Une ère « Post-vérité » ? Oui, mais… (février 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes février 2017, p 3 à 5
Et tout à coup, nous avons changé d’époque. En 2016, nous serions entrés dans l’ère de la “post-vérité”, c’est-à-dire littéralement de “l’après-vérité”. Que signifie cette expression ?
Comment s’est-elle imposée dans notre vision du monde au point d’avoir été sacrée “mot de l’année” en langue anglaise par le dictionnaire britannique Oxford ? Et surtout, est-elle adaptée à la situation, est-elle pertinente ?
Quelques jours après le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE (le Brexit), la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, publie un long article intitulé « Comment la technologie a perturbé la vérité ». Elle y développe la thèse suivante : en résumé, le rapport aux données factuelles et à la vérité des événements serait aujourd’hui assez souple, voire carrément inexistant, chez un nombre croissant de personnalités politiques de premier plan et dans l’opinion publique en général. Ce phénomène est lié au bouleversement du rapport à l’information engendré par les réseaux sociaux. Katharine Viner reprend notamment l’exemple de la promesse-phare faite par les candidats en faveur du Brexit. Ceux-ci affirmaient qu’en cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni pourrait réinjecter 350 millions de Livres Sterling par semaine dans son système de protection sociale. Malgré le démontage rapide de cet argument par divers médias et spécialistes, ce mensonge a fait mouche dans l’opinion. Quelques heures après l’annonce des résultats, Nigel Farage, alors leader du parti d’extrême droite U-Kip et partisan de la sortie de l’UE, reconnaît d’ailleurs qu’il ne peut pas garantir cet apport financier promis. Mais qu’importe : dans l’ère de la « post-vérité », le mensonge conscient rapporte des voix.
A chacun sa vérité
L’élection de Donald Trump est évidemment l’autre grand événement de 2016 qui donne à ce concept de « post-vérité » toute sa portée. Le milliardaire a accumulé les déclarations mensongères, outrancières et approximatives, sans que cela ait desservi sa cause. Au contraire, sa stratégie de communication « anti-médias » a parfaitement fonctionné. Il est également avéré que des dizaines de sites de fausses informations ont contribué à alimenter le buzz autour de Donald Trump et à renforcer la défiance envers Hillary Clinton. Ces fausses informations sont souvent purement et simplement inventées par des sites « indépendants » dont l’unique objectif est de générer un grand nombre de vues et de clics pour vendre de la publicité1. Un titre-choc du genre « L’ancien chasseur de primes de Clinton avoue avoir tué des gens pour de l’argent » (l’exemple est authentique) attire beaucoup plus d’internautes friands de scandales (bien que ce soit totalement faux) que des articles sérieux reposant sur des recoupements d’informations. La cérémonie d’investiture de Donald Trump a récemment confirmé que le nouveau président des États-Unis ne compte pas changer de rapport à la vérité. Refusant de reconnaître la faible assistance présente ce jour-là, son équipe a proposé sa version de la vérité, rebaptisée en « faits alternatifs » : la foule présente « a été la plus importante à avoir jamais assisté à une prestation de serment, point final » a-t-on décrété du côté de chez Trump.
Ce recul d’un certain consensus autour de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, au profit d’un affrontement de « points de vue », de rumeurs et de récits stéréotypés, est notamment permis par un climat de méfiance généralisée envers les institutions (médias, sciences, partis politiques, etc.) et entretenu par le fonctionnement des réseaux sociaux. Sur Facebook, par exemple, le tri des publications visibles par les utilisateurs se fait en fonction de leurs centres d’intérêts, ce qui conduit à des « bulles » d’opinions qui peuvent coexister dans une sorte de chaos informationnel où tout semble se valoir. « De plus en plus, écrit Katharine Viner, ce qui passe pour des faits n’est qu’un point de vue de quelqu’un qui pense que c’est vrai – et la technologie a permis à ces “faits” de circuler facilement. »2
La faute aux médias ?
Toutefois, le concept de « post-vérité » ne fait pas l’unanimité. Les médias traditionnels le brandissent comme une explication commode à la montée des populismes. Trop commode, disent certains, au premier rang desquels l’économiste Frédéric Lordon. Celui-ci s’insurge contre l’absence d’autocritique du monde des médias3. À ses yeux, ceux-ci sont responsables de la situation qui permet à des Trump de triompher. Pour Lordon, si les électorats sont séduits par les discours faussement « antisystème » de leaders populistes, c’est parce que le « système médiatique » a évacué toute dimension politique dans son traitement des événements. « Les médias » auraient en quelque sorte accepté et favorisé l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, en le présentant comme une donnée naturelle. Ils auraient décrédibilisé, par prétendu réalisme, toutes les authentiques alternatives de gauche. Quant à la pratique du « fact-checking » (vérification des faits), à la multiplication des « décodeurs » aujourd’hui dans la presse, ce ne serait qu’une réaction pathétique et inutile. Lordon réaffirme donc avec force la critique des médias telle que l’a faite Serge Halimi dans son livre “Les nouveaux chiens de garde” écrit en 2005 et adapté à l’écran en 2012.
