PALESTINE| La victoire de la politique du fait accompli (avril 2018)
Auteur : Grégory Mauzé, ABP (Association belgo-palestinienne), Contrastes avril 2018, p3 à 5
Dans les territoires occupés, la réalité coloniale consacre sur le long terme la logique d’apartheid, qui rend plus improbable que jamais toute perspective de paix fondée sur la justice.
Si la domination israélienne se décline différemment dans chacune des sous entités (Cisjordanie, Bande de Gaza et Jérusalem-Est), elle repose sur la même logique visant à concentrer les Palestiniens dans des enclaves isolées les unes des autres. Cette politique de « bantoustanisation »1 exclut dans la pratique l’émergence viable d’un État dans les frontières consacrées par le droit international.
Cisjordanie
Peuplée de 2,8 millions de Palestiniens et de 400.000 colons, la Cisjordanie doit sa division administrative actuelle aux accords de paix d’Oslo de 1993. Ceux-ci répartissent le pouvoir entre l’Autorité Palestinienne (AP) et Israël en trois zones : la zone A (18% du territoire, 50% de la population), sous contrôle théoriquement exclusif Palestinien. Elle regroupe les principales grandes villes, ainsi que la bande de Gaza ; la zone B (22% du territoire, 40 % de la population), sous contrôle administratif palestinien et sécuritaire israélien ; la zone C (60% du territoire, 10% de la population), sous contrôle total israélien, regroupe les colonies juives de peuplement, les routes de contournement, les zones militaires et les réserves naturelles. Seule entité administrative continue, cette dernière encercle et fragmente les zones A et B en dizaines d’enclaves. Cette division assure à Israël un contrôle exclusif des frontières du territoire. Il est cerné, depuis le début des années 2000, par une barrière de séparation qui empiète illégalement en territoire occupé pour englober les principaux blocs de colonisation.
70 ans d’occupation
Après la Nakba (« catastrophe »), qui désigne l’exil de 750.000 Palestiniens des territoires conquis par Israël en 1947, le conflit israélo-arabe de 1967 représente le second traumatisme collectif des Palestiniens (voir carte ci-contre). Cette « guerre des Six Jours » conduira Israël à contrôler l’intégralité des territoires de la Palestine sous mandat britannique qui lui échappaient jusque-là : Cisjordanie, Bande de Gaza et Jérusalem-Est.
L’occupation, condamnée par la communauté internationale par la résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU, prit rapidement un caractère durable. Motivée par des considérations stratégiques et idéologiques, l’implantation de colons israéliens dans ces terres acquises par la force va consacrer la volonté de maintenir celles-ci dans le giron national, en imposant son joug à ses habitants. Cinq décennies après ses débuts, la poursuite invétérée de la colonisation et le maintien de l’occupation incarnent la quasi-disparition du camp de la paix en Israël. Ses conséquences pour les 4,1 millions de Palestiniens « de l’intérieur » sont, quant à elles, loin d’être symboliques.
À grand renfort d’incitations financières et fiscales et sous l’effet du poids des groupes de pression messianiques radicaux, le nombre de colons a plus que doublé au cours des vingt dernières années. Leur installation s’effectue au détriment des possibilités de développement socioéconomique des populations palestiniennes et au mépris de leurs droits. La zone C, qui concentre les meilleures terres et l’essentiel des terrains constructibles, est pratiquement rendue inaccessible aux Palestiniens. Les demandes de permis de bâtir sont presque toujours refusées. Les habitations et structures non autorisées sont, quant à elles, systématiquement démolies, à l’instar de l’école d’Abu Nuwar, rasée en février 2018, qui avait été cofinancée par huit pays européens, dont la Belgique.
L’arsenal législatif destiné à spolier les Palestiniens concerne également l’accès à l’eau, crucial pour une population largement agricole. Seulement 10% de l’eau de la Cisjordanie sont utilisés au profit des Palestiniens, qui doivent se contenter d’une consommation de 50 à 70 litres par jour (contre 270 à 400 pour les Israéliens), sous le minimum vital de l’OMS estimé à 100. Là aussi, les autorisations nécessaires pour forer de nouveaux puits et réparer les anciens sont presque toujours refusées.
