses droits, permettre à celles et ceux qui le souhaitent de s’impliquer et interpeller, etc. Dont acte !
Regards croisés
Un terme est revenu plus d’une fois, c’est celui d’« inclusion numérique ». Nos deux oratrices rejettent ce terme, l’estimant en lui-même excluant, puisqu’il induirait qu’il y a ceux qui sont dans la norme de la digitalisation et ceux qui restent à la marge. Cela sous-entendrait que le cadre est déjà figé. Et puis, ce serait se tromper de débat. Il ne s’agit pas de revendiquer que tout le monde puisse, d’une manière ou d’une autre, utiliser les plateformes numériques mais bien de défendre un modèle où une alternative accessible et de qualité garantissant un contact humain reste disponible. À entendre nos interlocutrices, un constat semble en tout cas sans appel : le tournant de la digitalisation à tout va a précédé le débat public ! Pourtant, les enjeux sont nombreux et incontournables : fracture digitale, mais également questions environnementales, éthiques, respect de la vie privée et des données, etc. L’accélération et l’implémentation de la digitalisation a précédé le débat. D’où la demande d’un moratoire3 pour que celui-ci puisse avoir lieu de manière sereine, et qu’il soit accompagné d’une analyse d’impacts, en ce compris sur le rapport qui unit le citoyen à l’État. Enfin, il faut souligner l’enjeu que constitue la mobilisation. On l’a vu à Bruxelles où les militants, emmenés notamment par le Comité humain du numérique, ont battu le pavé dans un mouvement inédit pour réclamer le droit à un accès humain aux services suite à l’Ordonnance Bruxelles Numérique. Pour reprendre la formulation d’Élise Degrave, « la réponse au numérique qui isole, c’est le collectif ! »
Un colloque qui aura des suites !
Les témoignages et nombreux échanges qui ont émaillé cette matinée nous ont confortés dans l’intuition que cette question vit et interpelle largement dans notre société, que ce soit au sein des milieux associatifs, militants, académiques, et même institutionnels. Notre présidente, Charlotte Renouprez conclura ce riche moment de mutualisation collective par les points suivants : un rappel, d’abord, c’est que c’est le moment d’alimenter et de faire remonter chaque situation, notamment via l’intermédiaire direct d’Unia qui s’est emparé de la question, ou du secteur associatif (voir encadré ci-dessous). Une invitation, ensuite, à poursuivre ensemble la réflexion, à partir du terrain et avec le terrain. Diverses stratégies existent, qu’elles soient juridiques ou militantes : comment peut-on mutualiser les forces pour construire les prochaines étapes ensemble ? Car une chose est certaine au regard des différents échanges, c’est maintenant qu’il faut s’emparer du sujet.
- C’est le cas aussi de certains services privés qui ont une grande influence sur nos modes de vie : énergies, secteur bancaire, assurances, etc. Élise Degrave ayant plus particulièrement étudié les administrations, son propos se concentre davantage sur le sujet des services publics.
- Périne Brotcorne & Koen Ponnet, “Baromètre de l’inclusion,numérique 2024”, Édition de la FondationRoi Baudouin, 2024, p. 28.
- https://righttooffline.eu
Numérique: Agir avec Unia !
Les Équipes Populaires se joignent à Unia, le Service fédéral de lutte contre la pauvreté, Lire et Écrire et la Ligue des droits humains pour saisir le Comité Européen des Droits Sociaux (CEDS). Le but ? Lui demander qu’il statue sur les obstacles subis par certains publics fragilisés dans l’accès aux droits fondamentaux, provoqués ou amplifiés par le processus de digitalisation des services. Le CEDS est un organe de suivi de la Charte sociale européenne, dont le rôle est de se prononcer sur le respect par les États parties des droits sociaux fondamentaux consacrés dans la Charte en question. Une réclamation collective sera introduite dans les mois qui viennent. Pour cela, il s’agit de constituer un dossier permettant d’exemplifier les raisons pour lesquelles nous pensons que la digitalisation croissante des services publics empêche la concrétisation de certains droits fondamentaux, notamment celui du droit au travail, à l’égalité des chances, à la sécurité sociale… Pour chacun de ces articles, nous viendrons à la rencontre de nos membres et groupes travaillant la question de la fracture digitale afin de récolter des témoignages. Le processus de récolte devra se clôturer fin mars 2025. Ensuite, le dossier sera examiné par les instances adéquates, qui débattront et statueront ensuite sur des éventuelles recommandations à l’égard de l’État belge. Suite au prochain épisode donc !