Les inégalités, terreau du dégagisme (décembre 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes décembre 2017, p 12 à 14
Certains s’inquiètent de la montée des populismes et du climat malsain qui s’installe dans nos sociétés. Par ailleurs, les inégalités socio-économiques atteignent des records. Cet article tente d’établir des liens entre les deux phénomènes.
« Qu’ils s’en aillent tous ! » publiait Jean-Luc Mélenchon dès 2010, ciblant les « patrons hors de prix », les « sorciers du fric », les « financiers qui vampirisent les entreprises » et les « barons des médias ». Lors de la récente campagne présidentielle française, s’inspirant du slogan des révolutionnaires tunisiens de 2011, le même Mélenchon théorisa le « dégagisme ». Objectif ? « Dégager » les professionnels installés dans la politique depuis des décennies. Cet état d’esprit est partagé au-delà des clivages idéologiques. Le « Tous pourris ! » était déjà un grand classique de l’opinion, il est en train de devenir un point cardinal du débat public. Le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron a d’ailleurs surfé sur cette vague dégagiste pour faire son trou. Le tout sur fond d’un abstentionnisme qui gagne du terrain à chaque scrutin.
Méfiance et complotisme
Mais le mécontentement demeure, car ce ras-le-bol général n’est pas une affaire de personnes uniquement. La méfiance envers les institutions elles-mêmes devient la règle. En Belgique, l’étude Noir-Jaune-Blues publiée par le journal Le Soir a diagnostiqué une crise de confiance profonde au sein d’une société fracturée. Symptôme aggravé, comble de ce phénomène de divorce entre les populations et leurs institutions, certains interprètent toute l’actualité sous l’angle d’une conspiration des élites contre le peuple. Et ce complotisme, criard ou larvé, explicite ou rampant, agit en quelque sorte comme l’expression caricaturale, fantasmée, d’une désappropriation des institutions démocratiques. Celles-ci ne fonctionnent plus ? C’est parce qu’elles ont été confisquées par des « oligarques » et des « médiacrates », pense le complotiste – qui, le plus souvent, s’ignore
Une hypothèse puissante
Le 23 février 2017, lors d’un débat organisé par les Équipes Populaires sur les médias, Edgar Szoc (BePax et chroniqueur à la RTBF) avait posé l’hypothèse que la perte de confiance dans les médias, entre autres institutions, était à mettre en lien avec l’augmentation des inégalités. C’est cette hypothèse, inspirée par Richard Wilkinson et Kate Pickett1, que nous souhaitons élargir et parcourir ici, en la faisant nôtre. Edgar Szoc la définit ainsi : « Tout se passe comme si, à partir d’un certain seuil d’inégalités, c’était l’existence même d’un certain monde commun entre les différentes catégories sociales qui était menacé – un monde commun dans lequel peuvent se forger non seulement une certaine idée de l’intérêt général, mais également des catégories communes d’appréhension du réel et des évidences partagées2 ».
L’air de rien, cette hypothèse est très puissante, car elle permet de répondre à tous ceux qui réduisent le progrès social à la lutte contre la pauvreté. L’imprégnation idéologique de cette idée libérale est telle qu’on trouve beaucoup de gens, aujourd’hui, qui s’offusquent qu’on puisse trouver à redire au libre-échange ou à la mondialisation. La proportion de personnes en situation d’extrême pauvreté ne cesse de reculer, c’est un fait. C’est donc, disent-ils, que nos systèmes économiques sont pertinents ! Il n’y a pas d’alternative, en concluent-ils, et ceux qui se plaignent feraient mieux de se souvenir des conditions de vie des siècles passés…
Pauvreté absolue et relative
« Qu’importe que certains soient riches à millions, si même ceux dont la situation est la plus dure aujourd’hui vivent mieux que ne vivaient les rois il y a plusieurs siècles ? » questionne Rutger Bregman dans son best-seller Utopies réalistes3. « Cela importe énormément, ajoute-t-il. Parce que c’est la pauvreté relative qui compte. Si riche que devienne un pays, l’inégalité joue les rabat-joie. »
La pauvreté relative, c’est donc la pauvreté par rapport aux autres, par rapport aux autres membres de la communauté politique, par rapport à la société dans laquelle on vit. Alors que la pauvreté absolue, c’est le fait d’être objectivement en-deçà d’un certain seuil de ressources matérielles, qu’on définit généralement en dollar(s) par jour. La pauvreté relative est donc proportionnellement liée au niveau d’inégalités. Plus celles-ci sont importantes, plus le nombre de personnes relativement pauvres est important, même si ces pauvres « relatifs » sont peut-être, en valeur absolue, moins pauvres qu’avant. Au fond, en usant d’une métaphore empruntée au domaine de l’énergie, cela revient à évaluer le rendement d’un système économique. Si la majorité de la richesse produite profite à une minorité de la population, on peut parler d’un rendement extrêmement médiocre. Qui voudrait d’un système de chauffage, même ultra puissant, s’il ne chauffe qu’une seule pièce de la maison ? Et même si les pièces voisines ont gagné quelques degrés, qui dirait d’un tel système qu’il est performant ? Chacun préférerait un système un peu moins puissant, mais avec une meilleure distribution de la chaleur.
