“Contre l’imaginaire du complot, faire front sur les réseaux sociaux » (février 2017)
Interview par Monique Van Dieren et Guillaume Lohest, Contrastes février 2017, p13 à 16
MARIE PELTIER
Historienne et enseignante à l’Institut Supérieur de Pédagogie (Haute École Galilée), elle a publié, en octobre 2016 : L’ère du complotisme, la maladie d’une société fracturée, aux éditions Les Petits Matins.
Nos sociétés sont fracturées et complexes. Le complotisme, ou conspirationnisme, propose des visions unifiées et simplifiées du monde. Cet entretien avec Marie Peltier, fait le point sur les origines, les paradoxes, les conséquences de cet imaginaire complotiste très largement répandu. Cela concerne les réseaux sociaux, les médias et les politiques, mais aussi nos luttes sociales, nos moyens d’action, nos stratégies. Le questionnement est garanti.
? Contrastes : Quelles sont les théories du complot les plus répandues au sein de l’opinion ?
? Marie Peltier : Clairement, celles qui concernent le 11 septembre 2001 et qui reposent sur une fracture entre l’Occident et le reste du monde. Ce sont celles qui cristallisent le plus de débat politique. C’est ce genre de théories qu’on a retrouvées au moment des attentats en France et en Belgique et ce n’est pas un hasard. Plus un événement possède une charge symbolique forte, plus il attisera de contre-discours. De la même façon que le 11 septembre a été utilisé comme symbole d’une attaque contre les valeurs américaines, les attentats en France ont polarisé l’attention sur une opposition entre « nos valeurs » et la désignation d’un ennemi extérieur. Les contre-discours complotistes, d’ailleurs, désignent toujours les mêmes coupables. On aurait, en gros, le camp américain qui orchestrerait les choses avec son allié israélien, à travers des pseudo-djihadistes utilisés comme instruments de cette oppression. C’est cela le coeur des théories du complot les plus influentes aujourd’hui.
? Ces théories ne sont-elles pas limitées à des cercles fermés ?
? Non, non ! Cet imaginaire du complot américano- sioniste a beaucoup pollué le débat politique classique. C’est une illusion de croire que ces théories « alternatives » seraient le fait de farfelus. Au moment des attentats à Charlie Hebdo, j’ai été très frappée de voir, lors d’interventions dans les écoles notamment, que cet imaginaire était partout. Cela ne veut pas dire que tout le monde dit explicitement qu’il s’agit de manipulations de la CIA… Le complotisme est un phénomène répandu à des degrés divers. Mais ce qui revient toujours, c’est un doute systématique à l’égard du récit officiel. C’est cela que le 11 septembre a inauguré : une scission dans le débat public entre ce qui serait le récit officiel et ce qui serait le contre-discours. Sans tenir un discours complotiste au sens fort, beaucoup d’acteurs de la société civile ont endossé ce réflexe de méfiance généralisée envers le discours médiatique et politique mainstream. Cette méfiance constitue un socle de pensée emprunté au complotisme.
? On dit souvent que ce sont surtout les jeunes qui sont séduits par les théories du complot…
? On ne peut pas nier qu’ils sont un des publics cibles. Il y a une fracture générationnelle. Une personne de vingt ans, aujourd’hui, est née avec Internet, vit éloignée de la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale, a grandi avec le schéma identitaire, de « guerre des civilisations ». À cela peuvent s’ajouter des éléments propres aux jeunes issus de l’immigration : une perte de repères dans leur histoire familiale, une mémoire de la colonisation qui n’est pas assez travaillée aujourd’hui.
Mais les jeunes ne sont pas les seuls touchés par les théories du complot, loin de là. Si on prend un regard large, je pense que le vingtième siècle a généré beaucoup de désillusions idéologiques, religieuses aussi. Il y a un besoin de croire qui touche toutes les générations. Par ailleurs, on peut aussi tomber dans ce genre de visions complotistes quand on essaie d’appliquer des grilles de lecture du passé à la situation actuelle. Par exemple, la grille de lecture anti-impérialiste héritée de la guerre froide. On le voit très fort dans le clivage de l’opinion autour de Poutine, qui fait fantasmer toute une série de personnes, comme s’il représentait une résistance à l’impérialisme occidental. Mais quand on reste ainsi scotché à cet anti-impérialisme à sens unique, qui date des années 70 et 80 et qui est par ailleurs louable en soi, on est quand même en-dehors de la réalité d’un monde devenu multipolaire, et qui le sera de plus en plus.
