Les mots menteurs de l’économie de partage (juin 2017)
Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes Juin 2017, p12
S ’il y a bien un concept fourre-tout et trompeur, c’est bien celui d’économie collaborative. Les communautés et plateformes d’échanges solidaires et sans but lucratif ont toujours existé. Mais une nouvelle forme « d’économie capitaliste de plateforme » est en pleine expansion, augurant un bouleversement important du marché du travail et du rapport à l’emploi. Deux clés de lecture pour tenter de voir plus clair.
De manière très générale, on peut définir l’économie collaborative comme un système d’échanges organisé de manière horizontale par un réseau ou une communauté.
L’usage du terme « économie collaborative » peut faire penser qu’il s’agit d’un nouveau système économique, mais en réalité il s’agit d’une multiplicité de pratiques dont le seul point commun pourrait être la création de communautés (réelles ou virtuelles) pour faciliter les échanges, la mutualisation des ressources et le partage de l’usage de biens ou services. Leur développement s’est accéléré grâce aux nouvelles technologies de la communication.
Présenté de cette manière, l’économie collaborative traduit une volonté de changer notre mode de production et de consommation, plus écologique, plus durable, basé sur le partage et la solidarité. Et en tant qu’ardents défenseurs de la solidarité et de l’égalité, nous ne pouvons qu’être séduits puisqu’on l’appelle aussi « l’économie de partage »…
Des bisounours… et des grizzlys
Selon Pierre Georis1, « l’économie collaborative serait, dans le meilleur des cas, un espace neuf à occuper par l’action sociale ou l’économie sociale. Bref, le domaine de Wikipedia, des ressourceries, des collectifs d’achats groupés, des projets citoyens participatifs qui n’excluent ni le don, ni l’échange. Par contre, on peut aussi y voir une nouvelle avancée du néolibéralisme : de nouvelles formes de services, prestés par des acteurs aux conditions d’emploi dégradées, payés par des clients, au profit d’une plus-value captée par des intermédiaires ».
Uber est en effet devenu le symbole de ce que certains voient comme un nouvel avatar du capitalisme. Au point que huit ans après sa création, le verbe « Ubériser » a déjà fait son apparition dans l’édition 2017 du Petit Robert, qui dit le définit comme suit : « Déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies ».
La confusion autour du terme « économie collaborative » est renforcée par le fait qu’entre les deux extrêmes -un groupe d’achats collectifs et Uber-, il y a une multitude de modèles et de pratiques qui mêlent services à la collectivité et rentabilité financière, ou qui partagent des ressources mais dans un intérêt personnel ou professionnel. Quant à la notion de « partage » revendiquée également par les plateformes capitalistiques, il ne s’agit pas de partage solidaire dans un but altruiste, mais de partage d’un objet ou d’un service (une voiture, une maison…) en vue de le rentabiliser davantage.
Pour tenter d’y voir clair dans la nouvelle « aire de jeux » où se côtoient les bisounours et les grizzlys, nous nous référons au schéma élaboré par SAW-B (voir ci-dessus) qui distingue quatre types d’économie collaborative.
Rentiers, entremetteurs, collectivistes et altruistes
Pour les rentiers et les entremetteurs, la valeur de l’activité est appropriée par l’initiative. En d’autres mots, cela signifie que l’activité est lucrative, que ceux qui y investissent de l’argent veulent en tirer un profit financier.
Les rentiers mettent des ressources (des biens ou des services tels qu’une voiture, un bureau…) à la disposition des usagers, sans l’intermédiaire d’une plateforme, mais avec un retour financier. Exemples : Fablab, Co-oking.
Les entrepreneurs mettent en relation les prestataires de services (les chauffeurs, les propriétaires d’appartement…) avec les clients potentiels via une plateforme numérique. Exemples : Uber, Airbnb…
Pour les collectivistes et les altruistes, la valeur se répartit dans l’écosystème. En d’autres mots, la valeur, la plus-value de l’activité n’est pas lucrative mais sociale et/ou environnementale.
