Médias. Un électrochoc salutaire ? (février 2017)
Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes février 2017, p17 à 19
Que faire face à la tourmente qui balaie le monde de l’information ? La désinformation et la méfiance généralisée envers tous les « pouvoirs », dont celui des médias, font le lit du populisme d’extrême droite. Une solide remise en question s’impose à tous niveaux. Le cahier des charges est gigantesque et le chantier doit démarrer de toute urgence.
Les médias, que l’on appelle aussi le “quatrième pouvoir”, sont dans l’œil du cyclone. Ils prennent conscience de l’ampleur de la méfiance de l’opinion publique vis-à-vis des canaux d’information « traditionnels » (presse écrite, TV) et de sa crédulité vis-à-vis des fausses informations qui circulent de plus en plus sur les réseaux sociaux.
Leur rôle ambigu dans l’élection de Donald Trump et la contagion populiste qui risque de s’étendre en Europe les amène à prendre des mesures pour aider le public à faire le tri entre les vraies et les fausses informations. Mais aussi à réfléchir au sein des rédactions à leur déontologie journalistique (voir article page 6 à 9) et à la nécessité de retrouver le chemin d’un journalisme d’investigation de qualité.
Stigmatiser ou s’approprier Facebook ?
En France, des initiatives positives sont prises par le milieu journalistique pour aider l’internaute. Le journal français Le Monde vient de lancer le nouveau site Décodex qui analyse les sites d’information (www.decodex.com). Et un accord a été passé entre cinq journaux français et Facebook pour signaler aux internautes des sites ou des informations suspectes grâce à un code couleur.
Et en Belgique ? Pas encore grand-chose à signaler ?
Certains journalistes et spécialistes en communication estiment cependant que ces initiatives ne sont pas suffisantes. Interrogé dans l’émission RTBF “Les Décodeurs” du 29 janvier dernier, Nicolas Vanderbiest, assistant en communication à l’UCL, estime que ces initiatives “sont des effets d’annonce qui ne serviront à rien. Pour accéder au nouveau site du Monde, il faut vouloir faire le choix conscient de ne plus être pollué par les fausses infos. Or, le site du Monde n’est pas vraiment fréquenté par les gens qui consultent les Fake News”.
En réponse, François Heinderyckx, doyen de la faculté des Lettres à l’ULB, admet que “l’effet sera dérisoire et marginal”. Mais il salue le fait que les grands médias, dont c’est la responsabilité sociale d’informer les citoyens, se mobilisent et prennent des initiatives. Selon lui, c’est un bon début.
Damien Van Achter, professeur à l’IHECS et consultant et créateur de nouveaux formats numériques va un pas plus loin dans la remise en question des médias. Interrogé par Le Vif1, il affirme qu’ « on se trompe en croyant que l’on continuera à faire vivre des médias sur le simple fait d’expliquer des faits réels et de les vérifier. Car à l’heure de Facebook triomphant, l’émotion et la subjectivité dominent”. Il pense que les médias ne prennent pas la mesure de la révolution numérique à l’œuvre et que les mesures cosmétiques ne suffiront pas. « Et si je devais créer un nouveau média aujourd’hui, poursuit Damien Van Achter, ce serait sur les réseaux sociaux, au cœur de Facebook. Nous devons mener une guérilla. Les journalistes ont perdu la conscience du fait qu’ils sont une force de combat et de proposition. Les médias classiques ont ouvert un champ infini en permettant de réagir aux articles sur Internet, mais ils ont laissé le terrain en friche. (…) Ce terrain est désormais occupé par une minorité active de fachos et de cons. Il faut challenger le populisme avec du positif. Le rôle d’un média, c’est de se mettre au service des communautés existantes ».
Voilà donc un avis bien tranché. Et c’est une voie qui commence à se répandre dans le milieu journalistique. Pensons par exemple à ces 54 journalistes licenciés par la chaîne de télévision i-Télé qui ont décidé d’investir leur indemnité de licenciement dans la création d’un média d’information sur Facebook, Twitter et Youtube.