En plus d’empêcher toute perspective de développement économique, la fragmentation du territoire conduit à une violence structurelle ressentie quotidiennement par ses habitants. L’omniprésence des barrages, des checkpoints et des mesures sécuritaires draconiennes font des déplacements internes un véritable parcours du combattant. Ceci entrave gravement l’accès à la santé ou à l’éducation, un simple trajet de quelques kilomètres pouvant parfois durer des heures. À cela s’ajoutent les brimades des colons visant à évincer les Palestiniens de leurs terrains, le plus souvent avec la complicité passive de l’armée.
Jérusalem-Est
Annexée dès juillet 1967 en violation du droit international et intégrée administrativement à sa partie ouest, Jérusalem-Est concentre les lieux saints de l’islam, de la chrétienté et du judaïsme. Elle cristallise dès lors les tensions autour d’un règlement pacifique du conflit. Les 300.000 Palestiniens (65% de la population) qui la peuplent disposent du statut de « résidents permanents ». Celui-ci leur permet, à la différence des habitants de Cisjordanie et de Gaza, de travailler en Israël et de se rendre dans les autres territoires occupés. Ils font néanmoins l’objet de multiples mesures qui visent à les pousser au départ, en vue de transformer la balance démographique au profit des Israéliens.
Ainsi, les permis de résidence permanente peuvent être révoqués de façon discrétionnaire par Israël, qui s’est exécutée 14.000 fois depuis 1967. Leurs bénéficiaires doivent régulièrement prouver qu’ils vivent sur leur lieu de résidence légale. Comme en Cisjordanie, les Palestiniens doivent faire face à une politique d’urbanisme conçue pour faciliter l’épuration ethnique : confiscation de propriétés privées, refus des demandes de permis de bâtir, construction active de logements à destination des colons… L’occupant cherche, dans le même temps, à couper les liens entre Palestiniens de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, à travers le mur de séparation ou en renforçant les contraintes administratives, notamment en matière de regroupement familial.
Bande de Gaza
Langue de terre exiguë physiquement séparée du reste de la Palestine occupée, la bande de Gaza est peuplée de 1,8 million de Palestiniens, qui descendent majoritairement des réfugiés de 1948. Depuis 2007, l’AP, représentant officiel du protoétat palestinien, n’y exerce plus sa souveraineté : le mouvement religieux Hamas en a pris le contrôle suite à sa victoire aux élections de 2006, et au conflit l’opposant au parti nationaliste historique, le Fatah. Foyer du premier soulèvement palestinien de 1987 (la première intifada), le territoire a payé un lourd tribut face aux différentes phases de répression, notamment durant la seconde intifada (2000–2006). En 2005, le gouvernement israélien, confronté à l’échec de ses implantations dans la bande de Gaza, décida leur évacuation unilatérale.
La disparition des colonies de peuplement dans l’entité n’a pas débarrassé Gaza des affres de l’occupation, loin de là. Formellement, Israël conserve le contrôle des frontières et de l’espace aérien. Elle reste donc de jure une puissance occupante. Comme en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, elle s’emploie à briser les opportunités de développement du territoire. Le No Man’s Land imposé à la frontière israélogazaouie ampute ses habitants de 17% de leurs terres cultivables, renforçant leur dépendance alimentaire.
A cela s’ajoute le blocus décrété par l’occupant en 2007, qui lui vaut le titre de « plus grande prison à ciel ouvert au monde ». Le contrôle des points des accès au monde extérieur a été accru, générant des pénuries chroniques, et la zone de pêche limitée à 4,8km. Ce que la communauté internationale s’accorde à définir comme un châtiment collectif illégal a conduit à une chute de 50% du PIB et à une détérioration de la situation humanitaire, selon la Banque Mondiale. En 2017, le niveau de chômage s’y élevait à 44%, et le taux de pauvreté à 72%. L’accès à l’eau y est encore plus problématique qu’en Cisjordanie en raison de la surexploitation de la nappe phréatique qui rend l’eau courante impropre à la consommation pour 90% des foyers.
