Robots et travail : Quatre grandes questions politiques (août 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes août 2017, p9 à 11
La robotisation progresse, détruit des emplois, en créera peut-être d’autres. À côté de la polémique des chiffres, ce sont nos valeurs, nos choix et nos projets qui sont plus fondamentalement interrogés. Il y a donc un débat à mener. Peut-on refuser la robotisation ? Comment répartir la richesse créée par les robots ? Faudra t-il se former à d’autres tâches ? Quel projet de société ?
Chaque jour qui passe le confirme un peu davantage : les robots, les machines, les technologies avancent à pas de géant. L’intelligence artificielle, la puissance de calcul des ordinateurs, la convergence des données dessinent un futur (très) proche dans lequel l’activité humaine sera profondément bouleversée. Dès à présent, le monde du travail encaisse le choc. Une quantité importante d’emplois est directement menacée à court terme, bien qu’il soit impossible de dresser un scénario précis (cf. pages précédentes). Face à cette réalité, la nécessité d’un positionnement politique s’impose. Cela implique d’ouvrir ou d’approfondir de nombreuses questions. Nous en explorons quatre dans le cadre de cet article.
Peut-on refuser la robotisation ?
L’irruption de robots qui viennent concurrencer et même supplanter le travail humain nous renvoie à des épisodes historiques célèbres qui peuvent nous aider à réfléchir aux attitudes à adopter. L’histoire économique est intimement mêlée à celle du progrès technologique technologique. De tout temps, l’évolution des outils et des techniques a provoqué des changements dans le contenu du travail. Des conflits sociaux jalonnent cette longue histoire. Ils ont souvent porté sur l’accès aux ressources ou sur la répartition de la richesse. Plus rares sont les conflits qui portèrent directement sur les outils et les techniques elles-mêmes. Le plus célèbre d’entre eux a été animé, au 19e siècle, par les luddites (cf. encadré ci-dessous).
Selon les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, ces artisans et ouvriers « expriment leur refus de se voir dépossédés de leur savoir-faire, de leur gagne-pain et de leur mode de vie à la fois agricole et manufacturier. Ils rejettent des produits industriels de mauvaise qualité et défendent, contre les machines qui rendaient possibles les déséquilibres et les inégalités, l’idée d’un prix juste pour leur labeur. Cette “économie morale”, qui s’oppose à l’économie politique libérale en train de triompher, était partagée par de nombreux petits maîtres, les maires des communes et les élites locales. Ils ne constituent en fait que la partie historiquement visible d’une opposition assez générale à la mécanisation. »1
LES LUDDITES ET LES CASSEURS DE MACHINES
Les « luddites » ou « luddistes » tirent leur nom de celui de leur supposé fondateur, Ned Ludd, dont on ignore d’ailleurs s’il a vraiment existé. On a désigné ainsi des artisans du Nord de l’Angleterre, tondeurs et tricoteurs, qui s’opposaient aux manufactures du textile en plein essor.
Le conflit a fait rage dans les années 1811–1812. La généralisation du métier à tisser mécanique, en effet, était en train de détruire ces professions artisanales, incapables de soutenir la concurrence de ces nouvelles machines. Les actions de révolte de ces artisans consistaient notamment à casser les métiers à tisser dans les usines. Au-delà des luddites proprement dits, on peut parler d’un vaste mouvement des « bris de machine » qui a animé les années 1780–1830. En Angleterre et en France, les historiens dénombrent des centaines d’exemples au début de la révolution industrielle.
Ce détour par l’histoire peut éclairer les réflexions sur les tensions actuelles liées à la robotisation. Bien qu’on parle aujourd’hui de « néo-luddites » à propos des penseurs et militants les plus critiques vis-à-vis de la robotisation et de la numérisation en général, il semble que l’option de détruire les robots et les ordinateurs ne soit pas à l’ordre du jour. Mais les questions posées restent les mêmes qu’il y a deux siècles : la robotisation ne favorise-t-elle pas la croissance des déséquilibres et des inégalités ? A-t-on vraiment mesuré l’adhésion collective à la robotisation ? Ne présente-t-on pas celle-ci comme inéluctable un peu trop rapidement ?
