Le travail reste porteur d’un projet de société (juin 2017)
Auteures : Christine Steinbach et Monique Van Dieren, Contrastes juin 2017, p9
Interview de Laurence Blésin
Pour Laurence Blésin, directrice de la FEC (Formation Education Culture), le travail reste un enjeu central dans la construction d’un projet porteur d’avenir, porteur de bien-être individuel et collectif. Et ce, malgré les bouleversements du marché de l’emploi.
Contrastes : Commençons par une précision de langage qui a son importance lorsqu’on parle du sens du travail. Quelle est la différence entre l’emploi et le travail ? Et en quoi est-ce indispensable de faire la distinction entre les deux ?
Laurence Blésin : Avant de parler d’emploi ou de travail, commençons par parler du terme général d’« activité » (rémunérée ou non). Un être vivant agit, pense, crée, transforme le monde. Dès le début de l’humanité, c’est son activité. Toute activité qui demande une dépense d’énergie et qui produit quelque chose peut être appelée travail. Un travail, c’est créer, produire des biens ou des services.
Il y a évidemment des activités qui sont rémunérées. Elles peuvent l’être de différentes façons ; soit dans le cadre d’un contrat de travail qu’on va alors appeler emploi, soit elle peut être rémunérée de manière occasionnelle, par exemple lorsque vous faites du babysitting. La rémunération peut également provenir de nouvelles activités qui procure nt une rémunération mais pas un emploi. Pourquoi ? Parce que l’emploi, c’est vraiment la forme que prend le travail dans la société salariale.
Après la guerre 40–45, le pays est détruit. Des négociations se tractent entre les représentants des travailleurs et des employeurs pour élaborer ce qu’n appelle le pacte social. Dans la société salariale -on l’appelle comme car c’est une société où la plupart de la population active était salariée-, le salaire ne procure pas seulement un revenu mais aussi des droits, des protections, un cadre légal.
On parle aussi de société salariale parce ce pacte entre employeurs et travailleurs a été conclu à un moment où les travailleurs ont accepté de « se mettre au service du capitalisme », mais pas à n’importe quelles conditions. Ils ont obtenu des droits collectifs (le droit au chômage, le droit à avoir une retraite, le droit à avoir des congés payés, le droit à avoir des soins de santé) mais également des services collectifs
Quand ce système a été décidé et mis en place, on était dans une période de relance de la machine économique après la guerre. On était dans une société du plein emploi, surtout pour les hommes car les femmes travaillaient beaucoup moins que maintenant. C’étaient la plupart du temps des emplois à temps plein et à durée indéterminée, on savait qu’on allait faire toute sa carrière dans la même entreprise, avec le même employeur. L’emploi était sécurisant et permettait de se dire « oui, j’ai un revenu suffisant, je peux faire des projets de vie… ».
Les choses ont fortement évolué, et cette norme d’emploi a éclaté, notamment à cause de la mondialisation. Aujourd’hui, on fait appel à des sous-traitants belges ou étrangers dans de multiples domaines, et pas uniquement sur les chantiers de construction mais aussi dans les soins de santé, etc. Cela signifie qu’aujourd’hui, il y a une série de personnes qui travaillent avec une rémunération, mais qui n’ont plus « toutes les sécurités qui étaient liées à l’emploi ». Et donc, la question qu’on peut se poser aussi aujourd’hui, c’est de savoir si la protection sociale, qui repose fortement sur l’emploi, est encore adaptée à la société dans laquelle nous sommes.
Cette évolution implique que les jeunes ont un autre rapport au travail et à l’emploi. Ils en font peut-être moins leur valeur centrale parce qu’il y a d’autres valeurs qui comptent aussi pour eux ?
Je commencerais par dire qu’il y a différents types de jeunes. Il y a les jeunes qui ont la chance de pouvoir faire des études, qui ont un capital culturel élevé, et pour qui la multi-activité et le changement fréquent de boulot est quelque chose de positif, Ils ont bien intégré le discours qui consiste à penser qu’il faut devenir entrepreneur de sa propre vie, qu’on veut être son propre patron, et qu’en tout cas on ne veut pas faire toute sa carrière chez le même employeur.
