La fiscalité ne contribue pas à réduire les inégalités (décembre 2017)
Le faible taux de taxation du patrimoine mobilier et immobilier fait de notre pays un paradis fiscal pour les grosses fortunes. L’effet redistributif de l’impôt prend de plus en plus du plomb dans l’aile. Daniel Puissant, coordinateur du Réseau pour la justice fiscale (RJF), nous explique pourquoi.
Interview réalisée par Monique Van Dieren, Contrastes décembre 2017, p 10 à 11
Contrastes : On dit que les inégalités de revenus en Belgique n’ont pas tendance à se creuser. Pourtant, le patrimoine des Belges ne cesse d’augmenter. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?
Daniel Puissant : La fiscalité est censée diminuer les inégalités. Avec cependant un grand bémol, car il faut faire la distinction entre les impôts directs et indirects. La plus grande partie des impôts indirects provient de la TVA sur la consommation, à laquelle les bas revenus contribuent proportionnellement davantage par rapport à leurs revenus. Les impôts indirects ne sont donc pas redistributifs. Par contre, l’impôt sur le revenu (IPP) a en principe un caractère progressif dans lequel les plus gros revenus contribuent davantage. Par ailleurs, les revenus ne sont plus globalisés, ce qui signifie que les revenus professionnels, immobiliers et mobiliers sont taxés séparément et à des taux différents. Autrement dit, les revenus du travail (salariés, indépendants, fonctionnaires) sont relativement fort taxés, alors que ceux de l’immobilier (revenus locatifs) et du capital (actifs financiers) le sont beaucoup moins.
Ce phénomène creuse fortement les inégalités de richesse en Belgique, alors que les inégalités de revenus sont quant à elles relativement stables.
Et ceux qui ont un gros patrimoine peuvent créer une société qui, via des déductions fiscales et les paradis fiscaux, paieront nettement moins (voire pas du tout) d’impôt.
D’autres mécanismes contribuent à rendre la fiscalité inéquitable. Les déductions fiscales bénéficient quasi exclusivement aux moyens et hauts revenus ; épargne pension, travaux d’isolation, déduction fiscale de l’emprunt hypothécaire, frais professionnels, titres-services…
Ces avantages fiscaux contribuent à diminuer encore le taux d’imposition effectif des hauts revenus. On estime que plus de 50% de la fraude fiscale est pratiquée par les 10% les plus riches. L’addition de tous ces “avantages fiscaux” (taxation faible voire nulle sur certains revenus, fraude fiscale, évasion fiscale) contribue à éroder les recettes fiscales. Cela a des conséquences sur le citoyen lambda : il paie proportionnellement plus d’impôts, et les services publics et la protection sociale subissent un sous-financement chronique.
Donc, la politique fiscale belge a un caractère redistributif inversé, à savoir qu’elle contribue à creuser les inégalités plutôt qu’à les atténuer. Alors que la part des salaires dans le PIB ne cesse de diminuer depuis les années 80, la part des revenus du capital ne cesse d’augmenter et cette tendance se renforce.
Cette évolution de la fiscalité en Belgique est-elle récente ?
Les gouvernements Martens-Gol ont suivi la vague néolibérale anglo-saxonne dans les années 80–90. L’impôt a perdu progressivement son caractère redistributif. Le précompte mobilier est devenu libératoire, c’est-à-dire qu’on taxe forfaitairement et faiblement les revenus du capital. Les taux les plus élevés d’imposition ont été limités à 50%, alors qu’ils étaient de plus de 60% dans les années 60–70.
La grande trouvaille des années 80–90, c’est la libre circulation des capitaux qui s’est développée à une vitesse incroyable grâce aux nouvelles technologies de communication. Avant, les paradis fiscaux étaient des lieux peu accessibles. Les plus riches se déplaçaient en voiture avec leurs valises de billets vers le Luxembourg, la Suisse ou Monaco. Maintenant, l’argent se déplace virtuellement à toute vitesse et l’opacité qui règne dans ces territoires fait en sorte qu’on ne connaît quasi rien sur les constructions juridiques qui permettent l’évasion fiscale, sauf lorsqu’il y a des fuites grâce à des enquêtes faites par des consortiums de journalistes. Et les moyens mis par les Etats pour démonter ces constructions fiscales sont dérisoires.
La situation semble encore s’aggraver avec le gouvernement Michel. Quelles sont les nouveautés en matière de fiscalité ?
Il y a d’abord le fameux tax shift. Le gouvernement a légèrement diminué le précompte professionnel, qui est un petit cadeau aux salariés. Mais, il a augmenté les accises et la TVA sur la consommation, notamment sur l’électricité. En même temps, il a fortement diminué les cotisations patronales sans condition de création d’emplois, ce qui est un gros cadeau aux entreprises…
Il vient également d’adopter une réforme de l’impôt des sociétés. Cela signifie que le taux nominal d’impôt va diminuer progressivement de 33,99% actuellement à 25% en 2020. Et puisqu’il est prouvé que la diminution de l’ISOC n’encourage pas nécessairement les investissements, les actionnaires vont sans doute voir leurs dividendes augmenter encore.