Les collectivistes organisent un échange de biens pour en augmenter la valeur d’usage, c’est-à-dire pour rentabiliser socialement leur utilisation et limiter leur impact environnemental (des outils, du matériel de jardinage…). Comme pour les rentiers, il n’y a pas d’intermédiaire (pas de plateforme numérique) entre les utilisateurs. Exemples : Tournevie…
Dans le cas des altruistes, les objectifs sont également sociaux et environnementaux, mais les usagers sont mis en contact par l’intermédiaire d’une plateforme numérique, mais dont les gestionnaires ne retirent aucun bénéfice financier. Exemples : les donneries, Freecycle…
Une autre clé de lecture
Dans un dossier du CRISP, Maxime Lambrecht2, quant à lui, présente une autre clé de lecture qui, à certains égards, rejoint la description que fait SAW-B du champ de l’économie collaborative. Il distingue trois, voire quatre conceptions différentes de l’économie collaborative selon le discours, les intentions, les revendications des acteurs.
L’économie de fonctionnalité ou économie de partage de l’usage est, pour Maxime Lambrecht, celle qui contribue positivement à une plus grande soutenabilité de nos modes de vie en permettant une optimisation de l’utilisation des biens existants. « L’objectif économique est de créer une valeur d’usage la plus élevée possible pendant le moins longtemps possible, tout en consommant le moins de ressources matérielles et d’énergie possibles ».
Parmi les exemples cités, les services de location de véhicules (Vélib, Cambio), les coopératives de prêts de biens utilitaires (Usitoo) ou d’échange de biens entre voisins (Peerby), les services de covoiturage (Blablacar).
Bien que se présentant parfois comme une entreprise de covoiturage, Uber ne présente pas d’avantages écologiques Elle ne correspond donc pas aux caractéristiques de l’économie de fonctionnalité
L’économie du don est celle dont les acteurs veulent « promouvoir une sphère économique qui soit moins impersonnelle, plus authentique, orientée vers le partage et l’entraide au sein d’une communauté. Elle renoue avec la qualité du contact humain et une authenticité dans leur lien social ».
Parmi les exemples cités par l’auteur, la plateforme de Coughsurfing, qui met en contact des voyageurs qui souhaitent héberger ou être hébergés gratuitement, sans obligation de réciprocité, dans le but de favoriser les échanges interculturels.
Bien qu’Airbnb mette en avant la qualité du contact humain liée à l’hébergement chez l’habitant, son but exclusivement commercial met cette plateforme hors du champ de l’économie du don
Quant à l’économie Peer-to-Peer (ou économie coopérative), elle se présente comme une opportunité de démocratiser le travail, en instaurant des relations horizontales de travail et non plus hiérarchiques. Elle est souvent associée avec l’idée de plus grande liberté pour les travailleurs. Le CRISP évoque un parallèle avec les entreprises coopératives sur l’objectif de démocratiser le travail et la production. La différence réside dans le fait que les promoteurs du modèle Peer-to-peer ne remettent pas en cause la propriété de la plateforme elle-même, à la différence des coopératives.
Le CRISP mentionne cependant qu’un courant plaide actuellement en faveur d’un « coopérativisme de plateforme », dans lequel la propriété de la plateforme serait détenue collectivement par l’ensemble de ses contributeurs. Selon SAW-B également, les coopératives d’emploi pourraient proposer un modèle capable d’associer la sécurité du statut de salarié avec les avantages du statut d’indépendant.