Décrétée « territoire hostile » suite à sa prise de contrôle par le Hamas, la bande de Gaza a été ravagée par trois interventions israéliennes conduites dans la plus totale ignorance du droit de la guerre. Dernière en date, l’opération « bordure protectrice » de 2014 a fait plus de 2000 morts, principalement non militaires, et aggravé la situation humanitaire.
Le mouvement BDS
Le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), qui vise à renforcer la pression sur Israël jusqu’à ce qu’elle se conforme au droit international, peut se prévaloir d’une série de succès. Bien que son impact économique reste modeste, son audience a permis de faire connaître à une plus large échelle la responsabilité des institutions et entreprises qui collaborent à l’occupation. Qualifié de « menace stratégique » par le président israélien Reuven Rivlin, le mouvement fait l’objet d’une puissante contre-offensive de la propagande israélienne en vue de le délégitimer. De son aptitude à la déjouer dépendra grandement sa capacité à convaincre sociétés et gouvernements de ne pas céder à la tentation de rendre acceptable une situation qui ne l’est guère.
Doutes et résilience
Confronté à cette véritable architecture de domination, le mouvement protéiforme de lutte contre l’occupation pâtit plus que jamais de la nature foncièrement inégale du conflit. Sur le terrain, il fait face à un arsenal répressif mobilisé de façon toujours plus décomplexée, y compris à l’encontre de mobilisations pacifiques, comme l’a récemment montré le massacre à Gaza de 17 Palestiniens le 30 mars 2018, lors du premier jour de la marche pour le droit au retour. Une partie de la jeunesse, désespérée, opte pour l’action violente sans perspective politique. Ainsi l’« intifada des couteaux », série
d’attaques isolées dirigées contre les colons et soldats israéliens, s’est soldée par la mort de 174 assaillants. D’autres se tournent vers l’engagement dans des structures associatives désormais moins liées aux factions politiques que par le passé. Mal vues tant par les autorités palestiniennes qu’israéliennes, elles militent à la fois contre l’occupation et contre les incuries et des gouvernements du Hamas à Gaza et du Fatah en Cisjordanie2. Délégitimé par ses affaires de corruption, son autoritarisme et les effets ambigus de sa collaboration sécuritaire avec Israël, l’AP joue son va-tout sur le terrain diplomatique. En 2012, l’État de Palestine était ainsi admis à l’Assemblée générale de l’ONU en tant qu’Observateur non membre. Cette reconnaissance lui ouvrira les portes de la Cour Pénale internationale (CPI), à laquelle il adhérera en 2015.
Statu quo
Ces quelques points marqués ne pèsent toutefois pas lourd face à la realpolitik. Car si l’atout des Palestiniens est d’avoir le droit pour eux, le temps joue indubitablement pour l’occupant. Le statu quo est ainsi devenu acceptable aux yeux de nombreux États qui soutiennent, en parole, la fin de la colonisation. Malgré la surenchère nationaliste du gouvernement de Benjamin Netanyahou galvanisé par son sentiment d’impunité, L’Union européenne se garde bien de remettre en cause son accord d’association avec Israël, dont l’économie dépend grandement des échanges avec le Vieux Continent. Les États-Unis de Donald Trump ont, quant à eux, ostensiblement fait tomber le masque de l’équidistance, et tentent d’imposer aux Palestiniens une paix résultant de l’application brute des rapports des forces plutôt que du droit. Dans ce contexte, les initiatives citoyennes étrangères de solidarité demeurent essentielles.
1. Du nom des enclaves sud-africaines réservées aux populations noires du temps de l’apartheid. Lire Lefevre, Gabrielle, La bantoustanisation du territoire Palestinien, Palestine n°72, septembre 2017
2. Akram Belkaïd & Olivier Pironet, La jeunesse palestinienne ne s’avoue pas vaincue, Le Monde diplomatique, février 2018
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