? Mais ne risque-t-on pas de s’interdire d’impérialisme, de délégitimer tous les contre-discours en les taxant de théories du complot ?
? C’est évidemment une question centrale. Car le complotisme pointe des failles et des dysfonctionnements qui sont réels : le manque de transparence, le manque de cohérence, les logiques d’oppression. Prenons l’exemple de l’intervention américaine en Irak en 2003. Le prétexte des armes de destruction massive était, en effet, un mensonge avéré ! Il y avait aussi un réel mouvement citoyen mondial contre l’intervention, qui a été outrepassé par l’administration Bush. Le désaveu et la méfiance sont donc enracinés dans des précédents historiques. Du coup, il y a un entre-deux dans lequel il est difficile de tenir debout. Personnellement, je suis à la fois détestée par les conspirationnistes ET par les anti-conspirationnistes. Le débat est polarisé en deux camps, on serait soit « anti-système », soit « dans le système ». Tout l’enjeu est de se tenir sur la crête…
Il faut dénoncer les théories du complot, surtout les idéologies oppressives qu’elles véhiculent, mais sans tomber dans l’interdiction de la critique politique. En réalité, le complotisme anti-américain, par son aveuglement, dessert les légitimes critiques envers les USA ou envers les impérialismes. Le cas de la Syrie est l’exemple- type. Beaucoup d’anti-impérialistes défendent aujourd’hui la ligne de Poutine, qui est un impérialiste par excellence. Cela n’a plus aucune forme de logique, on baigne dans le fantasme… Au fond, il faut essayer de sortir du rêve de la cohérence absolue.
Il y a un deuil à faire sur la division du monde en camps idéologiques clairs et il faut retrouver un peu de sagesse. Je crois qu’il faut sortir de la posture de dénonciation perpétuelle (je suis anti ceci ou cela) et travailler à notre propre parole. Complotistes et anti-complotistes se renforcent dans un jeu de miroirs quand on en reste à considérer le monde par opposition à un ennemi fantasmé, donc mal identifié.
A méditer
« Le complotisme est un phénomène répandu à des degrés divers. Mais ce qui revient toujours, c’est un doute systématique à l’égard du récit officiel.
– Y a-t-il certains événements au sujet desquels j’entretiens de gros doutes sur la version « officielle » des médias ? (Par exemple : le 11 septembre 2001, la guerre en Syrie, les attentats de Bruxelles ou de Paris, le nombre de réfugiés en Belgique…)
– Est-ce que je fais confiance à une autre « version » des faits ? Pourquoi ?
– À propos de la « propagande » : d’où vient-elle ? Quels sont les différents acteurs internationaux qui sont susceptibles de développer une propagande ? Comment garantir des médias libres, indépendants et compétents ?
? En tant que mouvement qui vise à l’égalité dans un monde foncièrement inégalitaire, nous avons pourtant besoin d’une communication offensive, tranchée parfois. Comme celle utilisée par Oxfam récemment, qui a mis en lumière que huit personnes détiennent la même richesse que la moitié de l’humanité… Comment se servir de l’image, de la force du symbole, sans glisser dans la démagogie ?
? La question est très délicate et je n’ai pas de réponse toute faite. Les mouvements engagés dans le combat social doivent être plus vigilants que jamais à la sémantique, à la terminologie, à la logique de pensée qu’ils véhiculent. On peut avoir la tentation de faire du marketing associatif, c’est normal dans le contexte actuel. Mais certains pensent qu’il faut aujourd’hui faire dans la simplification, dans le binaire, que c’est le seul moyen de mobiliser les gens qui, autrement, n’y comprendraient rien. Mais c’est précisément cette pensée binaire et simpliste qui fait le lit du complotisme et, ensuite, de l’extrémisme. En même temps, il y a un travail pédagogique indispensable… Honnêtement, c’est une question non résolue. Je pense seulement qu’il faut vraiment faire très attention au registre terminologique et symbolique utilisé.
