Les dimensions sociales de la peur (avril 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes avril 2017, p17
Depuis plus de deux ans, l’armée belge est présente dans l’espace public pour protéger des sites sensibles et des lieux de grande affluence d’une éventuelle menace terroriste. Certains citoyens se sentent protégés, d’autres y voient une dangereuse dérive sécuritaire. Comment comprendre les différences de perception de cette présence militaire ? Quels éléments doivent entrer en considération dans le débat politique ?
Cela peut être sur le quai d’une gare ou devant un bâtiment public. Fusil d’assaut en bandoulière, deux militaires avancent d’un pas nonchalant.
En passant à leur hauteur, vous jetez un regard sur leurs armes et leur treillis. Vous êtes impressionné. Ou pas. Cela vous rassure. Ou pas. Vous êtes envahi d’une vague sensation que quelque chose a changé dans l’espace public. Les militaires sont-ils là pour vous protéger de ce quelque chose, ou contribuent-ils à l’alimenter, en amplifiant un climat anxiogène ? Pour de nombreux citoyens belges, la réponse n’est pas évidente. Il y a comme une ambivalence.
Deux ans de cohabitation en ville
La présence de militaires dans les rues du pays ne date pas des attentats du 22 mars 2016. Elle avait déjà commencé plus d’un an auparavant, après l’attaque à Charlie Hebdo en janvier 2015. 200 à 400 soldats avaient été mobilisés en permanence à partir de cette date. Avec les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, le nombre de militaires en rue augmente pour atteindre environ le millier d’effectifs. Après le 22 mars, jusqu’à 1.600 militaires seront déployés autour des sites sensibles et près des lieux les plus fréquentés dans les grandes villes de Belgique. À l’heure actuelle, ils seraient environ 1.100.
Mais, indépendamment de leur nombre, interrogeons- nous sur l’effet qu’ils produisent. Résumons la gamme de réactions possibles. Aux deux extrêmes, on trouvera des gens qui ont un rapport très clair au sujet : ceux pour lesquels l’armée (au même titre que la police) représente par principe le pouvoir et l’ordre établi, dont il faut limiter au maximum l’emprise sur nos vies ; et ceux qui, à l’inverse, ont une sympathie idéologique pour ce que symbolisent des hommes en armes, c’est-à-dire la protection, l’ordre et la force. Mais entre ces deux pôles sans ambiguïté, penchons-nous sur le spectre complet de l’ambivalence des vécus. Au contact de la présence militaire, une même personne peut éprouver alternativement de la répulsion, un sentiment de sécurité ou une forme de malaise difficile à mettre en mots. Comment l’expliquer ?
Les Belges, pourtant, dans les chiffres, semblaient majoritairement bien disposés envers cette présence des militaires. Du moins à ses débuts. En janvier 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo, et avant les opérations musclées à Verviers quelques jours plus tard, un sondage Ipsos-Le Soir révélait que 72% des Belges étaient favorables à la présence militaire en rue. 80% redoutaient des attentats sur le sol belge mais, fait étrange à relever, seuls 24% affirmaient avoir davantage peur dans les lieux publics. Plus de deux ans plus tard, après les attentats de Paris, de Bruxelles, de Nice et de Berlin, et suite à deux années de présence militaire dans les rues, les données ont tout de même légèrement changé. Un autre sondage (La Libre-RTBF), daté celui-là de mars 2017, montre que “seulement” 48% des Belges souhaitent un maintien de la présence militaire, tandis que 25% préféreraient qu’ils retournent à leurs tâches habituelles… mais pour confier la surveillance de rue à des sociétés de gardiennage privé ! 11% des sondés estiment qu’on peut à présent alléger ces mesures de surveillance, 16% étant sans avis.
L’AMBIVALENCE DES SENTIMENTS
On peut faire l’hypothèse que celui ou celle qui considère les militaires en rue comme un phénomène ambivalent, susceptible de procurer à la fois un sentiment de sécurité et la conscience d’une dérive possible, mobilise deux niveaux de peur différents.
Il y aurait, d’un côté, la peur archaïque du « méchant », en l’occurrence du terroriste, qui appelle une protection par la force, dans un schéma binaire hérité de l’enfance.
Plusieurs pédopsychiatres estiment d’ailleurs que, pour les enfants, la présence des militaires en rue est rassurante car elle « montre », dans un langage qu’ils comprennent, que la société (les adultes) les protège des éventuels agresseurs. « Dans l’esprit des enfants, le
système de valeurs est manichéen.
