Libérer notre imaginaire du piège de la terreur (avril 2017)
Auteure : Claudia Benedetto, Contrastes avril 2017, p3
Depuis les attentats de Charlie hebdo, les attaques terroristes se sont succédé et la population a dû intégrer cette nouvelle dimension dans sa vie. Passées l’émotion, la colère, l’incrédulité, l’incompréhension, il est important de se ressaisir, de se poser les bonnes questions pour libérer notre imagination que le terrorisme tente de maintenir captive.
Le Larousse qualifie de terrorisme l’Ensemble d’actes de violence (attentats, prises d’otages, etc.) commis par une organisation ou un individu pour créer un climat d’insécurité, pour exercer un chantage sur un gouvernement, pour satisfaire une haine à l’égard d’une communauté, d’un pays, d’un système.
Une application controversée
Il n’existe cependant pas au niveau international, un consensus sur une définition universelle légale. En Belgique, l’article 137 du Code pénal prévoit que Constitue une infraction terroriste, l’infraction prévue aux §§ 2 et 3 qui, de par sa nature ou son contexte, peut porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale et est commise intentionnellement dans le but d’intimider gravement une population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale.
L’appellation « terroriste » soulève à elle seule des questionnements. Pour certains experts comme le magistrat français Vincent Sizaire1, « qualifier un acte de terroriste contribue, au moins autant que les revendications de ses auteurs, à transformer ces derniers en héros d’une philosophie, d’une religion, d’une doctrine politique ou, pis encore, d’une civilisation. Or comment ne pas comprendre qu’en érigeant en combat politique, voire en guerre de civilisations, la répression d’organisations délictueuses dont les ressorts idéologiques ne sont ni uniques, ni même hégémoniques, on renforce leur pouvoir d’influence politique ? C’est le cas pour l’organisation terroriste Etat Islamique (OEI), dont la logique d’action relève tout autant du fanatisme religieux que de l’emprise mafieuse. Du même coup, on contribue à rehausser la cause dont ces groupes se réclament. Une telle légitimation nourrit leur pouvoir de séduction vis-àvis d’une jeunesse en déshérence. Pour espérer le désamorcer, le plus simple est encore de leur refuser l’onction terroriste pour ne les regarder que comme de vulgaires organisations criminelles – autrement dit, de cesser de leur donner, fût-ce indirectement, crédit de leur prétention à représenter autre chose que leur appétit de pouvoir ou leur pulsion de mort. »
Il existe différentes organisations qualifiées de terroristes. Mais celle qui est parvenue à se rendre « célèbre » depuis 2013, c’est l’OEI. L’organisation criminelle a voulu marquer les esprits de par la violence extrême de ses actes. On a vu apparaitre à cette époque au JT des vidéos de décapitations notamment de journalistes occidentaux qui étaient en Syrie.
Des actes à visée politique
L’objectif de cette organisation criminelle, comme d’autres d’ailleurs, est de déséquilibrer les forces politiques, provoquer le chaos, la division en pariant sur la haine. « Semer la peur au sein de populations qui croyaient être à l’abri des violences afin d’obliger l’Etat qui les protège à riposter sous peine de crise de légitimité. Elle mise sur une riposte de ses adversaires qui renverserait l’équilibre politique » comme le souligne le Docteur en histoire médiévale, et spécialiste des croisades, Yuval Noah Harari 2.
L’OEI rejette l’Etat moderne c’est-à-dire l’Etat tel qui nous apparait aujourd’hui comme garant de la sécurité de ses citoyens, garant du respect des droits de l’homme, dont la liberté de culte. L’Etat comme défenseur de la tolérance et du vivre ensemble, comme défenseur de la cohabitation d’une diversité de religions.
« Leur calcul est le suivant : en tournant contre eux son pouvoir massif, l’ennemi, fou de rage, déclenchera une tempête militaire et politique bien plus violente que celle qu’eux-mêmes auraient jamais pu soulever.
Et au cours de ces tempêtes, ce qui n’était jamais arrivé arrive : des erreurs sont faites, des atrocités sont commises, l’opinion publique se divise, les neutres prennent position, et les équilibres politiques sont bouleversés. Les terroristes ne peuvent pas prévoir exactement ce qui sortira de leur action de déstabilisation, mais ce qui est sûr, c’est que la pêche a plus de chance d’être bonne dans ces eaux troubles que dans une mer politique calme. » Yuval Harari, Docteur en histoire médiévale, spécialiste des croisades 5.
