PALESTINE| Protection sociale : Le travail cadenassé par l’occupation (avril 2018)
Auteurs : Michel Dorchies et Benoît Brabant, CSC
En Palestine, les conditions de travail sont difficiles et les droits sociaux (droit du travail et sécurité sociale) sont bien souvent théoriques. En réalité, ils sont très différents selon l’administration qui contrôle le territoire où l’on travaille. Pour les travailleurs et les syndicalistes palestiniens, la priorité reste le combat contre l’occupation israélienne.
En fonction de leur situation, on peut distinguer quatre catégories de travailleurs palestiniens : ceux qui travaillent dans les territoires de Cisjordanie sous contrôle partiel de l’Autorité palestinienne ; ceux qui travaillent dans la Bande de Gaza (administrée dans les faits par le Hamas) ; ceux qui travaillent dans les colonies israéliennes au sein des territoires palestiniens occupés par Israël ; enfin, ceux qui travaillent en Israël.
En Cisjordanie : des droits sociaux en timide progrès dans une économie étouffée
En 1967, l’armée israélienne envahit les territoires palestiniens (Cisjordanie et Gaza), qui furent placés sous occupation militaire. S’en suivit une période de répression de l’activité syndicale par l’occupant israélien. Dans les années 1980, refusant cette situation d’occupation, la population palestinienne se souleva (ce fut la première intifada).
Pour mettre fin à cette situation de conflit, l’Etat israélien se résigna à accepter des pourparlers de paix avec l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine, réunissant les différents mouvements politiques palestiniens combattant pour l’indépendance de la Palestine). Ces pourparlers aboutirent en 1993 aux Accords d’Oslo, qui créèrent un embryon, avec une souveraineté limitée, d’un futur Etat palestinien indépendant, l’« Autorité palestinienne
» (A.P.), administrant partiellement une partie des territoires palestiniens occupés. Yasser Arafat devint le 1er Président de l’A.P. Les Accords d’Oslo prévoyaient à terme la création d’un véritable Etat palestinien entièrement
souverain sur l’ensemble du territoire de la Bande de Gaza et de la Cisjordanie. Ces accords ne furent pas respectés par Israël, qui occupe toujours aujourd’hui 60% de la Cisjordanie, et place sous blocus quasi permanent la Bande de Gaza.
Dans les territoires nouvellement et partiellement administrés par l’A.P., quasiment tout était à construire en matière de droits sociaux des travailleurs (droit du travail et sécurité sociale). Il n’existait à proprement parler aucune législation sociale palestinienne. Un premier code du travail palestinien fut créé en 2000, pour succéder à un enchevêtrement de lois ancestrales ottomanes, britanniques, jordaniennes, et israéliennes. Parallèlement, le mouvement syndical palestinien commença à se réorganiser et à se redéployer.
Ce processus fut interrompu par la reprise ouverte du conflit israélo-palestinien au début des années 2000. Puis par la crise politique palestinienne de 2008 avec le différend entre les deux principaux partis palestiniens, le Fatah et le Hamas. Depuis lors, la Bande de Gaza est administrée dans les faits par le Hamas, tandis que les territoires partiellement autonomes de Cisjordanie restent sous administration de l’A.P., dominée par le Fatah.
Dans les territoires de Cisjordanie partiellement administrés par l’A.P., les droits sociaux des travailleurs ont connu ces dernières années de réels progrès, encore timides cependant. Tout d’abord grâce au fait qu’il existe un réel mouvement syndical palestinien, qui fait pression et négocie avec l’A.P. et les employeurs palestiniens afin d’améliorer la législation sociale palestinienne, ainsi que les conditions de travail et de salaire dans les entreprises. Les syndicats palestiniens se coalisent parfois avec d’autres organisations de la société civile sur des thématiques bien spécifiques (par exemple avec les organisations de femmes pour appuyer des revendications qui concernent plus particulièrement les travailleuses).