Un exemple de plateforme Peer-to-Peer : l’encyclopédie Wikipedia, alimentée et autorégulée par les internautes eux-mêmes
Economie capitaliste de plateforme (ou Crowdsourcing) :
Pour Maxime Lambrecht, des entreprises comme Airbnb, Uber, Deliveroo, ne se retrouvent pas dans cette typologie décrite ci-dessus. Selon lui, elles ne relèvent pas d’une démarche militante mais d’une stratégie commerciale basée sur le principe du Crowdsourcing, terme anglais signifiant « sous-traitance par les foules ». En d’autres mots, cela signifie que c’est la foule (les clients) qui exécute les tâches normalement exécutées par des salariés.
C’est la croissance spectaculaire de ces entreprises qui a contribué à dénaturer le concept d’économie collaborative, qui bouleverse le marché du travail et affaiblit la protection sociale de millions de travailleurs de par le monde. Pour Edgar Szoc4, « l’économie collaborative réaliserait le rêve capitaliste d’atomisation et de mise en concurrence absolue de la main-d’œuvre, répartie dans le monde entier sans possibilité de se rassembler pour émettre des revendications. »
Comme le soulignait Pierre Georis à la Semaine sociale du MOC d’avril 2017, une des questions qui se pose à la gauche par rapport à cette dérive de l’économie collaborative est la suivante : faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Autrement dit, faut-il jeter à la poubelle toute l’économie collaborative parce qu’il y a du capitalisme collaboratif ? Au vu de son développement fulgurant, le débat ne fait que commencer.
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1 L’emploi et le travail dans un monde qui bouge, Pierre Georis, SSWB 2017.
2 L’économie des plateformes collaboratives, Maxime Lambrecht, Courrier hebdomadaire du Crisp 2311–2312, 2106.
3 W. Stahel, The Performance Economy, Palgrave, Macmillan, Londres, 2006. Cité par le CRISP
4 Du partage à l’enchère : les infrastructures de la sharing economy, Edgar Szoc, Association Joseph Jacquemotte, Bruxelles, 2016.
L’économie collaborative en chiffres
« L’économie du partage » pourrait représenter 235 milliards de dollars à l’échelle mondiale d’ici 2025, contre seulement 15 milliards fin 2014, selon des estimations de Price Waterhouse Cooper (PwC).
Si l’économie collaborative commence à bien s’installer chez nous, elle est déjà totalement ancrée dans l’économie américaine depuis plusieurs années. Parmi les 50 millions d’indépendants aux USA, 18 millions travailleraient ainsi dans le système « collaboratif ». Et les domaines d’activités dépassent largement le transport, le logement et les petits services : des gardes d’enfants, des avocats et même des médecins se sont plus ou moins ubérisés.
Source : Le Droit de l’employé, CNE, février 2016
Bonnes nouvelles
Bonnes nouvelles : C’est le nom d’une newsletter dont le but est de nous remonter le moral ! Celle du 7 février 2017 nous annonce que des travailleurs de l’économie collaborative gagnent des procès contre leurs employeurs. L’offensive est lancée, surtout aux Etats-Unis et en Angleterre, où le secteur est en plein boom.
En octobre à Londres, Uber a perdu un procès clé, le forçant à traiter ses 30.000 chauffeurs londoniens comme des employés. L’entreprise a cependant fait appel. Aux Etats-Unis, Uber fait actuellement face à une soixantaine de procès différents selon la chaîne de TV CNN . En Californie, une action collective (Class action) des chauffeurs pour revendiquer le statut d’employé a été lancée, après que l’entreprise ait tenté de régler le problème à l’amiable.
En France, Uber a été condamné à payer 1,2 million € d’amende parce que ses chauffeurs pratiquent le « maraudage » (attendre les clients dans la rue plutôt que de rentrer au garage comme l’exige la loi). En outre, l’administration de la Sécurité sociale et des allocations familiales a engagé contre Uber deux procédures pour requalifier la situation des chauffeurs indépendants en salariés et demande que les cotisations concordantes soient versées.
Quant à Airbnb, l’entreprise fait face à des batailles légales un peu partout à travers la planète.
Source : Bonnes nouvelles, Eric Albert, 7 février 2017.
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