Smart cities : La ville plus intelligente ? (août 2017)
Auteure : Christine Steinbach, Contrastes, août 2017, p12 à 14
L’essor d’Internet et des nouvelles technologies amène les villes à s’équiper pour rencontrer de nouveaux besoins et usages. De là à transformer les communes en vrais champs de mines de données, il n’y a qu’un pas… Qu’il ne faut pas franchir aveuglément.
Les usagers des transports publics le savent : avec un smartphone et l’application adéquate, on peut aujourd’hui savoir en temps réel quand passera un bus ou un train. Ce geste est devenu banal. Plus besoin de téléphoner au guichet et s’entendre dire « toutes nos lignes sont occupées, etc. ». Les réseaux de transports sont connectés. Tout comme beaucoup d’administrations publiques.
A la croisée du numérique et du développement durable
Le numérique permet l’information en temps réel. Qu’on habite la localité ou que l’on soit de passage, le fait que celle-ci s’équipe afin de rendre une somme d’informations plus facilement accessibles et immédiates peut faciliter la vie. Cependant, une « smart city » (ou ville intelligente en français) se veut davantage qu’une ville bien connectée. C’est une ville qui intègre le numérique à des fins de développement durable.
Il n’existe pas encore une définition unique et consensuelle de la Smart City, car nous en sommes au stade expérimental. Mais on peut retenir celle du Smart City Institute de l’Université de Liège : la ville intelligente est « un écosystème de parties prenantes (gouvernement local, citoyens, associations, entreprises multinationales et locales, universités, centres de recherche, institutions internationales…) engagé dans une stratégie de développement durable en utilisant de nouvelles technologies (TIC, ingénierie, technologies hybrides) comme facilitateur pour atteindre ces objectifs de durabilité : développement économique, bien-être social et respect environnemental »1.
Il s’agirait donc de miser sur les nouvelles technologies pour mieux répondre aux besoins d’un développement durable à la fois moins énergivore, créateur d’emplois et de progrès social. Quel mandataire public ne rêverait pas d’atteindre de tels objectifs ?
La brillante idée d’IBM
Pour autant, ce ne sont pas les villes et ceux qui les pensent (politiques, urbanistes, architectes, sociologues…) qui ont inventé le concept de « Smart city ». Ce sont des entreprises privées. A commencer par IBM qui, dans les années 2000, recherchait de nouvelles parts de marché et s’est intéressée aux villes. « Un marché potentiellement énorme, très profitable et encore largement sous-exploité » commente Mathieu Van Criekingen, chercheur à l’ULB.2 IBM tient un nouveau filon : « insuffler de l’intelligence (sic !) dans les systèmes et les processus qui font fonctionner le monde – dans des éléments que personne ne considère comme des ordinateurs : voitures, appareils, chaussées, réseaux électriques, vêtements et même systèmes naturels, comme l’agriculture et les cours d’eau ».
Pour séduire, le produit seul ne suffit pas. Il faut du marketing : trouver les mots, le discours qui renvoie à des valeurs susceptibles de plaire. Auparavant, le développement durable avait été un concept porteur pour renouveler des produits (le greenwashing). Mais il prêtait le flanc à la critique environnementaliste soucieuse de réduire la consommation. Le « Smart City » vise à dépasser cette critique : on ne parlera plus de « durable », mais de la façon la plus intelligente de résoudre les problèmes, grâce à la gestion de données.3 IBM a fait de « smarter cities »® sa marque déposée. Et présente ses nouveaux services de consultance et d’équipements à destination des villes, comme son « programme de citoyenneté visant à bâtir une planète plus intelligente4 ». Un programme qu’elle juge être sa « plus grande initiative philanthrope ». Bel exemple de nov’langue !