A côté de ces jeunes, on constate qu’il y a une série de jeunes qui aspirent à avoir un véritable emploi avec une sécurité d’existence. Mais on baigne dans un discours qui fait que les jeunes croient moins à la protection sociale qu’avant. Et de nombreux jeunes qui sortent de l’école sont dans des situations dramatiques puisqu’ils n’ont plus droit à une allocation d’insertion et donc plus aucun revenu.
La révolution numérique pose la question de l’évolution du nombre et du type d’emplois. A l’avenir, les métiers seront-ils moins pénibles, plus intéressants ? Qui pourra y avoir accès et quels sont les autres impacts de cette transformation ?
En fait, la robotisation a toujours existé. Cela pourrait être vu de manière très positive. Pourquoi faire une tâche pénible si une machine peut le faire à ma place ? Le problème, c’est qu’avec la révolution numérique, on est dans la révolution des « machines intelligentes », c’est–à–dire qui ne produisent plus seulement des biens matériels mais aussi du travail intellectuel : écrire un texte, traduire à notre place, faire un diagnostic médical sans voir de médecin, avoir un conseil d’avocat sans aller discuter avec lui en face-à-face, etc. Donc on est dans un autre type de révolution qui change non seulement le fait que la machine peut aider ou pas le travailleur, mais qui change la nature même du travail aujourd’hui.
L’autre aspect, c’est la digitalisation. On parle de plus en plus d’économie collaborative. Mais il faut utiliser le bon vocabulaire, Au début on se prêtait une tondeuse entre voisins, on mettait en place un système de partage de voiture, donc on collaborait sans qu’il y ait de profit. C’était l’économie du partage, ça existe toujours et il faut évidemment la soutenir. Cette notion a été étendue à des entreprises telles que « Uber » ou « Deliveroo », etc., dont le but est le profit, A la CSC on préfère utiliser le terme de « capitalisme de plateforme ». Aujourd’hui, la plupart des personnes y travaillent soit comme indépendant, soit à titre d’indépendant complémentaire, soit comme aidant professionnel.
Le travail reste une valeur centrale structurante pour la majorité des personnes. Par ailleurs, beaucoup souffrent d’un travail stressant ou insensé, d’autres en sont carrément exclus. Comment intègre-t-on ces éléments dans une réflexion sur le sens du travail ? Comment tenir compte de tous ceux qui sont exclus du marché du travail dans la construction d’un modèle de société inclusif et pas excluant ?
Notre société est encore complètement axée sur la valeur du travail. Aujourd’hui, je pense que le travail peut rester structurant, mais en défendant une réduction collective du temps de travail qui doit être structurante pour les individus et pour la société. Chacun doit avoir accès au travail parce que le travail reste une source de revenus et de reconnaissance sociale. Au niveau collectif, c’est aussi un enjeu majeur à défendre.
A côté de ça, je pense que l’enjeu de la transition est important car elle pourrait être aussi une manière de recréer des emplois utiles. C’est une urgence sociale. Comme acteurs de transformation sociale, voulons-nous une société sans travail, ou voulons-nous une société où le travail a toujours du sens ? Et si oui, quel type de travail voulons-nous ? Notre rôle aujourd’hui au sein du Mouvement Ouvrier Chrétien, c’est de répondre aux urgences mais aussi être porteurs d’un projet de société, parce que le travail est porteur d’un projet de société.
Aujourd’hui, les salaires n’augmentent plus, les allocations sociales diminuent mais par contre, les dividendes des actionnaires, eux, ne cessent d’augmenter. Quel que soit notre situation (salarié, indépendant, faux indépendant, sans emploi…), comment recréer un rapport de force en notre faveur dans la balance entre le capital et le travail ? Je crois qu’il faut pouvoir proposer autre chose que le système actuel qui court à sa perte, mais que le projet est parfois plus difficile à construire que la résistance…
Il y a une série d’enjeux dans la question du sens de l’avenir du travail qui sont intimement liés à la culture qui est dominante. Les Equipes Populaires l’ont bien compris en faisant le Dictionnaire du Petit Menteur. Je pense qu’on a un travail énorme d’éducation populaire à mener pour déconstruire le langage dominant. On est dans une culture qui ne nous aide pas à promouvoir le collectif, la solidarité. On a un rôle à jouer par rapport à ça.