Qu’on le veuille ou non, l’avenir du journalisme ne peut donc plus se concevoir sans un passage obligé par les réseaux sociaux. L’enjeu pour les journalistes est de trouver la manière de les utiliser intelligemment et d’aider le public à faire la part des choses dans la masse d’informations qui ne fait qu’augmenter ; vérifier les sources, lire les articles et pas seulement les titres…
Médias et politique : Je t’aime, moi non plus
Mais si les médias doivent sérieusement questionner leur rôle et revoir leurs pratiques, ils sont également la cible d’une certaine classe politique qui les utilisent – voire les instrumentalisent – comme vitrine électorale, mais qui fustigent les journalistes dès qu’ils fouillent un peu trop dans leurs incohérences politiques ou dans leur feuille d’impôt.
En soi, ce jeu du chat et de la souris entre les médias et le monde politique est sain pour la démocratie. Sauf que le public, de plus en plus avide de sensationnalisme et de plus en plus désabusé par le fonctionnement de nos institutions démocratiques, est tenté de prendre pour argent comptant les thèses simplistes et démagogiques du populisme qui pratique la désinformation à grande échelle. Et pour combattre cette vague populiste qui se répand notamment via les réseaux sociaux, il faut s’attaquer aux racines du problème.
Ces racines sont sociales ; des conditions de vie de plus en plus difficiles et des frustrations dues à l’augmentation criante des inégalités. Elles sont aussi politiques ; une classe politique qui se montre impuissante à réguler une économie-casino, et des comportements personnels parfois inadmissibles lorsqu’on est censé être au service de la collectivité. S’il ne veut pas perdre le peu de crédibilité qu’il lui reste encore, le monde politique doit donc être plus proche des citoyens et de leurs réalités de vie… et faire le ménage pour être irréprochable et transparent.
Les médias ne sont que les vecteurs de ces dérives, mais ils ont une grande responsabilité dans la manière de traiter l’information et de la restituer. Après l’expérience “Brexit” et “Trump”, les médias et les réseaux sociaux ont réellement pris conscience de leur influence dans les campagnes électorales. La France et l’Allemagne (bientôt en campagne électorale elles aussi) ont décidé de prendre des mesures pour éviter des manipulations venant de l’étranger. Le site Breitbart News, fondé par le plus proche conseiller de Donald Trump, a d’ailleurs décidé de lancer des versions de son site… en allemand et en français. La menace de manipulation politique via les réseaux sociaux est donc bien réelle. Au point que le ministre de l’Intérieur allemand a récemment annoncé la création d’un Centre de défense contre la désinformation, craignant une intrusion russe dans le prochain débat électoral. Selon le journaliste Marcel Linden2, “les antieuropéens fourbissent leurs armes de désinformation massive en vue des élections néerlandaises, françaises et allemandes de 2017. Auxquelles les réseaux sociaux serviront de rampe de lancement”.
Les instances européennes se préoccupent également du risque de propagande pro-russe et islamiste qui visent à discréditer l’Union européenne par l’intermédiaire des médias et des réseaux sociaux. Une dizaine de fonctionnaires européens russophones sont chargés de suivre les médias russes et corriger les fausses informations sur les réseaux sociaux. Le Commissaire européen au numérique a aussi appelé les réseaux sociaux à prendre des mesures plus radicales, évoquant la possibilité de sanctions si Facebook ne prend pas des mesures pour limiter la propagation de fausses infos.
Le journaliste Marcel Linden estime cependant que corriger les “Fake News” est une arme à double tranchant car cela pourrait conforter certains dans l’idée que l’UE veut faire taire “des vérités qui dérangent”. Et dans une résolution prise en novembre dernier, le Parlement européen reconnaît que le travail de contre-propagande russe ou islamiste risque d’être vain s’il n’est pas accompagné d’un travail de communication positive, d’éducation des citoyens et de décryptage des contenus médiatiques.
A méditer
L’éducation permanente doit plus que jamais jouer un rôle dans la compréhension de l’information et dans l’analyse critique.
Comment y parvenir sans pour autant faire le lit des discours populistes ou antisystème ?
L’urgence de la prise de conscience
Mais l’éducation aux médias (tant pour les jeunes que pour les adultes) sera-t-elle à la hauteur pour faire face à la rapidité et l’ampleur du phénomène de désinformation et de désabusement qui tracent la voie de l’extrême droite ? Sans doute pas dans l’immédiat, car le travail de longue haleine de l’éducation permanente peut paraître en décalage par rapport à l’urgence de la réaction.
Le philosophe Edouard Delruelle estime en effet que “la seule réaction possible [à la montée du populisme], c’est une refonte en profondeur des pratiques politiques et de l’orientation générale de la société. Toute autre réaction de type pédagogique ou de sensibilisation ne serait que cosmétique”.
