La fortune sourit à ceux… qui l’ont déjà (décembre 2017)
Auteure : Christine Steinbach, Contrastes décembre 2017, p3 à 5
En 2013, le Forum économique mondial déclarait que les inégalités économiques croissantes sont la principale menace pour la stabilité sociale.
Quatre ans plus tard, l’économie demeure toujours au service des 1%. L’évasion fiscale en est un pilier. Mais aussi cette idée que seules les inégalités « excessives » sont problématiques.
En janvier dernier, à l’heure du traditionnel sommet de l’élite politique et économique à Davos, l’ONG Oxfam publiait un rapport1 implacable : huit hommes possèdent à eux seuls autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, composée majoritairement de femmes. Comme en 2015, l’économie reste littéralement au service des 1% de super nantis qui possèdent autant de richesses que le reste de la planète. Et si les écarts se sont un peu réduits entre les pays, c’est surtout le fait d’une croissance de quelques pays émergents.
Par contre, au sein même des pays, les écarts se creusent et atteignent des sommets qui nous ramènent un siècle en arrière.
L’économie des super-milliardaires
La richesse s’entoure d’un voile d’opacité. En Belgique où le secret bancaire est toujours d’actualité, on ne le sait que trop. Pour établir ses calculs, Oxfam ne dispose que des données fournies par le Crédit suisse pour son « global wealth databook » (rapport sur la richesse mondiale) de 2016. Selon ces données de base, les huit hommes les plus fortunés du monde (ceux du classement Forbes) possèdent autant de richesses que les 3,6 milliards les plus pauvres de la planète. Cet écart s’avère beaucoup plus important qu’on ne s’y attendait.
Surtout parce que, compte tenu de données provenant d’Inde et de Chine, on s’est aperçu que la moitié la plus pauvre possède moins qu’on ne pensait.
Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer cette aggravation des inégalités ? La rémunération du capital est évidemment en cause. Pour maximiser celle-ci et verser les dividendes attendus à leurs actionnaires, les grandes entreprises font pression sur les producteurs à la base de la chaîne d’approvisionnement.
Par exemple, note Oxfam, les producteurs de cacao qui percevaient 18% de la valeur d’une barre de chocolat dans les années ‘80, n’en perçoivent plus que 6% actuellement. La pression sur les salaires, le recours au travail forcé, voire à l’esclavage sont utilisés dans le même but.
Un lobbying intense pour influencer les législations voire des élections, dans un sens qui leur est favorable, est également à l’oeuvre. De même que la corruption : « A eux seuls, les pots-de-vin coûtent annuellement plus de 1.500 milliards de dollars à l’économie » dénonce Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international (FMI). Soit près de 2% du PIB mondial !2
Et puis il y a la pratique de l’éludement de l’impôt et de l’évasion fiscale. Grandes entreprises et grandes fortunes se servent d’un réseau de paradis fiscaux pour éviter l’impôt et d’une pléthore de gestionnaires pour « optimiser » le rendement de leur patrimoine.
Le nouvel « âge d’or » des rentiers
La fortune de Bill Gates a augmenté de 50% en seulement dix ans (2006–2016). « Les plus fortunés, note Oxfam, accumulent les richesses à un tel rythme que le premier « super-milliardaire » du monde pourrait voir son patrimoine dépasser 1.000 milliards dans 25 ans à peine ». Il est difficile d’imaginer quel train de vie cela représente. En fait, il faudrait débourser chaque jour un million de dollars pendant 2.738 ans pour dépenser ce millier de milliards !
Or, ces fortunes colossales ne sont pas simplement le fruit mérité du labeur. Elles sont aussi le résultat de choix politiques qui ont favorisé leur concentration. Dans son ouvrage « Le capital au 21e siècle », l’économiste Thomas Piketty démontre combien le système capitaliste est voué à fabriquer les inégalités de richesses de manière exponentielle. Cela tient au fond à une loi simple : les revenus des placements croissent toujours plus vite que les salaires. D’autant plus vite si la croissance économique est faible. Et si les politiques mises en oeuvre brident l’inflation, fragilisent ou refusent d’instaurer un salaire minimum garanti, et réduisent la progressivité de l’impôt. Selon le FMI, dans les pays de l’OCDE, le taux marginal d’impôt sur les revenus les plus élevés est passé de 62% en moyenne à 35% entre 1981 et 2015. Piketty estime que, pour le patrimoine, il se situe en dessous de 30% en Occident.