La troisième révolution industrielle séduit l’Europe
IBM n’est pas seul sur le coup. D’autres multinationales voient évidemment dans le Big Data des villes une poule aux oeufs d’or. Le concept trouve aussi appui dans une théorie développée par l’économiste américain Jeremy Rifkin, celle de la troisième révolution industrielle, à la croisée des chemins entre l’essor d’Internet et celui des énergies renouvelables. Pour Rifkin, face aux défis pluriels du 21e siècle – croissance démographique, passage aux énergies renouvelables – les nouvelles technologies et formes de communication sont une clé majeure pour adapter nos modes d’organisation et de gouvernance. Par exemple, les « Smart Grids » (réseaux électriques intelligents) sont un pilier de cette révolution car ils pourront assurer la gestion de l’énergie à partir d’une production verte, par nature intermittente.
SANTANDER, LABORATOIRE « SMART » DE L’EUROPE
Située au nord de l’Espagne, Santander est connue depuis 2013 au moins comme la ville la plus connectée d’Europe. Et cela se voit.
A tous les coins de rue, on aperçoit des boitiers. Les taxis et les bus ont des antennes. Près de 20.000 capteurs ont été plantés sur et sous les chaussées ou dans les parcs et parkings… Pourquoi faire ? Par exemple, pour repérer où se trouvent des places de parking libres. En gros, le capteur dans le parking identifie l’absence ou la présence d’un véhicule grâce au champ magnétique. Il envoie cette information vers la plateforme installée à l’université de la ville. Celle-ci alimente le portail public numérique que l’on peut consulter avec son smartphone.
Les capteurs mesurent donc diverses choses : l’occupation des parkings, le trafic routier, le degré de pollution, d’humidité, de bruit… A quoi sert cette masse de données collectées, ce « Big Data » ? A informer le public : par exemple dans les bus, on affiche des données concernant la qualité de l’air dans la ville. Un guide de la ville en réalité augmentée (comme sur Google Maps) permet aux citadins et touristes de repérer avec leur smartphone l’emplacement des services publics et des commerces, avec leurs dernières promotions. Il s’agit aussi de rationnaliser l’usage des ressources : par exemple, les capteurs des lampadaires aident à régler la luminosité, de sorte qu’elle augmente lorsque quelqu’un passe dessous pour diminuer ensuite. La ville se veut également plus « interactive » avec le citoyen : celui-ci peut l’avertir quand il constate un problème, comme un trou sur la chaussée. Prochaine étape : doter les poubelles publiques de puces pour indiquer le degré de remplissage et rationnaliser le passage des camions.
Si vous vous faisiez une autre idée du développement durable, vous êtes peut-être déçu-e, voire inquiet-e. Non sans raison. A Santander, le taux de chômage est de 20%. Plusieurs fois par semaine, en 2014, les habitants en colère ont manifesté en rue contre la baisse des pensions de retraite et la réduction des aides médicales. Il n’y avait nul besoin de capteurs ni d’applications numériques pour entendre que l’urgence sociale est là. Le maire le sait bien. Il n’a pas recherché les fonds européens juste pour le plaisir de numériser les parcs et les poubelles. Tout en se définissant comme un geek (un passionné), il précise : « Aujourd’hui dans ce pays il y a un contexte de chômage très élevé. Et pourtant il y a des entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies qui sont en pleine croissance ». Leur offrir un « marché florissant » créateur d’emplois, c’est ce dont rêve le maire de Santander. Comme sans doute bien d’autres mandataires publics qui ont engagé leur municipalité dans l’aventure des Smart Cities. Et puis il y une autre espérance, largement répandue en ces temps d’austérité imposée aux pouvoirs publics : optimiser l’usage de l’argent, c’est à-dire faire plus avec moins. Grâce au numérique.
La théorie de Rifkin a convaincu l’Union européenne qui s’en est inspirée pour ses directives énergie. Quant à IBM, Google et Cie, il ont vu comment surfer sur la vague montante. Les Smart Cities suscitent un grand intérêt auprès de l’UE, qui finance déjà plusieurs projets, Santander en tête, considéré comme son laboratoire en la matière. En Belgique aussi, de tels projets existent. Créé en 2005 à l’Université de Liège, le Smart City Institute a déjà réalisé une analyse qualitative de onze projets à l’oeuvre, parmi lesquels « City Depot » à Hasselt, « Plug R » à Liège ou « Fix my street » à Bruxelles5. Ces projets sont variés, allant d’une vision globale de développement à des soutiens pour des expériences locales ciblées.