Cela est dû au fait que l’A.P. marque ces dernières années une certaine ouverture quant aux droits sociaux des travailleurs et à leurs conditions de travail. Depuis le début des années 2010, une série d’avancées ont ainsi été acquises pour les travailleurs : la limitation du temps de travail à 47h/semaine, l’instauration d’une salaire minimum fixé à 1.500 shekels1 par mois (jugé cependant encore insuffisant par les syndicats), l’égalité de rémunération entre hommes et femmes (voir encadré), ou encore l’augmentation du congé de maternité de 6 à 10 semaines. Parallèlement, le Ministère palestinien du travail a déployé des inspecteurs du travail, correctement formés, pour veiller à la bonne application des règles en matière de santé-sécurité dans les entreprises.
Enfin, un embryon de système obligatoire et intégré de sécurité sociale, financé comme en Belgique par les cotisations sociales des travailleurs
et des employeurs, sera mis en place dans les entreprises au 1er janvier 2019, avec trois branches :
– Pension et assurance chômage,
– Accidents de travail,
– Congé de maternité.
La portée de ces progrès dans les droits des travailleurs, et l’amélioration de la situation des travailleurs, doivent cependant être relativisés. Tout d’abord parce que les employeurs palestiniens ne respectent pas toujours les droits
des travailleurs. Cette situation n’est pas spécifique à la Palestine : en Belgique aussi, les employeurs ne respectent pas toujours la législation sociale. Mais on estime qu’à l’heure actuelle, seul un travailleur palestinien sur cinq voit ses droits respectés.
Ensuite parce que la législation palestinienne, même si elle permet le droit de grève2, ne prévoit pas actuellement des droits syndicaux forts et étendus tels que nous les connaissons en Belgique, comme la protection des délégués syndicaux contre le licenciement, ou la garantie pour ceux-ci de pouvoir réaliser le travail syndical sur le lieu de travail et pendant le temps de travail.
Mais ne nous y trompons pas : le principal obstacle à l’amélioration des conditions des travailleurs des territoires de Cisjordanie sous contrôle partiel palestinien reste l’occupation de la plus grande partie de la Cisjordanie (60%) par Israël. Les conditions de vie et de travail de ces travailleurs ne pourront en effet sensiblement s’améliorer que dans le cadre d’une économie palestinienne prospère. Mais l’occupation israélienne empêche cette prospérité et étouffe l’économie de la zone sous contrôle partiel palestinien. La partie de la Cisjordanie toujours occupée par Israël contient en effet les meilleures terres exploitables, ainsi que la plupart des ressources naturelles les plus rentables (pierre, minéraux de la Mer Morte…) ou nécessaires au fonctionnement de l’économie (l’écrasante majorité des sources d’eau de Cisjordanie est sous contrôle israélien). Israël exploite ces richesses à son profit, et en prive l’économie palestinienne. Par ailleurs, Israël restreint les entrées et sorties des personnes, des biens, des matériaux, de l’eau, de l’électricité… entre la Cisjordanie sous contrôle partiel palestinien et l’extérieur, ainsi qu’entre les différentes zones sous contrôle partiel palestinien (qui ne forment pas une zone continue), étouffant ainsi le développement économique. Pour les travailleurs et les syndicalistes palestiniens, la priorité reste d’ailleurs le combat contre l’occupation
israélienne.
A TRAVAIL ÉGAL,
SALAIRE ÉGAL !
EN PALESTINE AUSSI
En Belgique, on a fêté récemment les 50 ans de la grève des ouvrières de la FN-Herstal, usine d’armement de la région liégeoise, qui, en 1966, ont revendiqué d’être payées au même salaire que leurs; collègues masculins. Suite à cela, en 1975, il est devenu en Belgique illégal de payer une femme à un salaire inférieur qu’un homme pour un même travail. En Angleterre, un combat similaire, immortalisé par le film « We want sex
equality », fut mené en 1968 par les ouvrières de l’entreprise Ford de Dagenham. En Palestine aussi, les organisations de femmes et les syndicats ont obtenu récemment que soit inscrite dans la législation palestinienne la règle « à travail égal, salaire égal ».
