Effondrement | Alternatives : Faut-il être optimiste pour agir ? (Février 2018)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes février 2018, p17 à 19
Mais il y a les initiatives de transition ! Et le film Demain ! « Partout dans le monde, des solutions existent ! » Le fourmillement d’alternatives locales est indéniable et nécessaire. Pour autant, faut-il ne voir que cela ? Ne communiquer que sur cela ? Cet article interroge les liens entre l’optimisme, la lucidité et l’action.
Les jardins partagés foisonnent, les monnaies alternatives aussi, et que dire du renouveau des coopératives, des repair cafés, des groupes d’achats communs, du maraîchage bio, etc. !
« Et si montrer des solutions, raconter une histoire qui fait du bien, était la meilleure façon de résoudre les crises écologiques, économiques et sociales, que traversent nos pays ? » Tel était le pari de l’équipe du film Demain, qui a récolté un immense succès en salles de cinéma. Telle est aussi l’opinion la plus répandue : pour agir, pour mobiliser les gens, il faut susciter l’espoir d’un monde meilleur. « Les gens en ont marre d’entendre des mauvaises nouvelles ! » C’est peut-être un cliché, mais il a fini par s’imposer. Les mauvaises nouvelles, on n’en veut plus, on veut voir des choses chouettes !
Dans la démarche du mouvement de la transition, initié par Rob Hopkins, les projets démarrent souvent par la construction collective d’un « rêve » concernant le futur du territoire où l’on vit. Rob Hopkins en est conscient, « l’effondrement est une possibilité », dit-il, mais cela ne servirait à rien d’en parler. Car « si on déclare que tout va s’effondrer et que ce sera terrible, les gens se découragent alors que c’est précisément à ce moment-là qu’on a besoin d’imagination et de capacité d’adaptation. Le pessimisme est un luxe qu’on ne peut pas se permettre. On peut juste se permettre de se retrousser les manches1. »
Et pourtant
On ne peut qu’être d’accord avec l’intention de Rob Hopkins. Mais la façon dont sa vision est interprétée ou reprise par une foule de personnes conquises par cet état d’esprit pose question. Sans douter un seul instant de la pertinence des initiatives de transition ni des intentions bienveillantes des promoteurs de « bonnes ondes », on est en droit de se demander si la culture de ce mouvement peut se réduire à celle de la « pensée positive ». L’enthousiasme auquel il appelle n’est pas une émotion artificielle qu’il faudrait construire en se persuadant que l’avenir sera meilleur. Cela, ça peut être une stratégie de communication, que d’aucuns jugeront nécessaire à certains moments et à certains égards. Mais le cœur de l’action s’enracine dans une vision plus complexe.
Rob Hopkins lui-même, d’ailleurs, dans son Manuel de transition, ne refuse pas les constats qui dérangent. Il consacre toute la première partie de son livre à mettre le doigt sur le lien unissant le changement climatique et le pic du pétrole. Il faut voir les deux ensemble, insiste-t-il, pour bien comprendre la situation inextricable dans laquelle nous sommes. Dans un second temps, ou en parallèle, développer une vision positive et agir est in- dispensable. Mais cela n’annule pas la prise de conscience. Il y a une nuance entre la lucidité joyeuse et l’optimisme béat. Se construire une vision pour agir dans sa direction, c’est très différent de penser qu’on trouvera for- cément des solutions puisque « l’être humain s’en est toujours sorti ». Le film Demain, lui aussi, s’ouvre sur le récit d’une prise de conscience des scénarios d’effondrement, suite à la lecture d’une étude célèbre2. Mélanie Laurent raconte ce déclic : « J’ai lu l’étude pendant que j’étais en- ceinte, j’étais sous le choc, j’ai passé la journée à pleurer et j’ai maudit Cyril [NDLR, Cyril Dion, co-réalisateur du film] de m’avoir plongée dans un désespoir pareil. Jusqu’à la découverte de cette étude, il ne s’agissait “que” de faire un film positif. Tout d’un coup, cela devenait un film nécessaire, et cela a été un formidable moteur3. »
L’optimisme comme obstacle
Ainsi, les plus formidables dynamiseurs d’alternatives positives sont enracinés dans une conscience de l’effondrement. Il est étrange, du coup, que leurs stratégies de diffusion et d’animation à destination du grand public semblent reposer sur la croyance qu’il faudrait éviter d’en parler, ou de trop s’attarder sur les catastrophes et la gravité de la situation. Nous pensons, au contraire, qu’il est absolument indispensable de se laisser toucher par l’étendue des dégâts pour construire, non pas des solutions, mais des alternatives solides et collectives.