L’intérêt que les villes se connectent se comprend puisque l’information et la communication sont numérisées. Mais même ce qui se comprend doit être questionné. Sommes-nous par exemple prêts à accepter le traçage permanent qu’implique la collecte de données ? Rêvons-nous de vivre dans ces villes « intelligentes » envahies de capteurs et de caméras sans qu’il y ait les balises ni le contrôle du traitement de ces big data qui se construisent ? L’efficacité même d’une telle entreprise est à interroger. A tout le moins, il est essentiel de veiller à ce que les collectes de données viennent soutenir le processus démocratique et non s’y substituer : l’analyse des problèmes et la prise de décision doit rester l’apanage de l’intelligence humaine collective.
Monde réel ou monde gadget ?
Le concept de Smart City, assez totalisant d’ailleurs, est vendu comme une recette miracle pour les défis d’aujourd’hui. La démographie par exemple. A ce sujet, on observe en Europe une tendance des villes à attirer les classes plus aisées6. Est-ce pour celles-ci seulement que l’on bâtit les villes du futur, nécessitant des équipements toujours plus sophistiqués y compris pour les ménages ? Plus les villes devront consentir de grands frais dans l’espoir de résoudre des problèmes de sécurité, de mobilité ou de pollution, plus cette tendance se renforcera. A titre d’exemple, une étude de 2010, citée par Inter-Environnement Bruxelles, évaluait le coût moyen pour une commune voulant s’équiper d’un système de vidéo surveillance à 1.800.000 €.7
Ailleurs, certaines villes « Smart » sont créées de toutes pièces ; comme Masdar aux Emirats Arabes Unis, prévue pour 68.000 habitants aisés . Mais dans d’autres régions du monde, ce sont surtout les bidonvilles qui voient leur population augmenter « à un rythme de 30 à 50 millions de personnes par an » selon l’ONU. En 2050, elle pourrait atteindre 3 milliards, soit un tiers de la population mondiale. Là, il n’y a pas d’accès à un réseau électrique, ni aux égouts, ni à d’autres équipements collectifs. Quelles sont nos priorités politiques pour le bien-être social du monde réel ? Sur le plan du respect de l’environnement, se pose aussi la question du coût énergétique de production pour l’ensemble des équipements jugés nécessaires pour rendre les villes intelligentes : capteurs et caméras, domotique, réseaux et compteurs intelligents, ordinateurs et smartphones… toutes choses complexes, donc fragiles, donc à durée de vie limitée.
Ces questions parmi d’autres appellent des réponses préalables à des choix qui doivent relever d’une vision de la ville. Dans son concept, la Smart City ne peut qu’illustrer les paradoxes et les limites du modèle capitaliste, incapable d’appréhender de vrais défis sans appeler à produire, consommer (on a envie de dire « gadgétiser ») tant et plus, comme une tornade aveugle. L’intelligence est assurément ailleurs ! Il en faudra pour tirer le meilleur parti de ce que le numérique peut offrir comme soutien à des solutions, sans pour autant se faire conduire par lui.
Sources
1. Jonathan Desdemoutier, Nathalie Crutzen, « Smart cities en Belgique : analyse qualitative de onze projets », Etude scientifique publiée par le Smart City Institute, septembre 2015. Sur http://labos.ulg.ac.be/smart-city/
2. Mathieu Van Criekingen, « En cas de crise du logement, contactez votre administrateur système », in Pour une poignée de données, Bruxelles en Mouvements n°281, mars-avril 2016, édité par Inter Environnement Bruxelles
3. Edito « Smart, vous avez dit smart ? » in Pour une poignée de données, Bruxelles en Mouvements n°281
4. IBM, Rapport du Smarter cities challenge, Bruxelles, juin 2015
5. Jonathan Desdemoutier, Nathalie Crutzen, « Smart Cities en Belgique… », op. cit.
6. Idem
7. Lukas Podhzog, A Bruxelles, ville intelligente rime surtout avec caméras intelligentes, in Pour une poignée de données, Bruxelles en Mouvements n°281, op. cit.