A Gaza : une économie exsangue et des droits des travailleurs qui passent au second plan
Dans la Bande de Gaza, administrée par le Hamas, la situation économique est bien plus difficile encore que dans les territoires de Cisjordanie sous contrôle partiel de l’A.P. Le blocus israélien quasiment permanent, ainsi que les incursions et les bombardements de l’armée israélienne, ont rendu l’économie exsangue. Dans ce contexte, le Hamas est davantage préoccupé de préserver les entreprises afin d’assurer un maximum de rentrées fiscales permettant de financer l’administration de la zone, que par les droits des travailleurs et leurs conditions de travail, qui passent au second plan.
Colonisation israélienne :
la complicité des multinationales
de l’automobile
L’occupant israélien n’est pas le seul à profiter du pillage des territoires palestiniens. Certaines multinationales s’associent en effet au colonisateur israélien pour tirer elles aussi profit de l’exploitation des territoires et des travailleurs palestiniens, se rendant ainsi complice de la colonisation. Dans la colonie de Mishor Adumim, de nombreuses multinationales bien connues de l’industrie automobile possèdent ainsi des unités d’assemblage : Nissan, Renault Pro+, Iveco, Hino, Scania, Isuzu, Chevrolet, Fiat, ou encore Yokohama.
Dans les colonies : zones de non-droit
Près de 60% de la Cisjordanie est toujours occupée par Israël. Dans cette zone, des citoyens israéliens, les « colons », s’accaparent des terres, les colonisent, en expulsant les propriétaires palestiniens. Les colons s’y installent, de manière tout à fait illégale, fondant des villages, voire de véritables villes. C’est ce qu’on appelle les « colonies ». A tel point qu’il y a aujourd’hui pour l’ensemble de la Cisjordanie près de 600.000 colons israéliens pour 3 millions de Palestiniens.
Les colons ne colonisent pas la terre uniquement pour y habiter, mais aussi pour en exploiter les richesses et les ressources, à leur seul profit : carrières de pierre, exportation des minéraux et sels de la Mer Morte, culture de
légumes, palmeraies de dattiers, zones industrielles…
Cependant, pour exploiter ces richesses et ressources, les colons israéliens ont parfois besoin d’embaucher de la main-d’oeuvre palestinienne, issue de Cisjordanie occupée ou non. Les Palestiniens de Cisjordanie ne souhaitent évidemment pas travailler dans les colonies, mais avec un taux de chômage de 26% en Palestine à cause d’une économie étouffée par l’occupation israélienne, ils n’ont parfois pas le choix.
Théoriquement, les Palestiniens travaillant dans les colonies israéliennes bénéficient du code du travail israélien, relativement protecteur et plus avancé en la matière que le code du travail palestinien. Dans la pratique, il s’agit le plus souvent de zones de non-droit pour les travailleurs palestiniens. Ils ne bénéficient pas du salaire minimum ou du congé de maternité, les conditions de sécurité sont parfois déplorables, et Israël n’y envoie pas d’inspecteurs du travail.
Et difficile pour les travailleurs palestiniens des colonies de s’organiser pour revendiquer leurs droits ou de mener par exemple une grève ou une autre action. Il s’agit en effet de zones militaires israéliennes, et ils pourraient être abattus par les forces de sécurité si celles-ci estiment qu’ils représentent un danger pour la sécurité des colons.
En Israël : travailleurs de seconde
zone et vexations
De nombreux Palestiniens de Cisjordanie travaillent en Israël, poussés par le chômage et par les conditions salariales plus avantageuses en Israël : le salaire minimum est de 5.000 shekels par mois en Israël, contre 1.500 shekels en Cisjordanie sous contrôle partiel palestinien. Les travailleurs palestiniens en Israël sont cependant souvent confinés dans les emplois les moins bien rémunérés, les plus pénibles, voire les plus dangereux, entre autres dans la construction, le nettoyage, l’agriculture, ou dans les zones industrielles.
Cela est aussi lié aux conditions d’obtention et de conservation du permis de travail. Un travailleur palestinien doit payer entre 4.000 et 6.000 shekels pour obtenir un permis de travail en Israël. Il a alors 5 jours pour trouver un employeur en Israël. Si au bout des 5 jours, il n’a pas trouvé d’employeur, son permis est expiré, et il doit attendre 3 mois pour demander un nouveau permis. Par ailleurs, un travailleur palestinien qui perd son emploi en Israël perd également son permis de travail s’il n’a pas retrouvé de nouvel employeur au bout de 21 jours.