Sans nous en rendre compte, nous avons tendance à aller puiser dans le vieux stock des réflexes populistes. Trump a été élu sur ce fond « anti-système ». Je prends un exemple : l’utilisation d’un terme comme « la finance ». Quand on connaît un peu l’histoire, on sait que ce registre sémantique-là est extrêmement lié au fascisme et à l’antisémitisme. Alors bien sûr, les associations qui travaillent ces questions vont toutes dire : oui, mais il y a des choses à dénoncer, c’est quand même scandaleux, etc. Et je suis d’accord. Mais attention aux mots utilisés, car ils peuvent faire basculer dans des idéologies qu’on ne souhaite pourtant pas favoriser. Faut-il vraiment dénoncer « la finance » en général ? Quel est précisément le problème, n’est-ce pas plutôt tels acteurs, tels mécanismes ? C’est une tension pédagogique permanente, il n’y a pas de réponse simple.
? Sommes-nous entrés dans une ère de « post-vérité », dans laquelle les faits n’auraient plus d’importance ?
? Je n’aime pas tellement cette expression qui est apparue d’un coup dans le débat public. Je trouve que c’est une vision dépolitisante et nébuleuse. Cela laisse entendre que le relativisme ambiant nous est tombé dessus comme ça, tout seul. Or si on en est là, c’est aussi parce que des acteurs politiques ont compris qu’ils pouvaient surfer sur le désaveu citoyen pour répandre des idéologies de substitution ou promouvoir des régimes autoritaires…
C’est une véritable guerre de l’information, un rapport de force médiatique. On l’a observé autour de la chute d’Alep récemment. Je pense qu’historiquement, il y a là un tournant… Pour revenir à l’expression en question, il y a une chose que j’aime tout de même, c’est que cela repose la question de la vérité. Pas la Vérité avec un grand V, mais au moins l’idée partagée qu’il y a des choses vraies et d’autres pas. Comme l’a dit un historien américain : si on ne croit plus que la vérité existe, si on est dans un relativisme absolu, il n’y a plus de critique politique possible. On le voit avec Trump d’ailleurs. Dès qu’on le dénonce, il répond : « fake news » (NDLR : fausses infos).
? Cette guerre de l’information fait rage, notamment, sur Facebook, Twitter, dans les commentaires d’articles en ligne… Devons-nous investir ce terrain-là ? Avons-nous un rôle à y jouer ?
? Les réseaux d’extrême droite et la propagande russe, qui se recoupent largement d’ailleurs, ont compris bien avant nous à quel point le nouveau terrain politique, ce sont les réseaux sociaux. Du moins en ce qui concerne la bataille des idées. Ils ont dix ans d’avance sur les progressistes. Et ils ont donc investi des formats spécifiques qui ont un impact important sur ces réseaux sociaux. Je crois donc qu’il faut vraiment arrêter avec les discours du genre : Internet ce n’est pas la vraie vie, pas la vraie politique, etc. Non, c’est là que ça se passe, qu’on le veuille ou non. Il faut bien se rendre compte que pour une majorité des jeunes, le fil d’actualités Facebook est l’unique source d’information. Et très souvent, sans même aller au-delà des titres, sans lire les articles partagés.
Il y a donc un enjeu fondamental d’occupation de cet espace par les acteurs démocratiques. Mais c’est abyssal… Car l’imaginaire complotiste a tellement gagné du terrain, y compris chez ces acteurs démocratiques, qu’il faut presque repartir de zéro. Il faut à la fois s’exprimer, mais de la manière la plus ajustée possible. On doit entrer, je pense, dans une grande réflexion sur les formats à proposer, mais aussi sur des initiatives collectives pour éviter les risques d’exposition personnelle qui sont réels. Le contexte de libération des paroles haineuses est tel qu’on ne peut plus faire les choses de façon artisanale, chaque militant dans son coin. Il est nécessaire de faire front et d’utiliser aussi les mêmes formats que les complotistes, pour que la contre-propagande puisse être efficace. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter d’analyser les choses en profondeur, surtout pas… Mais on ne doit pas se priver des formats qui marchent, il n’y a pas de raison de les laisser aux complotistes et aux racistes.
? Concrètement, à quels formats faites-vous allusion ?