Les militaires, pour Liliane Daligand [une psychiatre
juvénile], sont là pour le bien et pas pour le mal, et pour éventuellement faire du mal à ceux qui ont fait du mal »1. On peut supposer qu’il subsiste en chaque adulte une part plus ou moins grande de cette rationalité de base. Par ailleurs, à un autre niveau de conscience, le risque de dérive sécuritaire apparaît par résonance historique ou politique.
Qu’évoquent des soldats dans le quotidien des gens ? Par exemple l’occupation durant la Seconde Guerre mondiale, ou encore l’omniprésence des hommes en armes dans les dictatures les plus féroces de la planète. C’est par refus de cette militarisation du quotidien qu’en mai 2015, trois associations avaient initié une action en justice contre la présence des militaires en rue, qu’elles estimaient anxiogène, voire illégale.
Peurs et protections de différents niveaux
Évitons de déduire de ces chiffres de quelconques certitudes, mais partons de là pour poser quelques bases de réflexion. Avant tout, notons que la peur d’une attaque terroriste, aujourd’hui, n’est plus un simple fantasme. Il y a bien eu des attentats proches et répétés, sur un laps de temps très court. Cela signifie que les menaces brandies par certains spécialistes depuis quelques années, en particulier depuis l’émergence de Daech, étaient réelles. Le déploiement de militaires est une réponse directe à la peur dans ce qu’elle a de plus viscéral, qui réclame une action de protection. Il s’agit, en quelque sorte, d’un état d’urgence de nature psychologique. Ce qui pose davantage question, c’est le fait d’institutionnaliser cet état d’urgence et de le faire durer plusieurs années. Passé l’état de choc, le besoin d’unité et de protection immédiate procuré par les forces de l’ordre, la société retrouve rapidement
ses capacités critiques de réflexion.
Et s’interroge : à quoi serviraient ces soldats en cas d’attaque terroriste ? N’y a-t-il pas un nombre infini de lieux possibles d’attaque ?
Les terroristes n’adaptent-ils pas sans cesse leurs méthodes ? Un quadrillage complet du territoire étant impossible, l’essentiel de l’effort ne doit-il pas porter sur le renseignement et la prévention ? Le gouvernement n’est-il pas en train d’instrumentaliser la lutte contre le terrorisme à d’autres fins ? La criminalité aurait baissé sensiblement ces derniers mois dans les grandes villes, « grâce à la présence militaire » s’empresse de signaler Jan Jambon… Mais si c’est le cas : est-ce vraiment le rôle de l’armée plutôt que celui d’une police de proximité ?
C’est peut-être l’une des explications de l’ambivalence du sentiment évoqué plus haut. À la peur du terrorisme se surajoute une crainte d’une autre nature, celle d’une dérive sécuritaire et d’un durcissement des conditions du vivre-ensemble, en germe dès l’apparition des premiers uniformes dans l’espace public, même si le déploiement des militaires est dans un premier temps jugé légitime. Or, il semble que cette dérive sécuritaire soit à présent avérée. Selon Amnesty International, ces deux dernières années ont vu se succéder des « avalanches de lois » qui modifient en profondeur le rapport des Européens à l’État de Droit. Pour John Dalhuisen, directeur Europe et Asie centrale de l’ONG, « On est en train de démanteler pierre par pierre tout l’édifice de protection des Droits de l’Homme qui a été bâti depuis la seconde guerre mondiale ». Et il précise : « L’idée selon laquelle le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits a laissé la place à l’idée que les gouvernements doivent restreindre les droits pour assurer la sécurité »2.
Ces craintes d’une fragilisation des libertés
démocratiques sont renforcées par le constat
d’un durcissement des mesures et des répressions
policières lors de récentes grandes manifestations
syndicales.
La tentation d’un pouvoir fort
La peur, on le voit, n’est pas uniquement affaire de psychologie individuelle. C’est une émotion, bien sûr, mais les sociologues soulignent aujourd’hui « le rôle de l’échange social dans le contrôle de l’émotion, et celui du travail cognitif et des représentations partagées dans la maîtrise des situations qui la produisent »3. Autrement dit, dans le cas qui nous occupe, les récits et les interprétations que nous faisons sur le terrorisme, et les réponses collectives que notre société met en place, ont une influence sur la façon dont ces peurs sont vécues. En particulier, bien avant les récents attentats, la chercheuse Denise Jodelet soulignait que « divers travaux ont ainsi mis en évidence une tendance chez les personnes en proie à une anxiété diffuse à devenir moins tolérantes à la différence, plus enclines à utiliser des stéréotypes et à manifester de l’agressivité face aux étrangers ainsi que de la conformité face aux normes culturelles et une préférence pour les leaders politiques affirmant une forte vision nationaliste, une volonté de vengeance contre les terroristes et jusqu’à l’engagement dans des guerres »4.