Car que risque-t-on, en s’alignant sur le discours médiatique consistant à ne pas montrer la face catastrophique des scénarios pour demain ? On risque de donner aux alternatives un statut de « loisirs sympas », de « passe-temps de bobos ». À force de vouloir masquer la gravité de la situation, on alimente cette image légère des alternatives. Si on ne voit que leur côté coloré et joyeux, elles paraissent en effet marginales, elles ne pèsent pas grand-chose, elles semblent déconnectées des « vrais problèmes ». Leur sens politique est indissociable de la gravité des constats d’effondrement. Passez ceux-ci sous silence, et ces alternatives continueront à être considérées comme des îlots insignifiants. Effondrement et alternatives sont les deux faces d’une même pièce. Il faut regarder les deux côtés.
Pour le militant lui-même, un optimisme béat peut aussi être une illusion dangereuse. On ne se mobilise plus aujourd’hui de la même façon qu’hier. Le philosophe et psychiatre Miguel Benasayag, qui a milité contre la dictature en Argentine (1976–1983), estime que notre époque exige que nous nous engagions, certes, mais sans s’abreuver de grandes promesses, de grands idéaux. Nous vivons une époque obscure, explique-t-il, dans le sens où nous ne voyons pas quel modèle de société pour- rait, clé sur porte, remplacer celui que nous connaissons. Nous devons donc lutter sans espoir d’une société parfaite à venir. Benasayag nomme cela un « engagement-recherche ». Et ce n’est pas évident, car nous avons baigné dans une autre culture militante, celle du 20e siècle, qui se fondait plutôt sur des certitudes et des idéologies à mettre en pratique. Cet engagement-là est illusoire, car il promet l’avènement d’un « autre monde » ; il condamne le militant à la tristesse et à l’aigreur car cette promesse n’est jamais réalisée. Au contraire, l’engagement-recherche inscrit ses luttes dans ce monde-ci et à partir des humains tels qu’ils sont (et pas tels qu’ils devraient être)4.
LA PEUR… PAS SI MAUVAISE CONSEILLÈRE !
Selon plusieurs études de psychologie1, la peur est un vecteur d’action plus efficace que l’espoir. Contrairement aux idées reçues, selon lesquelles il faudrait « éviter de faire peur aux gens », une grande méta-analyse publiée en 2015 dans le Bulletin de Psychologie concluait que les messages insistant sur la gravité et la probabilité des problèmes étaient plus efficaces pour faire évoluer les comportements.
Plus récemment, « deux chercheurs de l’Université de Taiwan en ont fait le centre de leurs recherches. Leur étude, publiée dans le Journal of Advertising Research a cherché à savoir quelles étaient les réactions des consommateurs à des com- munications traitant du réchauffement climatique en fonction de l’émotion qu’elle cherchait à faire passer : peur, ou espoir. (…) Les résultats de cette étude ont été particulièrement significatifs : ils montrent que quand on mobilise la peur, les messages passent plus efficacement auprès du public. En effet, les individus exposés à un message véhiculant la peur ont été plus attentifs, plus intéressés, mais ils sont aussi plus passés à l’action ! »
Évidemment, il ne s’agit pas de manipuler ou d’inventer des fausses mauvaises nouvelles. Mais quand des situations graves se présentent (le réchauffement climatique est de cet ordre, et pire encore), notre responsabilité est de dire à quel point c’est grave. En ouvrant aussi des pistes d’action, mais sans avoir peur… de faire peur.
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1.Clément Fournier, « Espoir ou peur : que faut-il privilégier pour parler d’écologie ? », E-RSE, La plateforme de l’engagement RSE et développement durable. https://e-rse.net
Tant d’alternatives !
S’interdire un optimisme béat et de grandes promesses, cela ne veut pas dire ne rien faire ! Nous en avons chaque jour la preuve : les alternatives au modèle dominant se multiplient partout. Rien qu’en Belgique francophone, par exemple, le Réseau des Consommateurs Responsables (RCR) recense à ce jour près de 1200 alternatives de consommation, comme les jardins partagés, les GAC ou les repair cafés5.