Peut-on prendre le risque de retarder l’éducation des jeunes aux réseaux sociaux ? Des voix se font souvent entendre pour réclamer une limitation de l’accès des jeunes aux réseaux sociaux, ou du moins, le retarder. Une bonne idée ? Média-Animation, asbl spécialisée dans l’éducation aux médias en Fédération Wallonie-Bruxelles répond : « Assurément pas, si l’on prend en compte la nécessaire éducation au numérique, bien plus efficace si elle est entamée précocement »3
Et faut-il négliger l’indispensable travail de compréhension du monde, des rapports sociaux et politiques ?
Le public le plus vulnérable sur le plan social l’est également souvent sur le plan culturel, car de plus en plus éloigné des médias classiques et de l’analyse critique qu’ils développent. Or, estime Paul de Theux4, la vie démocratique est profondément influencée par les médias, et les discours politiques sont essentiellement véhiculés par ceux-ci.
L’éducation permanente ne peut donc faire l’impasse sur la compréhension du monde et la prise de conscience du danger qui guette nos démocraties. “Le populisme marche parce qu’il donne l’impression d’apporter des réponses simples à des questions complexes, analyse Min Reuchamps, politologue à l’UCL. Une des répliques, c’est d’impliquer davantage les citoyens dans le processus de décision. Ce volet participatif est essentiel pour repolitiser la société. Il faut ramener les citoyens dans la délibération directe avec des personnes qui ont une autre opinion qu’eux. Paradoxalement, poursuit Min Reuchamps, cette ère de grands bouleversements est peut-être propice à un renouvellement accéléré de nos modes de fonctionnement. Et à une réappropriation citoyenne des enjeux5”.
Et parmi ces enjeux, celui du rapport que la gauche entretient avec les médias. La gauche les pointe souvent du doigt pour leur complaisance (volontaire ou inconsciente) avec « l’air néolibéral ambiant ». Mais au vu des discours antimédias (et anti-système) tenus ces derniers mois par de célèbres populistes, comment rester critique sans faire le lit des discours fascisants ? Autrement dit, la “suspicion systématique” envers les médias traditionnels n’ouvre-t-elle pas la voie à une “légitimation systématique” des médias autoproclamés alternatifs, sans avoir le discernement suffisant quant au respect de la déontologie journalistique ? Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’autocritique…
Quelques conseils pratiques
A utiliser seul ou en groupe
- Pour connaître la définition de la post-vérité, d’une Fake-News, d’un Hoax, d’un fait alternatif, de la ré-information… Consultez le Petit lexique de l’information sur www.lemonde.fr/lesdecodeurs
- Pour vérifier si un site internet ou un organe de presse est fiable ou non (valable uniquement pour les sites français) : www.lemonde.fr/verification
- Pour vérifier si une information qui circule sur les réseaux sociaux est un Hoax (canular) : www.hoaxbuster.com
- Pour en savoir plus sur les théories du complot les plus répandues, avec de nombreux exemples à l’appui, lire le dossier du participant d’une journée d’étude organisée par le ministère français de l’éducation nationale le 6 février 2016 : Réagir face aux théories du complot. Téléchargeable sur www.education.gouv.fr
- Pour aller plus loin dans la réflexion, le site internet de l’asbl Média Animation comporte également de nombreuses analyses pertinentes sur l’évolution du monde des médias et des réseaux sociaux. Et si vous cherchez un intervenant pour une conférence ou une animation, l’équipe éducative de Média Animation est constituée d’animateurs, de formateurs et d’enseignants spécialisés dans les domaines de l’éducation aux médias/multimédia et de la communication associative. Voir www.media-animation.be
Sous la coordination du MOC, des associations montoises viennent d’éditer un « Petit guide de survie en territoire médiatique » comprenant des fiches pédagogiques et de nombreuses références d’articles et de films et documentaires. Pour se le procurer : j.gras@ciep-hainautcentre.be – 065/35.39.63
- Quatre résolutions pour éviter le Tsunami, Olivier Mouton, Le Vif du 25/11/2016.
- Article de Marcel Linden dans La Libre du 28/12/2016.
- Facebook : Il est interdit d’interdire ?, Yves Collard, Média-animation, 20/12/2016
- L’éducation aux médias d’information au service de la citoyenneté, Média-Animation, 23/09/2015.
- Cité dans l’article d’Olivier Mouton dans Le Vif du 25/11/2016.
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