? Par exemple, ce qui se répand le mieux sur les réseaux sociaux, ce sont les images accompagnées d’une phrase-choc assez simple à comprendre. Mais aussi les vidéos courtes, ce que le monde associatif commence à faire. Et puis réfléchir à la longueur de nos articles. C’est un constat, les gens lisent moins. Sans abandonner les réflexions longues, on peut réfléchir à des doublons plus synthétiques, plus directs. C’est d’ailleurs une tendance journalistique… Au-delà de 4000 signes, je crois, les gens ne lisent plus.
? Du coup, ils ne liront pas cette interview…
? (Rires) Bon, on sait qu’il reste un public averti à qui le format long convient encore, mais n’oublions pas que l’enjeu, c’est maintenant de toucher les autres… Il s’agit de quitter une posture qui a été assez répandue dans nos milieux de gauche et qui s’apparente à une forme de snobisme : les réseaux sociaux, ce serait un truc trop léger, trop branché, pas sérieux… C’est fini, ça. Le temps est venu de l’action concertée et collective sur ce terrain-là, c’est urgent car le retard est énorme.
? Vous êtes enseignante en école supérieure. Vous êtes donc confrontée à cette méfiance envers les discours officiels, de la part des étudiants… Quelle expérience en retirez-vous ? Comment s’y prendre pour contrer cet état d’esprit si répandu ?
? Ce qui me semble apporter le plus, c’est le fait d’incarner ce qu’on dit. C’est la question de la cohérence. Tenir un discours, avoir une posture, ça ne passe plus du tout auprès des jeunes en général. Je pense qu’il ne faut pas hésiter à dire d’où l’on parle, pourquoi on dit ce qu’on dit. Une des causes qui a créé le rejet du système, c’est le manque de sens, la déconnexion entre ce qu’on raconte à l’école, ce qu’il « faut apprendre » et le vécu. Il faut vraiment réinjecter du sens, ce qui veut dire engager sa personne et son être. J’ai observé que le sens se partage mieux quand on peut situer ce qu’on dit dans une trajectoire personnelle, sans pour autant étaler sa vie privée.
Le désaveu à l’égard de la parole d’autorité, en général, est très profond. Je me souviens d’un étudiant à qui je mentionnais différents sites de fact-checking, de désintox pour lutter contre le complotisme. Il s’est subitement insurgé contre ce retour d’une parole d’autorité, qui propose de « rétablir la vérité ». Ça ne passe plus du tout. Du coup, maintenant j’accepte cela. Je partage ce qui, moi, m’a aidée, mais je laisse mes interlocuteurs refuser ce qui ne fait plus sens pour eux. La posture, l’autorité, l’expertise, il faut prendre acte que ça ne marche plus. Du coup, c’est très engageant pour l’enseignant (ou pour le pédagogue en général).
? Pour terminer, revenons aux médias, disons, classiques. Sont-ils influencés par ce complotisme ambiant ?
? Oui, évidemment. Tout cela devient très poreux. À tel point que certaines critiques envers les médias en deviennent risibles. L’imaginaire du complot, la réhabilitation de régimes autoritaires, le discours anti-système, les critiques politiques binaires, le climatoscepticisme, les théories anti-vaccins, même la propagande du régime syrien, tout cela trouve des échos importants dans les médias classiques. Il n’y a pas d’un côté des médias « du système » et de l’autre des théories alternatives. Les frontières sont poreuses. C’est donc une vraie imposture des réseaux complotistes quand ils se disent persécutés par les journalistes. Et en même temps, à côté de ce phénomène d’influence, il y a aussi du renforcement en miroir. L’hyperfocalisation actuelle sur les questions de l’Islam, du terrorisme, des attentats contribue à alimenter le réflexe de suspicion systématique des complotistes : ils nous parlent de cela, disent-ils, pour masquer les « vrais coupables », autrement dit, dans leur vision binaire, ce fameux « axe américano-sioniste »…
Dans ces phénomènes d’influence et de renforcement, les médias sont très mal pris. Quoi qu’ils fassent, au fond, ils sont critiqués. Je pense qu’il faut les soutenir. Et je ne parle pas ici des grands patrons de groupes de presse évidemment, ne confondons pas tout, je parle des journalistes qui sont aujourd’hui assez désemparés. N’oublions pas qu’ils sont très nombreux à essayer de faire leur boulot le mieux possible, et qu’ils sont en fin de compte un reflet de la société. Il faut démystifier les « médias », leur prétendue déconnexion du monde, etc. La plupart des journalistes sont juste des gens comme vous et moi.
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