Depuis le 16e siècle, suite aux guerres religieuses, la tolérance fut la solution mise en avant notamment par les philosophes des lumières comme John Locke et Voltaire 3. Faire croire que l’Occident est en guerre contre l’Islam fait partie de son arsenal de propagande. C’est une « guerre » atypique parce qu’elle s’axe essentiellement et avant tout sur la conquête psychologique plus que sur la volonté d’affaiblir l’ennemi via l’attaque de positions stratégiques (arsenal militaire, centrales nucléaires…) comme dans une guerre classique. « Guerre » atypique parce qu’elle oppose des adversaires dont les forces sont disproportionnées. Une organisation terroriste bénéficie de beaucoup moins de moyens humains et technologiques que ses adversaires. Une « guerre » qui n’en est pas vraiment une puisqu’elle n’est pas déclarée d’un Etat à un autre, mais de manière plus diffuse.4
L’impact psychologique
Selon le philosophe et psychologue, Pierre Mannoni, on peut identifier plusieurs oppositions qui caractérisent la rupture dans la manière d’opérer face à l’ennemi en situation de guerre. Notamment, le type d’attaque (embuscade) utilisé est différent d’une intervention classique. Les terroristes n’ont pas toujours de visage et peuvent frapper n’importe où, n’importe qui, à n’importe quel moment. Ils s’adaptent à leur ennemi : récemment, on assiste à des attentats plus confidentiels, œuvres d’individus plus ou moins isolés qui font usage d’armes moins lourdes (couteaux, voitures…) ou qui utilisent un objet du quotidien comme arme, ce qui, pour les autorités, devient compliqué, voire impossible à détecter. Et pour la population, cela accentue la peur et le sentiment d’impuissance. Les terroristes placent l’horreur au coeur de leurs actions et ce, délibérément. « Ils visent à manipuler les émotions de leurs adversaires par l’accaparement de l’imaginaire de la population cible.6 »
« En frappant n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, les terroristes veulent donner l’illusion qu’ils tiennent tout le monde en leur pouvoir : tous ces moyens montrent la capacité des terroristes d’exercer un pouvoir psychologique sur l’imaginaire collectif. L’incapacité des autorités de les maîtriser augmente le sentiment grandissant de peur, la menace peut alors surgir à n’importe quel moment.7 »
Le souci de la mise en scène est leur marque de fabrique. L’objectif est de frapper les esprits et, pour ce faire, on cherche à neutraliser des cibles symboliques et non plus militaires. Il faut atteindre le moral du peuple en redoublant d’imagination pour le frapper d’effroi, instaurer un climat de peur et ce, aussi bien par la diversification des formes d’attentats que par le caractère atroce des blessures infligées. Selon le chercheur et psychologue, les terroristes ramènent l’humain au centre des combats. Là où la technologie avait fini par prendre une grande place, les actes terroristes sont à la portée de tous et non le fait de « professionnels ».
La propagande fait bien évidemment partie de l’arsenal stratégique de ces criminels. Ils fondent leurs discours sur des couples antinomiques : eux sont les héros par opposition aux traitres (l’Occident), eux sont les martyrs et leurs adversaires les apostats. Ils s’adonnent à un discours manichéen pour séduire leur audience, offrant une vision simpliste d’un monde complexe. Pour servir leur discours, ils ont besoin de publicité.
Et les médias leur en offrent malgré eux. (Voir encadré)
LA MÉDIATISATION DU TERRORISME
Les médias sont régulièrement critiqués pour leur couverture catastrophique d’attentats. Certains estiment que les médias contribuent à la glorification des organisations terroristes et que le tapage médiatique pourrait avoir des effets de mimétisme1. Depuis l’enchainement de multiples attentats en France, en Belgique, en Allemagne, les journalistes interrogent leurs pratiques professionnelles.
Certains ont déjà réagi en refusant de publier la photo des terroristes ou de mettre une photo en Une. D’autres ont décidé de ne pas relayer leur identité. Il n’y a pas une vision commune sur la question. En revanche, il semble que le fait de ne pas diffuser les vidéos de l’OEI ainsi que le contenu de ses communiqués soit partagé par une large majorité de rédactions.
Par ailleurs l’OEI a ses propres canaux de communications : une chaine de télévision, des journaux. Et d’aucuns rappellent que c’est aussi et surtout sur les réseaux sociaux et sur internet plus largement qu’opère la propagande de l’organisation criminelle. N’empêche, on ne peut s’empêcher de se demander ce que serait une organisation terroriste sans médiatisation.