Pour l’anthropologue Paul Jorion, le refus pur et simple de la robotisation peut (re)surgir tant que le bénéfice produit en-dehors du travail humain ne bénéficie qu’aux détenteurs du capital. « Si personne ne fait aucun effort pour maitriser cela, oui, cela conduira à des révoltes luddites, des gens qui considèrent qu’il faut casser la machine. Le luddisme, c’est justifié par le fait qu’on n’a jamais permis à celui qui est remplacé par la machine dans notre régime de propriété privée de bénéficier véritablement du bénéfice qui en résulte. C’est le propriétaire de la machine qui va en bénéficier. En fait, il y a deux questions distinctes : est-ce que c’est une bonne idée d’inventer des machines pour nous remplacer ? Oui. Est-ce que c’est une bonne idée que seuls les plus riches bénéficient de cela ? Non. »2
Comment répartir la richesse créée par les robots ?
Le même Paul Jorion a proposé, dès 2012, l’idée d’une taxe sur les robots, proposition qu’il a rebaptisée depuis « taxe Sismondi », du nom d’un économiste suisse du dix-neuvième siècle. Celui-ci, dans une formule-choc, avait bien résumé le problème dans les termes de l’époque : « Il n’est pas avantageux de remplacer un homme par une machine si on ne peut lui trouver du travail ailleurs… Mieux vaut avoir une population de citoyens que de machines à vapeur. » En bref, taxer les robots permettrait de récupérer une partie de la richesse créée pour financer les besoins des travailleurs remplacés : formation, santé, revenus de remplacement…
Cette proposition a été reprise par le socialiste français Benoît Hamon lors de la présidentielle 2017. Elle est également soutenue par certains grands patrons, notamment Bill Gates. En Belgique, le franc-tireur du MR Georges- -Louis Bouchez y est favorable, de même que Christophe Lacroix (PS) qui s’est exprimé en ce sens sur les ondes de La Première le 27 mai dernier. Dans la foulée, lors d’une séance plénière au Parlement wallon, le cdH s’est dit vivement opposé à cette idée par la voix de Dimitri Fourny, soutenu par presque tous les députés MR. Globalement, sauf exceptions, les libéraux voient dans cette « taxe robots » un risque majeur pour la compétitivité, un préjudice pour les entreprises. Quoi qu’il en soit, cette proposition a le mérite de créer un espace de débat et des perspectives de redistribution.
Deux autres pistes, mieux connues, vont souvent mais pas systématiquement de pair avec cette taxe sur les robots. Il s’agit du revenu universel et de la réduction collective du temps de travail. Le revenu universel, on le sait, fait débat parmi les progressistes. Certains y voient une menace pour la sécurité sociale, tandis que d’autres la considèrent comme un complément indispensable. Quant à la réduction collective du temps de travail, longtemps laissée en suspens, elle connaît un regain de popularité. Le monde syndical repasse à l’offensive sur cette question. « Travailler moins pour travailler tous », cela semble une évidence dans un contexte où la robotisation risque de diminuer encore davantage la masse d’emplois disponibles.
Se former à d’autres tâches ?
En ouvrant le débat sur la répartition de la richesse créée par les robots, on progresse sur le chantier des conditions matérielles d’existence, mais on ne répond pas encore à une question essentielle, plus philosophique : quel travail restera à faire pour les humains ? Et quels critères, quelles politiques pourront permettre à chacun de trouver une place, de s’émanciper individuellement et collectivement, de participer à l’aventure humaine ?
Il s’agit d’une réflexion très vaste, trop vaste peutêtre, mais qui trouve déjà des terrains précis d’application dans les domaines de la formation et de l’enseignement. Un consensus se dessine aujourd’hui pour initier au langage informatique et algorithmique dès le plus jeune âge. La Wallonie a par exemple organisé l’opération Wallcode en novembre 2016 pour sensibiliser à ces enjeux.