Inégalités et santé
L’hypothèse que les inégalités sont sources de tensions dans une société n’est pas une simple intuition. Elle est appuyée par des études scientifiques, notamment dans le domaine de la santé. La corrélation entre la richesse d’un pays et la santé de sa population n’est pas automatique. Schématisons. Jusqu’à un certain point, il est indispensable de créer de la richesse au sein d’une société pour qu’elle enregistre des progrès sociaux. Mais passé un certain seuil (un PIB/habitant moyen de 15.000 dollars), il semble que l’augmentation de richesse n’ait presque plus aucun impact sur le bien-être de la population. Ce constat a été fait par Wilkinson et Pickett, en croisant les courbes du PIB/habitant et l’index des problèmes sociaux (cf. ci-dessous) pour les pays dits « développés ». On le voit, il n’y a pas de corrélation entre ces deux courbes. Par contre, si l’on croise cet index des problèmes sociaux avec le taux d’inégalités au sein d’un pays, alors la corrélation devient limpide (cf. ci-dessous). Plus les sociétés sont inégales, plus il y a de problèmes sociaux.
« Pour le dire dans les termes de Wilkinson, les « conséquences psychosociales » sont telles que les personnes qui vivent dans des sociétés inégalitaires passent plus de temps à s’inquiéter de la manière dont les autres les voient, ce qui mine la qualité des relations (et se manifeste, par exemple, dans la méfiance à l’égard des étrangers ou dans l’anxiété par rapport à son statut). Il en résulte une tension qui est à son tour un important facteur de maladie et de problèmes de santé chroniques.4 »
Un sentiment d’égalité ?
Qu’il y ait une corrélation objective entre inégalités et problèmes sociaux ne nous dit pas encore comment les inégalités sont vécues, perçues par les personnes elles-mêmes, et comment cela se traduit dans leurs attitudes. Cela ne nous dit pas non plus pourquoi dans certaines circonstances, et certaines proportions, les inégalités semblent supportables, et ce qui fait qu’à partir d’un certain moment elles ne le sont plus. D’où cela vient-il ? Pourquoi les humains seraient-ils incapables de se contenter de ce qu’ils ont – pour autant que cela suffise objectivement à (sur)vivre – si leurs voisins ont davantage ?
Ce sentiment d’égalité serait-il inné ? Certaines études de psychologie menées avec des groupes de très jeunes enfants tendent en tout cas à montrer que le besoin d’égalité apparaît très tôt : « Dès 3 ans et demi, les enfants peuvent distribuer des ressources de manière égalitaire lorsque cela concerne des tierces personnes ; dès 2 ans, ils peuvent partager des ressources avec un adulte qui en fait la demande ; dès 15 mois, ils peuvent déjà être sensibles à une situation d’égalité entre deux personnes et offrir leur jouet préféré à des adultes qu’ils ne connaissent pas. Très jeunes, les comportements d’entraide sont l’expression du développement et des préoccupations d’égalité 5 ».
Par ailleurs, des études6 menées avec des animaux (notamment certains singes, les chiens et les loups) ont également montré chez ceux-ci des comportements « égalitaristes » : les capucins bruns, par exemple, se mettent en colère si l’un de leurs congénères reçoit une meilleure récompense pour le même exercice ! Inné ou pas, le besoin d’égalité apparaît en tout cas très tôt, est universellement répandu et existe chez donc vraisemblablement pas une lubie de gauchiste, mais plutôt constitutif de notre humanité, voire de notre sociabilité.
Le moment où tout se fracture
Une autre notion essentielle est à prendre en compte dans notre réflexion : la « croyance en un monde juste ». Celle-ci est définie par les psychologues comme un biais cognitif qui « conduit les personnes à penser que les gens obtiennent ce qu’ils méritent et méritent ce qu’ils obtiennent7 ». Il s’agit davantage d’un besoin de croire en un monde juste que d’une croyance affirmée, mais peu importe : la force de cette illusion de justice a une portée politique, car elle permet de percevoir les inégalités économiques comme le résultat de processus justes. Les psychologues sociaux appellent cela des « systèmes de légitimation ». Dans nos sociétés démocratiques, l’idéologie de la méritocratie a joué, à ce titre, un rôle primordial. Conjuguée à des systèmes redistributifs robustes comme la sécurité sociale, elle a permis de légitimer des inégalités persistantes pourtant évidentes.