Les défis syndicaux face aux mutations du travail
Pour Laurence Blésin, les bouleversements du marché de l’emploi amènent le syndicat à questionner sa stratégie par rapport aux personnes exclues de l’emploi et de la protection sociale.
Comment les revendications syndicales peuvent s’adapter pour tenir compte de cette évolution dans laquelle de nouvelles générations se trouvent ?
Laurence Blésin : Le syndicat est aujourd’hui héritier d’un système qu’il a mis en place, celui de la société salariale. Ce système de compromis qui a permis la naissance et le développement de la sécurité sociale a tenu bon gré mal gré. Aujourd’hui, il faut reconnaître qu’on est davantage dans des formes de résistance que de conquêtes nouvelles.
Face aux mutations, telles que celles de la mondialisation et de la digitalisation, le syndicat se remet évidemment en question notamment par rapport aux types de protection sociale qu’on peut encore offrir dans une société où la norme d’emploi n’est plus celle d’hier. La réflexion est en cours. Par exemple, à la question de se dire « les jeunes ne sont-ils pas avides d’autres choses que le travail ? », je pense qu’il n’y a pas que les jeunes qui auraient envie de pouvoir combiner leur travail avec d’autres types d’activités (engagement citoyen, meilleure conciliation avec la vie familiale…).
On parle de la réduction du temps de travail depuis longtemps, mais aujourd’hui elle est indispensable car elle est au coeur d’une série d’enjeux liés au travail et à l’emploi.
Pour le dire franchement, je vois le chômage massif comme un échec énorme. Mais aussi un échec du mouvement ouvrier, en particulier des organisations syndicales. Pas simplement à cause du chômage massif mais aussi de la situation dans laquelle les chômeurs sont aujourd’hui. Quand on regarde la liste des mesures de ces deux dernières années qui touche les demandeurs d’emploi, je me dis qu’on doit remettre en question notre capacité à organiser les travailleurs qui échappent au radar du syndicat. Il représente bien les « insiders », ceux qui sont bien dans le système mais en ce qui concerne les « outsiders », ceux qui sont à la marge, qui ont des statuts précaires, les jeunes, le syndicat a plus de difficultés. C’est un enjeu majeur pour le syndicat.
Dans les faits, de plus en plus de personnes, notamment les jeunes, choisissent ou sont contraints de devenir indépendantes. Les nouvelles formes de travail n’appellent-elles pas à ce qu’on envisage des nouvelles formes de protection, quel que soit le statut ?
Il y a un discours culturel qui laisse penser que pour réussir, il faut être entrepreneur de sa propre vie. Le gouvernement actuel et le patronat ont un discours qui pousse les gens à être indépendants. Et il y en a effectivement de plus en plus en Belgique. Est-ce choisi ou est-ce qu’on y est poussé ? Je pense qu’il y a les deux situations. Face à la difficulté à trouver de l’emploi et à la politique d’activation des chômeurs, il y a de nombreuses personnes qui décident de prendre un statut d’indépendant. Beaucoup de
gens sont en réalité de faux indépendants, qui ont été obligés de prendre ce statut pour avoir le travail. Les syndicats n’ont pas jusqu’à présent pas de revendications syndicales pour les indépendants car les indépendants n’ont pas de cotisation
socialisée et solidaire et que le syndicat défend plutôt un modèle qui dit « Je cotise, donc je reçois ». Aujourd’hui, il y a une forte réflexion à la CSC par rapport aux indépendants, en particulier les « faux indépendants » et ceux qui travaillent dans ce qu’on appelle l’économie des plateformes collaboratives (Uber, Deliveroo, Airbnb…). Il faut réfléchir à la manière d’être auprès d’eux pour leur expliquer leurs droits et leurs revendications, et comment ils peuvent se coaliser pour les faire valoir.
Il ne faut pas mettre tous les indépendants dans le même sac. Les salariés mais aussi une série de petits indépendants se rendent compte que finalement on est tous dans le même bateau par rapport à une logique purement économique qui favorise grandement les détenteurs du capital, et que c’est ça qui provoque la stagnation des salaires et la diminution des allocations, et qui ne soutient finalement que très peu la petite activité indépendante. Je ne dis pas que demain les syndicats défendront les indépendants, mais il y a matière à réflexion autour d’une résistance commune à mener.
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