Résultat : depuis trente ans, on assiste à une reconcentration des patrimoines. Cette dynamique est exponentielle. Au-delà d’un certain volume, la fortune se reproduit toute seule. Et la génération suivante en hérite. Selon Piketty, ces fortunes héritées représentent aujourd’hui 70% de la valeur des patrimoines en France, contre 45% en 1970. Ce qui entraîne un double écart. D’abord entre les générations : 13% des personnes nées en 1970–80 hériteront de l’équivalent d’une vie de travail, contre 2% de la génération
1910–1930. Et puis entre les personnes : plus de 1 sur 10 héritera d’un montant au moins équivalent à ce que les 50% qui n’hériteront rien ou presque, gagnent sur toute leur vie. Aussi Piketty plaide-t-il pour l’instauration d’un impôt mondial de solidarité sur la fortune.
Quelques mesures des écarts :
- En 23 ans (1988–2011), les revenus des 10% les plus pauvres ont augmenté de 65 dollars. Ceux des 1% les plus riches, de 11.800 $. Soit 182 fois plus1 ;
- Une personne sur dix vit avec moins de 2 $ par jour. La fortune des huit super-milliardaires s’échelonne de 75 milliards de dollars (Bill Gates, fondateur de Microsoft) à 40 milliards $ (Michael Bloomberg, fondateur de Bloomberg LP) (Forbes, 2016) ;
- Sept personnes sur dix vivent dans des pays où les inégalités se sont accentuées ces trente dernières années ;
- Au Vietnam, la personne la plus pauvre mettra plus de dix ans à gagner ce que la plus riche gagne en une journée ;
- Dans les vingt prochaines années, en Inde, 500 personnes pourront transmettre à leurs héritiers plus de 2.100 milliards de dollars. C’est plus que le PIB de ce pays qui compte 1,3 milliard d’habitants ;
- Au cours des 30 dernières années, le revenu de la moitié la plus pauvre de la population aux Etats-Unis n’a PAS évolué. Le revenu des 1% les plus riches a augmenté, lui, de 300% ;
- En Europe, le rapport entre le revenu d’un CEO et celui d’un travailleur moyen atteint aujourd’hui 1 à 300 ou 500 en Europe (il était de 1à 20 aux Etats-Unis après la 2e guerre mondiale)2.
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1. Toutes les données de cet encadré proviennent, sauf mention contraire du rapport d’Oxfam, 2017
2. Defraigne Pierre, « La faille inégalitaire se creuse en Europe », opinion, parue dans La Libre, 18 octobre 2017
Le poids de l’évasion fiscale
Le 6 novembre dernier, un nouveau scandale d’évasion fiscale était révélé. Les « Paradise Papers » sont le fruit d’un travail d’investigation mené par plus de 200 journalistes au sein d’un consortium mondial de 96 médias. L’évasion fiscale est un facteur clé du creusement des inégalités.
Gabriel Zucman, prof d’économie français à l’université de Berkeley en Californie, estime que sur le plan mondial, l’évasion fiscale engendre une perte de l’ordre de 350 milliards chaque année. Pour les pays pauvres, Oxfam évalue le coût à 100 milliards de dollars chaque année. Le chiffre semblera moins abstrait si l’on sait que cette somme permettrait de scolariser 124 millions d’enfants qui n’ont toujours pas accès à l’éducation.
La perte due à l’évitement de l’impôt ou à l’évasion fiscale est deux fois plus lourde à supporter en moyenne dans les pays dits en développement, où elle pèse 16% du PIB, que dans les pays dits avancés (8%). Des entreprises étrangères dont la société mère se trouve en Europe, en Chine ou aux USA, et qui cherchent à implanter une filiale, commencent par mettre deux ou trois pays en concurrence en réclamant des « fisc holidays » (vacances fiscales). Le « moins-disant » fiscal l’emportera.
Le recours aux paradis fiscaux est également courant. Ces entreprises ne contribuent donc pas aux efforts déployés tant bien que mal pour améliorer l’accès aux soins de santé ou à l’éducation des populations autochtones, dans les Etats où elles exploitent pourtant les ressources pour pouvoir faire des profits.