Or n’est-ce pas, justement, cette « croyance en un monde juste » qui est en train de se fracturer aujourd’hui ? Mais pourquoi seulement aujourd’hui ? Peut-être simplement parce qu’une limite a été franchie. Nous supposons – c’est une hypothèse, encore une fois – que cette croyance explose comme sous l’effet d’un écartèlement. Autrement dit, la croyance en un monde juste peut sans doute fonctionner jusqu’à un certain niveau d’inégalités (tout en entraînant, en proportion, des problèmes sociaux). Mais au-delà d’un seuil critique, ou point de bascule, elle se romprait brutalement. Libérant, du même coup, des émotions collectives incontrôlables, des croyances incontrôlées : l’idée que les illuminati ont pris le pouvoir, par exemple, que les migrants sont les agents d’un « grand remplacement », que les Chinois ont inventé le réchauffement climatique ou que la CIA dirige le monde.
Et ce point de basculement, cette fracturation de la société est peut-être encore plus décisive que nous ne voulons l’admettre. En effet, certains voient dans l’explosion des inégalités ni plus ni moins qu’un des principaux facteurs d’effondrement civilisationnel8.
L’égalité résoudrait-elle tout ?
L’hypothèse que nous avons explorée pourrait laisser penser, par effet miroir, que tous nos problèmes seraient résolus si l’on parvenait à bâtir une égalité totale, un égalitarisme radical. Mais au contraire, il y a fort à parier que cela conduirait à une situation tout aussi peu adaptée aux êtres humains. Dans leur ouvrage, Wilkinson et Pickett « font référence à une étude marquante publiée en 2011 aux États-Unis. Un échantillon de plus de cinq mille Américains se voit présenter trois niveaux théoriques d’inégalités dans une société : aucune inégalité ; des inégalités correspondant, de facto et sans qu’ils ne le sachent, à la Suède ; et un troisième scénario correspondant à la société américaine. Près de 92% des répondants ont exprimé une préférence pour la répartition « à la suédoise », et ce quelle que soit leur couleur politique : démocrate ou républicain9 ». L’égalité est donc une notion ouverte et qui est à construire politiquement.
Enfin, établir une corrélation significative entre l’explosion des inégalités et le basculement de nos sociétés dans un climat de défiance envers les institutions ne signifie pas qu’il s’agit là d’une explication exclusive ni même à sens unique. Car il est probable que ce climat de défiance renforce, en retour, les inégalités. La N-VA, Trump, Macron n’ont-ils pas accédé au pouvoir en partie sur fond de dégagisme ? Or, chacun à leur manière, et sans assimiler le racisme des premiers au pragmatisme libéral du président français, ils mènent tous des politiques inégalitaires
L’hypothèse se limite donc à ceci : l’augmentation des inégalités est un terreau fertile pour la méfiance, le complotisme, le dégagisme, le populisme. Cela ne les rend nullement légitimes ; cela les rend possibles. Cela ne valide aucunement les discours qu’ils peuvent produire ; cela explique que beaucoup y ajoutent foi. Déconstruire les simplismes, les généralisations et les mensonges de ces discours est indispensable. Mais c’est sans doute insuffisant si, par ailleurs, un terreau d’inégalités demeure. Notre action doit donc surtout porter, en priorité, sur ce terrain-là.
Source : Wilkinson et Pickett, The Spirit Level.
- Il n’y a pas de corrélation entre le PIB (axe horizontal) et l’index des problèmes sociaux.
- Il y a une corrélation claire entre le taux d’inégalités et l’index des problèmes sociaux.
Question de débat
- Selon vous, l’inégalité peut-elle dans certains cas être acceptable ? Dans quel domaine ?
- Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Éditions Les petits matins, 2013, 512 pages.
- Edgar Szoc, Inspirez, conspirez. Le complotisme au XXIe siècle, La Muette, 2016, pp. 66–67.
- Rutger Bregman, Utopies réalistes, Seuil, 2017, pour la traduction française, p. 69.
- Rutger Bregman, op. cit., p. 70
- Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Les liens qui libèrent, 2017, p. 158.
Les sources des études citées sont détaillées dans l’ouvrage. - Cf. Frans de Waal, « Le comportement moral chez les animaux », conférence TEDx, www.ted.com ; cf. également les recherches du Wolf Science Center de l’université de médecine vétérinaire de Vienne (Autriche) sur les chiens et les loups, relayées par Anne-Sophie Tassart, « Chiens et loups ont conscience des inégalités », www.scienceetavenir.fr, 11.06.2017.
- Marie Duru-Bellat, « La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? », Sociologie 2011/2 (vol. 2), pp. 185–200.
- Pablo Servigne et Raphaël Stevens, « Les inégalités, un facteur d’effondrement », Etopia, www.etopia.be
- Pascal Canfin, préface à Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Éditions Les petits matins, 2013, 512 pages.
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