D’autres projets alternatifs sont portés à de plus larges échelles. C’est le cas des monnaies locales, par exemple, qu’on retrouve à Liège (le Valeureux), à Mons (le ROPI), à Grez-Doiceau (les BLES), dans la région de Rochefort (le Voltî), en Gaume (l’épi lorrain), entre autres. Encore plus ambitieux, les projets de ceintures alimentaires6 autour des villes, dont la plus aboutie est incontestablement celle de la ré- gion liégeoise. À Charleroi, une dynamique est en cours également. Dans ce contexte, des coopératives alimentaires ont aussi émergé (Hes- bicoop, Paysans-Artisans, Agricovert, etc.), et même un supermarché coopératif à Bruxelles : BEES coop7, inspiré par la Park Slope Food Coop et La Louve à Paris. L’économie sociale et solidaire, les coopératives semblent connaître une seconde jeunesse.
Le collectif Adret, à l’origine du célèbre livre Travailler deux heures par jour (1977), vient de publier un ouvrage intitulé Même si on pense que tout est foutu. La parole y est donnée à des collectifs et résistants de tous horizons qui, sans espoir de sauver le système socio-économique en train de s’effondrer, agissent au quotidien pour esquisser d’autres manières de faire société. Le titre du livre est tiré d’une réplique de Philippe, un militant climatique de Genève. « Même si on pense que c’est foutu, agir est profondément juste » affirme-t-il. Ainsi, l’action est avant tout fondée sur le désir de justice. Paysans urbains, autoconstructeurs d’éoliennes, coopératives, collectifs autochtones, activistes non-violents… « D’une certaine manière, toutes ces expériences incitent plutôt à faire passer la pratique avant la théorisation : “il faut d’abord construire, réfléchir en construisant, en parler le soir, boire un coup ensemble, en reparler, et ensuite tirer un enseignement de ce qu’on a fait et conceptualiser petit à petit ce qu’on est en train de faire.”8
Effondrement et alternatives sont les deux faces d’une même pièce.
La puissance d’agir, source d’optimisme
Alors, finalement, faut-il être optimiste pour agir ? Non. Car c’est sans doute l’inverse qui est vrai, suggère Miguel Benasayag. « L’idée répandue que rétablir l’espoir serait la condition pour que l’époque retrouve puissance, joie et engage- ment est donc, en fin de compte, une erreur de raisonnement. Ce ne sont pas la joie, la lutte, l’agir qui sont le résultat de l’espoir et de l’optimisme, mais bien plutôt l’espoir et l’optimisme qui sont les conséquences, l’effet de la joie, de la lutte et de l’agir. L’optimisme naît du fait de se trouver sur la route. Qu’il s’agisse de vie personnelle ou de vie sociale, le sentiment d’optimisme émerge par surcroît, lorsqu’on a renoué avec la puissance d’agir, avec la compréhension et la connaissance du monde et des situations, quand on remet en contexte, connaissant les causes et libérant la puissance d’agir9. »
Questions de débat
Et vous, vous sentez- vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
Croyez-vous que les « alternatives » existantes peuvent faire tache d’huile et transformer radicalement toute la société ?
« Même si tout est foutu, il faut agir quand même si on estime que ce qu’on fait est juste… » Comment réagissez-vous à cette phrase ?
(1) Rob Hopkins, « Le pessimisme est un luxe qu’on ne peut pas se permettre », entretien avec Valentine Van Vyve dans La Libre, 14 novembre
(2) Il s’agit de l’étude de D. Barnosky, E. Hadly et d’un collectif de dizaines de chercheurs, publiée en 2012 dans la revue Nature, sous le titre : « Approaching a state shift in Earth’s biosphere » (L’imminence d’un changement d’état de la biosphère planétaire). Cette étude a été actualisée en 2015.
(3) Interview de Cyril Dion et de Mélanie Laurent dans le dossier de presse du film Demain, 2015. demain-lefilm.com
(4) Miguel Benasayag, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager Clandestin,
(5) Voir la carte interactive sur le site asblrcr.be. Les alternatives prises en compte sont notamment les GAC (Groupes d’achats communs), les potagers collectifs, les donneries, les réseaux d’échange de savoirs, les SEL (systèmes d’échanges locaux) et les repair-cafés.
(6) Voir notamment : www.catl.be etceinturealimentaire.be
(7) bees-coop.be
(8) Collectif Adret, « Même si on pense que tout est perdu, agir est profondément juste », Usbek & Rica, 16/10/2017.
(9) Miguel Benasayag, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager Clandestin, 2011, pp. 100–101
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