Economie collaborative – Le travail sans l’emploi (juin 2017)
Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes juin 2017, p15
Les plateformes à but (très) lucratif telles qu’Uber et Airbnb deviennent un casse-tête pour le législateur et une réelle menace pour la protection sociale des travailleurs. C’est pour cette raison qu’elles sont régulièrement sous les feux de l’actualité. Qu’est-ce qui est problématique ? Tentons d’y voir plus clair. Parmi les multiples questions posées, celle du statut des travailleurs est centrale.
Les activités exercées (régulièrement ou occasionnellement) par les chauffeurs d’Uber, les livreurs de repas de Deliveroo peuvent-elles être considérées comme un emploi ?
La notion d’emploi implique, selon le Bureau International du travail, l’impôt sur le revenu, la protection sociale ou le droit à certains avantages liés au travail (indemnité de licenciement, congés payés…).
Faux indépendants
Dans le cas du capitalisme de plateformes, il y a bien une activité rémunératrice mais qui n’est pas (encore) encadrée par la législation. Dans une analyse de SAW-B1, Violaine Wathelet explique qu’une activité professionnelle peut s’exercer de deux manières. Soit sous « contrat de travail », régi par le droit social et impliquant un lien de subordination (entre l’employeur et le travailleur), soit sous « contrat d’entreprise », régi par le droit civil et commercial, avec un statut d’indépendant ou indépendant complémentaire. Dans ce cas, le lien de subordination est censé être inexistant
Ce qui est problématique dans le cas des plateformes, c’est que les travailleurs (indépendants pour la plupart) subissent souvent un lien de subordination déguisé (obligation de disponibilité, sanctions en cas de non-respect des consignes) sans bénéficier pour autant d’aucune protection sociale en cas de maladie, accident de travail …
Le patron d’Uber, c’est l’algorithme
Pour Violaine Wathelet, « les formes d’emploi proposées par ces plateformes doivent être requalifiées comme des emplois sous contrat de travail et non comme des contrats d’entreprise. Car il y a bien un rapport hiérarchique qui fait penser au salariat, mais dans lequel le travailleur ne peut se prémunir des mêmes droits ».
Au niveau juridique, les plateformes se présentent seulement comme un intermédiaire entre un prestataire et un client. « Cela leur permet de décliner toute responsabilité en cas de litige quant au service rendu et se décharger des frais liés au coût du travail ». Et cela laisse supposer que les travailleurs n’ont pas de patron, mais que c’est l’algorithme qui décide de l’organisation de son travail2
Or, derrière le « hasard » l’algorithme (qui définit par exemple les zones de livraison ou le timing d’un chauffeur), il y a bien un programmeur qui obéit aux consignes de la personne qui a créé la plateforme.
La précarité est donc le lot de nombreux travailleurs qui travaillent régulièrement ou occasionnellement pour ces plateformes, en noir ou sous statut indépendant.
Précarisation généralisée du travail
Leur revenu est instable et parfois indécent, ils sont à la merci d’une décision unilatérale et brutale d’une radiation par le gestionnaire de la plateforme, les horaires de travail sont variables, il n’y a pas de structures formelles de contacts ou de négociations collectives. De plus, les clients opèrent une évaluation permanente du service, mettant une pression omniprésente sur la performance et la rapidité du service et représente une énorme source de stress3.
Lorsque les plateformes s’installent dans des domaines d’activités existants, cela contribue également à la précarisation des travailleurs des entreprises concurrentes. C’est clairement le cas des taximen depuis l’arrivée d’Uber sur le marché, et on a en mémoire les conflits (parfois violents) qui ont eu lieu entre des travailleurs qui exercent pourtant le même métier.
Pour SAWB, le développement des plateformes touche également l’ensemble du monde du travail dans le sens que ce développement « participe grandement à une dynamique de dé-collectivisation et de ré-individualisation de l’organisation du travail, qui touche tant le travailleur salarié que le travailleur indépendant ». Certaines dispositions de la Loi Peeters qui concernent le statut social du travailleur se rapprochent des pratiques de ces plateformes en matière de flexibilité du travail.
La réponse législative qui se met en place à l’initiative du ministre de l’Agenda numérique Herman De Croo, pose question. Encourageant les travailleurs à passer sous statut d’indépendant, l’Etat institutionnalise dans les faits le statut de faux indépendant et la précarité du travail, plutôt que d’encadrer les pratiques de ces plateformes et aller vers une requalification du statut des travailleurs en employés sous contrat de travail. Selon le Crisp4, ce pourrait être clairement le cas pour certaines plateformes telles que Deliveroo, qui impose une organisation de travail et des horaires à ses livreurs.