Cette réforme est un choix idéologique. On fait plaisir à l’électorat des partis de la majorité gouvernementale, mais ça a peu de chances de relancer l’activité économique. Ce n’était pas l’esprit initial du tax shift, qui devait servir à diminuer l’impôt sur le travail et augmenter celui sur le capital.
La globalisation des revenus était partiellement d’application dans les années 60. Le RJF souhaite son retour. Est-ce envisageable ?
En théorie, c’est la meilleure mesure pour rétablir la justice fiscale, puisque tous les revenus, quelle que soit leur source, seraient globalement taxés de la même manière. Mais même si le rapport de force politique permettait de mettre en place cette mesure, il y a de nombreux écueils à éviter. La fuite des revenus personnels vers l’impôt des sociétés, d’abord. Pour éviter le passage abusif en société (dont le taux d’imposition est plus faible), différentes mesures d’ajustement devraient être prises simultanément. Un deuxième écueil, c’est que les revenus du capital peuvent être placés dans les paradis fiscaux pour ne pas être taxés à l’impôt des personnes physiques. Cela réduit fortement la base taxable. Sans mesure pour éviter ces fuites, la globalisation des revenus se retournerait donc contre ceux qui n’ont pas la capacité d’échapper à l’impôt.
A ce stade, cela reste une utopie tant qu’une série de conditions ne sont pas réunies et qu’il n’y a pas d’harmonisation européenne autour d’une telle mesure.
Pour être efficace, la lutte contre les paradis fiscaux doit être internationale. A son niveau, la Belgique ne pourrait-elle pas commencer par empêcher les banques de favoriser l’évasion fiscale ?
Les paradis fiscaux ne sont pas des îles éloignées du système économico-financier mondial, ils font partie intégrante de ce système. Le pouvoir économique réel est aux mains des multinationales, les Etats ne font généralement pas le poids ou ne veulent pas tenter de le faire. Au niveau européen, deux mesures positives sont cependant à épingler : l’échange automatique d’informations entre pays, et la directive anti-abus fiscaux qui devrait permettre de limiter les déductions pour des constructions fiscales.
En Belgique, le gouvernement pourrait “responsabiliser” les banques, les avocats fiscalistes et les sociétés de consultance en les obligeant à dénoncer au fisc les constructions artificielles et la fraude fiscale organisée. Ils sont théoriquement obligés de le faire… mais ce sont eux qui mettent ces constructions en place ! Or, lorsqu’on voit les conclusions de la Commission d’enquête sur les Panama Papers, onv constate qu’il n’y a pas de volonté réelle de le faire. La CETIF (Cellule de traitement des informations financières, indépendante du SPF Finances) constate qu’il y a très peu de dossiers déposés. Ce qui compte pour les banques, c’est l’argent. Elles s’en font beaucoup grâce à l’évasion fiscale, issue notamment du blanchiment d’argent, du trafic illégal d’armes et de drogue, de la prostitution… C’est de l’argent facilement gagné pour les banques puisque leurs clients les rémunèrent pour les risques qu’elles prennent. Si une banque crée une société dans un paradis fiscal, elle se fait rémunérer pour ses services et pour les hommes de paille dont elles disposent sur place. C’est le cas de toutes les grosses banques qui font du Private Banking, c’est-à-dire des conseils pour l’investissement (BNP, HSBC…).
DANIEL PUISSANT travaille à l’administration fiscale et est délégué syndical à l’UNSP. Il est membre actif d’ATTAC et coordinateur du Réseau pour la justice fiscale, qui regroupe une quarantaine d’ONG, syndicats et associations, dont les Equipes Populaires.
Vous travaillez à l’administration fiscale. On y entend de plus en plus monter la grogne. Qu’est-ce qui met les agents du fisc en colère ?
Le plus frustrant, c’est le manque de moyens en termes de personnel. En cinq ans, le nombre d’agents contrôleurs a diminué de 48% en 5 ans. La charge de travail augmente, ce qui signifie qu’il y a beaucoup moins de contrôles et donc de recettes fiscales. L’informatique est désuète, la législation se complexifie, ce qui permet aux avocats fiscalistes de s’engouffrer dans toutes les brèches pour favoriser l’évasion fiscale de leurs clients. On constate un manque de considération du pouvoir politique vis-à-vis des fonctionnaires et des organisations syndicales. De nombreux bureaux sont supprimés, ce qui éloigne les citoyens des services de proximité. Un service par internet a été créé mais il ne permet même pas le contact téléphonique. Ceux qui demandent des délais de paiement (les moins nantis) ne sont absolument pas pris en compte. On dit qu’on va pouvoir régler le problème du manque de personnel grâce à l’informatique, mais ça ne résout pas tout.
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