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1 Faut-il anonymiser les terroristes dans les médias ?, France culture, 29 juillet 2016.
Leur cible prioritaire : les jeunes
La cible principale de ces organisations criminelles sont les jeunes parce qu’ils constituent une frange plus fragile, parce qu’en devenir. « Il n’existe pas de djihadiste sans jeunesse » affirme l’écrivain Yann Moix dans son dernier livre, « Terreur ». « Quand on est jeune, on fait des conneries. On a envie de se radicaliser, faire des choses un peu absolues. On ne relativise pas beaucoup quand on est jeune. On a l’impression que tout se joue à cette période de la vie, qu’on a le droit de tout faire, qu’il faut aller loin. Quand on regarde tous les terroristes de 1993 à nos jours, ils ont toujours été des jeunes. Ceux qui sont allés loin dans l’action, dans la mort, dans la pulsion sont en général des jeunes », explique-t-il lors d’une interview donnée au journal Métro8.
« Calqué sur le fonctionnement des sectes, le groupe terroriste entend une affirmation de son identité par la revendication d’actions percutantes, mais également par l’exhibition de signes ostentatoires, distinctifs, symbolisme marquant au fer rouge l’appartenance à une unité. Les spécificités individuelles se voient alors balayées par un vent hégémonique : la réflexion est bannie au profit d’une automatisation de l’action allant parfois jusqu’à la robotisation.9 »
Nous maintenir dans une impression d’insécurité permanente, nous soumettre à une terreur collective pour déstabiliser nos démocraties : voilà la stratégie des terroristes. Et il est bien difficile de ne pas se laisser prendre par le piège qu’ils nous tendent. Le traumatisme est palpable au sein de la population. Aujourd’hui, ces images sont entrées dans notre réalité, modifiant même nos comportements de tous les jours (limiter l’usage des transports en communs, éviter les rassemblements…), poussant certains à voter pour des partis populistes, voire d’extrême droite.
Mais la psychose ne nous a pas gagnés. La guerre civile n’a pas éclaté. Au contraire, au lendemain des attentats, on a pu voir ça et là des rassemblements pour réaffirmer les valeurs d’humanisme, comme un pied de nez aux criminels qui venaient d’ôter ces vies.
Il est vrai que la méfiance, le racisme, le repli identitaire, l’impression d’insécurité se sont accrus. On peut comprendre la réaction émotionnelle de tout un chacun face à cette nouvelle réalité. Les dirigeants ont répondu par des mesures sécuritaires qui limitent les libertés fondamentales, censées permettre aux services de renseignement d’être plus efficaces. Si elles ont eu le mérite au départ de rassurer la population, leur efficacité peut être remise en cause. Parce que comme les terroristes font usage de l’image pour nous convaincre de leur toute puissance, l’Etat, par l’usage de l’image forte de militaires en rue, a convoqué nos émotions et non pas notre réflexion, notre esprit critique.
Il est grand temps que le monde politique évite l’écueil électoraliste pour se concentrer sur le vrai problème de nos sociétés contemporaines, celui des injustices vécues par de plus en plus de citoyens, celui d’un manque de considération dont souffre la population, le manque d’un projet de société fédérateur innovant et humaniste qui offrirait à chacun et en particulier aux jeunes les perspectives plus joyeuses tant attendues. Car « le terrorisme se nourrit de la vacuité de l’offre politique qu’il remplit par des formes mythifiées de politisation”. »10
Questions de débat
• Confrontez vos expériences et vos perceptions
de la présence militaire en rue. Qui se sent rassuré ? Qui est plutôt inquiet ? Qui est indifférent ? Pourquoi ?
• Au fond : pourquoi des militaires ? Pourquoi pas une police de proximité ? Approfondissez ensemble cette question…
• Pensez-vous que la démocratie est menacée ? Par qui ? Par quoi ? Si oui : quelles seraient les pistes pour la renforcer ? Si non : pourquoi beaucoup de personnes en ont-elles le sentiment ?
1 “Génération attentat : militaires et policiers dans les rues, une présence qui devrait rassurer”, La Dépêche, 10 octobre 2016.
2 Jean-Baptise Jacquin, “Pour Amnesty International, la dérive sécuritaire en Europe est dangereuse”, dans Le Monde, 17 janvier 2017.
3 Denise Jodelet, “Dynamiques sociales et formes de la peur”, 16th International Summer School 2010, European Ph.D. on Social Représentations and Communication, Rome, Italy, 16–27 juillet 2010.
4 Idem.
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