L’Occident doit cesser de protéger l’évitement des taxes
Le continent africain est particulièrement touché par cette fuite illicite des capitaux. Il perd chaque année entre 30 et 60 milliards. Selon les chercheurs du « Panel de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique »3, ce chiffre est une estimation basse. L’économiste Léonce Ndikumana4 pointe un manque aigu de moyens techniques et humains. Mais surtout, il rappelle que les pays africains voient leurs ressources – dont le pétrole – exploitées surtout par des (grosses) entreprises étrangères5. « Non seulement l’Afrique ne bénéficie pas des fruits du capital investi dans les mines et le pétrole, puisque le profit est rapatrié dans les pays d’origine […] Mais en plus il y a très peu d’effets induits au niveau de l’économie nationale, étant donné que les compagnies extractives, qui sont étrangères, réinvestissent très peu sur place ». Souvent plus fortes économiquement que les pays où elles s’implantent, ces entreprises sont outillées pour élaborer leurs rapports et se défendre en justice.
Elles sont aussi soutenues par leur pays d’origine : « Les gouvernements africains ont affaire aux entreprises mais aussi aux gouvernements des pays dont elles sont originaires.
Cela veut dire que la gouvernance mondiale actuelle est elle-même un problème ». Pour Léonce Ndikumana, la création du Panel, et le fait que les Nations Unies reconnaissent que la fuite des capitaux est un énorme frein au développement, représentent des avancées.
Mais il plaide aussi pour que l’Occident s’efforce de « discipliner » ses entreprises : « les pays sont hypocrites lorsqu’ils disent « on va vous aider » en donnant un peu d’aide financière, au lieu de dire « on va vous aider en bloquant à nos compagnies les possibilités d’éviter les taxes » ».
Les inégalités fracturent les sociétés
Winnie Byanyima, directrice générale Oxfam international, prévient : « Les inégalités enferment des centaines de millions de personnes dans la pauvreté, fracturent les sociétés et affaiblissent la démocratie ». Richard Wilkinson a démontré que la misère de « statut » est plus insupportable encore que la misère de condition. Parce qu’il est par-dessus tout pénible de se sentir exclu de la communauté, traité comme surnuméraire. Plus pragmatiquement, les élites se sont aperçu que la concentration des richesses est en réalité un frein à la croissance et non un moteur.
Le FMI a donc commencé à plaider pour taxer davantage les plus riches. Mais… prudemment :
« Nous savons tous qu’il convient de lutter contre les inégalités excessives. Mais nous savons aussi qu’un certain niveau d’inégalité est stimulant et utile. Il encourage la concurrence, l’innovation ou l’investissement… ». Et d’ajouter : « En d’autres termes, se démarquer des autres est un moteur essentiel de la prospérité »6. Alors on peut se le demander : quels seront les moyens vraiment mis en oeuvre pour améliorer ne serait- ce que la redistribution si le socle de valeurs reste inchangé ? Nos journaux font la publicité pour des outils d’optimisation fiscale. Nos loteries nous invitent à devenir « scandaleusement riches ». Sans parler des réformes fiscales façon Trump, Michel ou Macron. Pour changer la donne, ce n’est pas de prudence que nous avons besoin, mais de courage. Oser reconnaître que les inégalités socio-économiques sont mères du « pire des mondes ». Et se donner les moyens d’un nouveau pacte social, au-delà des frontières dépassées des Etats.
- « Une économie au service des 99% », publié par Oxfam, 16 janvier 2017. Disponible sur www.oxfam.org
- Lagarde Christine, « Vers une reprise plus pérenne qui profite à tous », allocution lors de la séance de l’assemblée annuelle, 13 octobre 2017
- Ce groupe a été mis sur pied en 2012 conjointement par la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique et par la Commission de l’Union africaine
- Pigeaud Fanny, « L’Afrique lourdement handicapée par la fuite des capitaux », Médiapart, publié en ligne le 8 novembre 2017
- Contrairement au Moyen-Orient où la plupart des entreprises sont nationales
- Lagarde Christine, « La marée montante doit aussi porter les plus petites embarcations », allocution lors des grandes conférences catholiques, 15 juin 2015
Questions de débat
– Que feriez-vous si vous aviez de quoi dépenser un million d’euros par mois
– Si vous étiez à la tête du gouvernement, quelle serait votre première mesure pour lutter contre les inégalités ?
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