Cette piqûre de rappel sur la responsabilité des grands médias dans leur perte de crédibilité est à la fois prolongée et nuancée par Daniel Schneidermann, journaliste français qui anime le site indépendant de décryptage des médias Arrêt sur images. Lordon a raison, dit-il, de rappeler que les faits bruts n’existent pas, qu’ils sont toujours perçus à travers une grille de lecture et que l’alibi de neutralité des médias est un trompe-l’œil. Mais il pointe l’incohérence d’une critique excessive des médias. Quel aurait été l’intérêt de ceux-ci à faire élire un président qui les méprise et les menace ? Pourquoi ont-ils donné une telle audience au protectionnisme de Trump s’ils sont les « chiens de garde » de la mondialisation néolibérale ? « Sans doute parce que « la presse » n’obéit pas seulement à l’objectif unique que lui assigneraient, selon Lordon, ses patrons milliardaires (marteler les bienfaits de la mondialisation heureuse). Elle est le jouet d’injonctions implicites contradictoires : marteler ces bienfaits, certes, ET faire de l’audience et du spectacle, y compris avec les plus spectaculaires gladiateurs combattant cette mondialisation, ou feignant de la combattre. »4 Par ailleurs, estime encore Schneidermann, le factchecking est peut-être insuffisant, tardif, inefficace, mais il n’est pas pour autant inutile. Par exemple, ajoute-t-il, quand les décodeurs du journal Le Monde démontent les mensonges de François Fillon sur le bilan du thatchérisme en Angleterre, on peut difficilement les taxer de « chiens de garde du néolibéralisme ».
Un océan de confusion
En outre, la critique totale des médias, telle que la pratique Lordon et, avec lui, une bonne partie de la gauche radicale, risque de passer à côté d’un autre phénomène qui explique l’apparition du concept de « post-vérité ». Il s’agit de l’immense zone trouble de la production et de la circulation d’informations hors des circuits classiques, sur des milliers de blogs, de sites de soi-disant « ré-information », sur les réseaux sociaux. Il y règne une grande confusion (voir encadré). On peut y trouver des initiatives de très grande qualité, mais aussi des réseaux de propagande d’extrême droite, des hoax grossiers (voir article en pages 10–12), des véritables gourous de l’opinion, des théories du complot… La démocratisation des pratiques d’information a longtemps été vue comme une opportunité : chacun pouvait devenir un média indépendant ! Mais on voit aujourd’hui qu’elle débouche sur un relativisme chaotique et inquiétant. Le vrai, le faux et le douteux se mélangent sur les pages Facebook et dans l’esprit des gens.
Alors, l’ère de la post-vérité ? Concept pertinent ou non ? Pour le philosophe Michaël Foessel, il faut distinguer les registres. « La confrontation entre les discours et les faits appartient à la déontologie journalistique : on peut légitimement espérer que cette vérification joue un rôle dans le comportement des électeurs. Mais la politique, du moins dans sa version démocratique, commence lorsque l’on admet que les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des interprétations. Quand François Fillon, dont le style n’a pourtant rien à voir avec celui de Trump, affirme que la France est en « faillite », il n’énonce pas un fait, il raconte une histoire. »5
On peut lui opposer une autre histoire sans remettre en cause les faits, par exemple en proposant de « distinguer la logique de l’Etat de celle d’une entreprise au nom de la puissance monétaire dont est capable le premier. » La vérification des faits est indispensable à assurer les conditions du débat démocratique. Mais c’est sur le terrain de la narration que l’enjeu est essentiel. Quelle histoire proposons-nous ? Actuellement, la dénonciation généralisée du « système » (médias, politiques, finance) semble surtout bénéficier à nos adversaires politiques, c’est-à-dire à l’extrême droite. Trump, Le Pen, Poutine, entre autres, parviennent à alimenter et à capter la rage « anti-système » à leur profit. Et cela, en grande partie grâce à de véritables stratégies de propagande sur les réseaux sociaux.