Certains vont beaucoup plus loin encore. Comme le médecin français Laurent Alexandre, qui s’intéresse aux progrès de l’Intelligence Artificielle (IA). Délirant pour certains, cynique pour d’autres, il se revendique lucide et appelle d’urgence à ouvrir les yeux sur le monde qui nous attend. Selon lui, la formation doit tout miser sur les capacités cognitives. « À partir de 2020, le QI minimum pour avoir un emploi va augmenter de l’ordre de 5 à 10 points par décennie. Il faut entamer la modernisation de l’école, pour permettre aux enfants de rester compétitifs face à l’IA. Il y a une désynchronisation complète entre nos institutions – dont l’école, qui forme aux métiers d’hier – et la technologie qui galope. L’école envoie les enfants des classes populaires là où l’IA va les laminer et ignore les formations où ils seraient complémentaires et donc protégés… Il faut agir sur tous les leviers permettant d’augmenter les capacités cognitives de la population, puisque dans le futur la quasi-totalité des inégalités seront liées aux capacités cognitives. La course effrénée de l’IA est un immense challenge pour notre civilisation. »3
Quel projet de société ?
De tels propos interpellent. Ils semblent annoncer un futur écrit d’avance, que nous serions condamnés à accepter. Les tenants de cette vision le disent ouvertement d’ailleurs : si l’Europe ne se réveille pas, elle sera mangée par les géants technologiques, qui sont tous chinois ou américains… Autrement dit, dans cette perspective, le seul projet politique possible serait une course à la compétitivité dans les domaines des technologies et de l’intelligence artificielle. Tout le reste, les possibilités d’emploi, la formation, le sens du travail et la répartition des richesses créées, la transition écologique, tout cela serait conditionné à cette lutte technologique mondiale.
Il existe une version positive de cette vision robotisée du monde. Celle qu’énonce par exemple le sociologue Raphaël Liogier : « L’homme ne pourra pas être remplacé par les robots pour toute une série de tâches. Mais celles-ci seront toujours plus spécifiques. Cela va libérer le temps humain de tout ce qui est travail obligatoire et recomposer l’activité humaine vers ce qui est réellement créatif, arbitraire, qu’un ordinateur n’aurait pas l’idée de faire. Passer du travail, qui au sens étymologique de tripalium est une torture, au faber, qui est le rêve de l’humanité : faire quelque chose qu’on n’est pas obligé de faire. C’était le rêve même de la citoyenneté dans l’Antiquité grecque. La définition du citoyen, c’était celui qui n’est pas obligé de travailler et par conséquent peut faire. Aujourd’hui, on s’est tellement habitué à la nécessité du travail comme étant une identité qu’on a confondu faire et travailler. Or, la société qui s’avance peut pour la première fois permettre que le faire ne soit pas l’apanage d’une élite de privilégiés, mais se généralise. »4
Conclusion : un immense désarroi à cultiver
Des perspectives si déroutantes pourraient nous ramener à notre point de départ. Dans un réflexe de survie mentale, dépassés par l’ampleur des bouleversements et des questionnements, nous en reviendrions alors à ce geste de refus et de révolte, qu’il soit réfléchi ou instinctif : un « non » absolu aux robots, aux technologies qui nous dépassent, détruisent nos emplois et déstructurent nos sociétés. Ce « non » a quelque chose d’attirant et de poétique. Mais il faut le dire avec force : il signifierait pour les progressistes un renoncement et une incohérence radicale.
L’histoire du progrès social est entremêlée à celle du progrès technologique. Refuser les robots aujourd’hui, ce serait a posteriori renier la complexité des dynamiques sociales d’hier qui ont toujours su aller implanter des logiciels d’égalité et de justice au coeur des évolutions techniques. Notre tâche titanesque est donc plutôt celle là, moins poétique peut-être, mais plus responsable : dans le cambouis de la robotisation, mettre le doigt sur les justes questions, faire de la politique encore et toujours. Comment garantir l’égalité dans la répartition des richesses, dans l’accès aux biens et services, à la formation, dans la participation à la société ? Et enfin, cette question qui pourrait tout remettre à plat, et qu’il faudra aborder dans un autre dossier : avec quelle énergie faire marcher un monde robotisé ? Avec quelles conséquences sur notre planète finie ? Est-ce seulement possible ?
Sources
1. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Seuil, 2013, p. 230.
2. « Paul Jorion : des robots et des hommes », Interview par Aurélien Berthier, Agir par la Culture, 13 avril 2015.
3.Laurent Alexandre, « Bienvenue à Gattaca deviendra la norme », propos recueillis par Vincent Trémolet de Villers, Le Figaro, 02 juin 2017.
4. Raphaël Liogier, « La robotisation de l’économie permet de dérobotiser l’humain », propos recueillis par Corentin Di Prima dans Le Soir Mag, 15 nov. 2016.