On comprend que dans ces conditions, un travailleur palestinien soit prêt à accepter n’importe quel travail à n’importe quelles conditions afin de conserver son permis de travail. Les droits des travailleurs palestiniens ne sont par ailleurs pas toujours respectés, et si cela ne leur est pas impossible, il leur est souvent beaucoup plus difficile que pour un travailleur
israélien de faire valoir leurs droits devant
les juridictions du travail israéliennes, par
exemple en cas d’arriérés de salaires, d’indemnités de rupture non payées… Surtout, les travailleurs palestiniens doivent souvent subir des vexations et humiliations quotidiennes aux points de passage entre la Cisjordanie et Israël (voir encadré).
Conclusions
Lorsque la Palestine sera un jour libre et indépendante, ce en quoi nous croyons, on peut se demander pour quel modèle le jeune Etat palestinien optera : un modèle plutôt progressiste, de gauche, axé sur le progrès social, ou un modèle plutôt néolibéral ? La réalité de l’occupation israélienne ne doit en effet pas totalement occulter le fait qu’il existe au sein de la société palestinienne des courants progressistes, mais aussi des courants plus conservateurs. La vigueur du mouvement social en Palestine (organisations syndicales, mais aussi organisations de femmes…), une certaine ouverture et sensibilité de l’Autorité palestinienne et d’une partie du monde politique palestinien aux droits des travailleurs, ainsi que les récents progrès en matière de droit du travail et de sécurité sociale, peuvent nous laisser entrevoir une Palestine plutôt progressiste.
HUMILIATIONS
QUOTIDIENNES AU
POINT DE PASSAGE DE
QALQILYA
Des milliers de travailleurs palestiniens passent tous les jours le point de passage de Qalqilya entre la Cisjordanie et Israël pour travailler dans les zones industrielles de Tel Aviv, situées à une dizaine de kilomètres de là, souvent dès 6h du matin. Le point de passage est ouvert de 4h à 6h, mais comme les travailleurs passent les contrôles de sécurité au compte-gouttes, ils mettent souvent 2h pour passer et beaucoup arrivent dès 3h du matin pour être sûrs d’arriver à l’heure au travail. Surtout, ils y subissent quotidiennement interrogatoires et autres vexations. Et si le détecteur d’armes et d’explosifs sonne, ils sont fouillés et déshabillés, y compris les femmes. Las de ces humiliations, de nombreux travailleurs palestiniens finissent par renoncer à travailler en Israël, malgré les conditions salariales souvent plus avantageuses.
Cela est également intéressant au niveau des rapports de force internationaux. A l’heure où de nombreux Etats, dont la Belgique, optent pour la régression sociale, pour le détricotage des droits sociaux, il est réjouissant de voir que la Palestine opte actuellement au contraire pour le progrès social, pour une extension de ces droits sociaux.
Mais l’enjeu n°1 à court terme reste le combat contre l’occupation israélienne. En effet, tel que le décrit l’article, et tel que nous l’ont affirmé tous les acteurs du mouvement social palestinien que nous avons pu rencontrer, la situation des travailleurs palestiniens (qu’ils travaillent à Gaza, en Cisjordanie sous contrôle partiel de l’Autorité palestinienne, dans les colonies, ou en Israël) ne pourra substantiellement s’améliorer qu’avec la fin de l’occupation israélienne et la libération totale la Palestine.
Notes de bas de page
1. Plus ou moins 345 euros (1 shekel = plus ou moins 0,23 euros).
2. En général, en cas de grève, les travailleurs ne reçoivent cependant pas d’indemnité de grève de leur syndicat en remplacement du salaire, les syndicats palestiniens n’ayant actuellement pas les moyens financiers pour alimenter des caisses de grève comme nous le connaissons en Belgique, même s’ils réfléchissent actuellement aux moyens de mettre un tel système en place.
–