La proie et l’ombre
Il est donc urgent d’ajuster le regard critique sur les médias à l’ensemble de ce qui façonne aujourd’hui les opinions. C’est-à-dire, toujours en partie à la presse écrite et audiovisuelle, mais aussi et surtout à cet immense océan d’informations non vérifiées et de récits prêt-à-penser qui bénéficient souvent, par principe d’opposition, d’une plus grande indulgence des critiques de gauche que les médias institutionnels. Il n’est évidemment pas question ici de souhaiter une quelconque censure, mais d’appréhender les risques à leur juste mesure. Les collusions d’intérêts, la concentration financière des grands médias, la tendance des éditorialistes à orienter l’opinion restent à dénoncer. Mais il faut prendre acte du fait que c’est en-dehors de ces canaux traditionnels, précisément parce qu’ils ont perdu une grande part de leur crédibilité, que se propagent aujourd’hui des visions du monde qui tournent le dos, non seulement à un certain idéal de fidélité au réel, mais aussi à la démocratie. Dans une fable célèbre, Esope, puis Lafontaine, racontent l’histoire d’un chien qui, voyant sa proie reflétée dans l’eau, la lâcha pour tenter de se saisir du reflet. Il faillit se noyer, et « n’eut ni l’ombre ni le corps ». Cette fable peut nous questionner. À force de tirer à boulets rouges sur les médias et les institutions qui se sont acoquinés avec le néolibéralisme, ne risque-t-on pas de perdre les fondements de notre démocratie dans l’aventure, emportés par les flots d’une rage populaire captée par des idéologies réactionnaires ? Certains signes sont inquiétants.
UNE CONFUSION GÉNÉRALISÉE… L’EXEMPLE DU « GAZODUC » EN SYRIE
Certaines fausses infos sont très simples à démonter. Elles relatent un fait qui n’a pas eu lieu, travestissent des photos, des dates ou des lieux. Le problème de ces fausses infos ponctuelles, c’est leur nombre, et l’absence de vérification par ceux qui les lisent.
Il est par contre beaucoup plus compliqué de déconstruire des « théories » plus globales, qui s’appuient sur des éléments réels mais en inventant, ou en exagérant, les liens de cause à effet. Parfois, il s’agit de théories du complot assez claires. Mais bien souvent, on est en présence de discours confus, d’un ensemble d’arguments et de convictions qui utilisent des portions de vérités au service de grilles de lecture politiques figées.
Un exemple ? Une théorie a énormément circulé au sujet de la guerre en Syrie : celle qui prétend que le conflit serait dû à des opérations de déstabilisation venues de l’extérieur (de l’Occident) à cause d’une histoire de gazoducs. Ce récit a été repris par toute une série d’acteurs : de l’extrême droite à l’extrême gauche, des médias classiques (notamment France 2 avec l’émission Un Œil sur la planète du 18 février 2016) aux sites complotistes, des militants pacifistes aux éditorialistes conservateurs…
Ce qui sème la confusion, c’est qu’il y a eu effectivement des projets de gazoducs avérés dans la région. Mais la chronologie, l’analyse complexe des acteurs en présence et, surtout, l’abondance de témoignages de civils syriens, établissent avec certitude que l’origine du conflit est la répression brutale et disproportionnée d’une contestation pacifique populaire spontanée.
Néanmoins, la confusion demeure, car chacun trouve dans le récit du gazoduc une manière de conforter sa propre grille de lecture, anti-impérialiste pour les uns, ouvertement pro-Assad pour d’autres… Et le décodage par certains médias, minutieux et précis, ne suffit pas à lever les doutes. Faut-il parler de « post-vérité » ? Peut-être plutôt de confusion généralisée : on bricole, avec des petits morceaux de vérité, des théories fumeuses qui nous arrangent.
Pour aller plus loin sur ce sujet, voir notamment Cédric Mas, « Syrie, pour en finir avec cette histoire de gazoducs », billet invité sur le blog de Paul Jorion www.pauljorion.be
A méditer…
Beaucoup d’informations alternatives circulent hors des circuits classiques, sur des milliers de blogs, de sites de soi-disant « ré-information », sur les réseaux sociaux. Cela peut créer une grande confusion…
– Y a-t-il certains sujets à propos desquels je ne sais plus ce qui est vrai et ce qui est faux ?
– Quels sont, au contraire, les sujets à propos desquels je suis « sûr de mon fait » ?
– Pourquoi cette différence ? Quel est le critère décisif qui me permet d’adopter un point de vue ?
1 Benoît Le Corre, « En Macédoine, Trump est une machine à cash pour des sites d’info crapuleux » sur Rue89, 4 novembre 2016.
2 Luc Vinogradoff, « Les médias dans l’ère « de la politique post-vérité », dans Le Monde, 12 juillet 2016.
3 Frédéric Lordon, « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? » dans Le Monde Diplomatique, 22 novembre 2016.
4 Daniel Schneidermann, « Le fact-checking, impuissant mais nécessaire » dans Libération, 27 novembre 2016.
5 Michaël Foessel, « Après la vérité ? », dans Libération, 1er décembre 2016.
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