Ces phénomènes ont particulièrement retenu l’attention après les attentats du 11 septembre 2001. La récente enquête Noir-jaune-blues, menée par Le Soir et la RTBF avec l’Institut Survey & Action et la Fondation Ceci n’est pas une crise, pose un diagnostic socio-politique sur les inquiétudes de la société belge qui confirme ce resserrement identitaire, doublé d’une perte de confiance totale dans les institutions (médias, politiques, justice, syndicats – seules les associations et les ONG semblent échapper à l’opprobre généralisée).
Une donnée de cette enquête est directement liée à notre sujet : celle qui révèle que 70% des Belges souhaitent « un pouvoir fort pour remettre de l’ordre ». Ce « pouvoir fort » n’est pas défini par l’enquête, mais l’expression est assez parlante pour faire écho aux 72% de Belges (pas forcément les mêmes, quoique) qui souhaitaient une présence militaire dans les rues en janvier 2015. Un pouvoir fort, est-ce un État fort ? Une “République forte” à la Manuel Valls ou carrément un pouvoir exécutif plus autoritaire, peu soucieux des droits et de la société civile, à la Théo Francken ? Les nuances sont importantes mais la direction est la même, et c’est celle de la dérive sécuritaire, qui rime avec frontières et militaires.
Démocratie, mon coeur balance…
Je m’en voudrais de clôturer ces considérations sans risquer une interprétation politique élargie de l’ambivalence identifiée en début d’article. En fin de compte, ce qui est en cause, n’est-ce pas un rapport de plus en plus troublé et distendu à la démocratie représentative ? Un rapport ambivalent, précisément J’ai été récemment frappé de voir relayer à tout va sur les réseaux sociaux, en pleine affaire Publifin, une vidéo mettant en scène le président russe Vladimir Poutine en train de donner une leçon de discipline à des scientifiques haut placés soupçonnés de conflit d’intérêt. Pour le dire platement, cette vidéo a récolté parmi mes
“amis” pléthore de commentaires enthousiasmés, du genre : “en voilà un qui a des c…”, ou “ça c’est un homme politique !”. Leurs auteurs n’étaient pas spécialement du genre nationaliste, pourtant. La corruption des uns, tout comme le terrorisme, a-t-elle le pouvoir de légitimer les pratiques autoritaristes des autres (souvent tout aussi corrompus) ? Oui, vis-à-vis de la démocratie, il y a bien de l’ambivalence dans l’air. C’est peut-être en commençant par l’identifier, en soi et au sein de nos divers mouvements politiques, qu’on a le plus de chances de désamorcer la mécanique macabre, celle qui floute les valeurs et fait passer les tyrans pour des résistants, celle qui instrumentalise le terrorisme pour détruire des droits et des libertés fondamentales. Il ne s’agit donc pas d’être pour ou contre les militaires en rue, car cela reviendrait à refouler une réelle ambivalence. Mais de pouvoir identifier ensemble, démocratiquement, jusqu’où leur présence (ou
leur absence d’ailleurs), à quelle dose, à quelles conditions, reste au service de la démocratie et de l’État de droit. Et de pouvoir dire stop quand il est encore temps.
QUESTIONS DE DÉBAT
• Confrontez vos expériences et vos perceptions de la présence militaire en rue. Qui se sent rassuré ? Qui est plutôt inquiet ? Qui est indifférent ? Pourquoi ?
• Au fond : pourquoi des militaires ? Pourquoi pas une police de proximité ? Approfondissez
ensemble cette question…
• Pensez-vous que la démocratie est menacée ?
Par qui ? Par quoi ? Si oui : quelles seraient les pistes pour la renforcer ? Si non : pourquoi beaucoup de personnes en ont-elles le sentiment ?
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1. “Génération attentat : militaires et policiers dans les rues, une présence qui devrait rassurer”, La Dépêche, 10 octobre 2016.
2. Jean-Baptise Jacquin, “Pour Amnesty International, la dérive sécuritaire en Europe est dangereuse”, dans Le Monde, 17 janvier 2017.
3. Denise Jodelet, “Dynamiques sociales et formes de la peur”, 16th International Summer School 2010, European Ph.D. on Social Representations and Communication, Rome, Italy, 16–27 juillet 2010.
4. Idem.
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