En Belgique, la question du statut des travailleurs s’est également complexifiée depuis le protocole d’accord conclu entre Smart5 et certaines plateformes, qui permet aux travailleurs d’avoir un contrat de travail.
Le développement de l’économie capitaliste de plateforme risque de renforcer le dumping social et la dégradation de la protection des travailleurs. Mais des petites victoires commencent à s’engranger, notamment pour contraindre ces plateformes à accorder le statut d’employé à ses travailleurs (voir encadré). La difficulté, c’est que « les services de l’économie des plateformes se trouvent dans une zone grise juridique, échappant dès lors largement aux règlementations en vigueur. (…) Elles adoptent souvent une attitude de résistance vis-à-vis des règlementations nationales et locales, voire d’affrontement avec les autorités5 ». Dans son numéro, le CRISP développe le cadre juridique belge et propose des pistes : un régime de taxation allégé pour les échanges qui se font directement entre particuliers, une taxation effective des revenus des opérateurs de plateformes, ainsi que plusieurs possibilités à mettre en débat concernant la protection sociale des contributeurs.
Quelle que soit la stratégie à adopter (adaptation à la législation existante ou nouveau modèle juridique sur mesure), « on ne peut pas faire l’impasse sur une évaluation de l’impact social de ces pratiques. Ainsi, une question que doivent se poser les autorités est de savoir si elles présentent réellement le potentiel de progrès écologique, social ou économique dont elles se revendiquent ».
L’enjeu est donc de différencier les législations afin de ne pas mettre toutes les formes d’économie collaborative dans le même sac. Un collectif d’achats groupés n’a aucun objectif commun avec Uber ou Deliveroo. Le risque serait de mettre les bâtons dans les roues de projets réellement novateurs en matière sociale ou écologique. Or, les autorités publiques devraient au contraire permettre ou favoriser l’émergence de plateformes respectueuses du droit des travailleurs et des objectifs écologiques. Un système qui prendrait précisément le contre-pied du capitalisme…
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1 Digitalisation de l’économie et nouvelles formes d’emplois.
Violaine Wathelet, SAWB, analyse 2016.
2 « Uber n’est pas le patron mais c’est l’algorithme qui décide » : réponse de Travis Kalanick, patron d’Uber, pour se défendre contre la demande de certains chauffeurs de requalifier leur contrat en contrat salarié. Cité par SAWB, analyse 2016.
3 L’économie des plateformes collaboratives, Maxime Lambrecht, courrier hebdomadaire du Crisp, n° 2311–2312, 2016.
4 Initialement créée pour garantir un statut et une protection sociale aux artistes, SMart est une coopérative visant à offrir une sécurité juridique et financière aux travailleurs « autonomes » ou intermittents, et étend donc ses activités à de nouvelles catégories de travailleurs.
5 L’économie des plateformes collaboratives, Maxime Lambrecht, courrier hebdomadaire du Crisp, n° 2311–2312, 2016.
Un manque-à-gagner pour la collectivité
D’autres domaines que celui de la protection des travailleurs sont également impactés par l’économie des plateformes. Celui de la fiscalité, du financement de la sécurité sociale et de la protection des consommateurs notamment
En matière de fiscalité, ces plateformes réalisent parfois d’énormes chiffres d’affaires tout en mettant en place des structures complexes et transnationales permettant d’échapper à l’impôt. Selon le Crisp, l’économie des plateformes accentue clairement les risques d’évasion fiscale car elles échappent aux juridictions nationales.
Par exemple, la maison-mère d’Uber est située dans un paradis fiscal et possède plus de 100 filiales dans le monde. Une large part de ses profits échappe à toute imposition nationale. De plus, l’économie de plateforme induit l’expansion du travail au noir, ce qui représente donc un manque à gagner en matière d’impôt des personnes physiques.
Le définancement de la sécurité sociale risque également de s’accélérer puisque les travailleurs indépendants (et à fortiori les travailleurs au noir) ne contribuent pas à son financement. Le principe de solidarité qui est le fondement de la sécu repose donc sur les épaules d’un nombre de plus en plus restreint de travailleurs
Du côté des consommateurs, l’économie des plateformes peut apparemment représenter une aubaine car elle tire les prix du marché vers le bas. Cependant, le consommateur n’est pas assuré que les normes de sécurité soient respectées en matière d’alimentation, de transport en taxi, d’hébergement, … Par exemple, certaines plateformes de transport ne vérifient pas que les chauffeurs soient en règle d’assurance par exemple (ce n’est cependant pas le cas d’Uber).
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