Analyses

Entre­tien | Benoit Scheuer : Nous ne faisons plus société (juin 2018)

Auteure : Clau­­­­­­­­­dia Bene­­­­­­­­­detto, Contrastes juin 2018, p 3 à 6

Il y a 20, ans une enquête inter­­­­­­­­­­­­­­­­­ro­­­­­­­­­geait l’état de la société belge. L’ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tut Survey&action1 a remis le couvert en 2017 avec la fameuse enquête Noir-Jaune- Blues. Décryp­­­­­­­­­tage des résul­­­­­­­­­tats avec Benoit Scheuer, direc­­­­­­­­­teur de l’ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tut de sondage.

« Les gens comme moi n’ont vrai­­­­­­­­­ment pas compris le monde dans lequel nous vivons » ; Benoit Scheuer cite l’éco­­­­­­­­­no­­­­­­­­­miste améri­­­­­­­­­cain Paul Krug­­­­­­­­­man pour intro­­­­­­­­­duire l’im­­­­­­­­­por­­­­­­­­­tance de la démarche Noir-Jaune-Blues. « L’enquête a démarré il y a 2 ans et demi et après les atten­­­­­­­­­tats, il nous parais­­­­­­­­­sait indis­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­sable de refaire le point après une première enquête simi­­­­­­­­­laire il y a 20 ans ». Se basant notam­­­­­­­­­ment sur le modèle théo­­­­­­­­­rique wébé­­­­­­­­­rien2, l’enquête pose 4 grandes ques­­­­­­­­­tions « qui permettent de comprendre les repré­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions sociales profondes des indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus » à savoir : comment les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus se perçoivent eux-mêmes ? Comment perçoivent-ils les autres ? Quel est leur rapport au temps et leur rapport à l’es­­­­­­­­­pace ? L’enquête est une sorte de photo­­­­­­­­­gra­­­­­­­­­phie de l’état de l’opi­­­­­­­­­nion socié­­­­­­­­­tale. « Le but est de four­­­­­­­­­nir de la matière au débat : Est-ce le type de société qui vous convient ? Comment vous situez-vous par rapport à cela ? Et si on a envie de chan­­­­­­­­­ger quelque chose, l’enquête permet d’ali­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ter la réflexion ».

Les résul­­­­­­­­­tats sont assez inter­­­­­­­­­­­­­­­­­pel­­­­­­­­­lants. Le premier élément qui en ressort, c’est l’in­­­­­­­­­con­­­­­­­­­tes­­­­­­­­­table constat que notre société est en profonde muta­­­­­­­­­tion. Elle dévoile quatre grands chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ments depuis 20 ans. La confiance dans les insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions (le système poli­­­­­­­­­tique, la démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie repré­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tive, la Justice, la pres­­­­­­­­­se…), qui consti­­­­­­­­­tuent les arma­­­­­­­­­tures de la société, s’est effon­­­­­­­­­drée. Au fil du temps, leur capa­­­­­­­­­cité d’agir s’est affai­­­­­­­­­blie, ce qui a engen­­­­­­­­­dré cette défiance : « Prenons l’exemple de la sphère finan­­­­­­­­­cière non régu­­­­­­­­­lée. Les para­­­­­­­­­dis fiscaux consti­­­­­­­­­tuent un manque à gagner pour les Etats et donc la collec­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­vité. Les ressources des Etats s’ame­­­­­­­­­nuisent et il leur est dès lors diffi­­­­­­­­­cile de répondre aux besoins en matière de santé, d’édu­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion… Les dettes publiques sont aussi signi­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tives. Depuis une quin­­­­­­­­­zaine d’an­­­­­­­­­nées, les Etats empruntent sur les marchés finan­­­­­­­­­ciers mondiaux, ce qui les rend dépen­­­­­­­­­dants de ces insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions qui dictent leur poli­­­­­­­­­tique aux Etats. »

L’enquête révèle que 6 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 pensent que les diri­­­­­­­­­geants poli­­­­­­­­­tiques ont très peu de marge de manœuvre par rapport au pouvoir des finan­­­­­­­­­ciers. Et une majo­­­­­­­­­rité des répon­­­­­­­­­dants (6 sur 10) pensent que les diri­­­­­­­­­geants poli­­­­­­­­­tiques
n’ont plus de réelles capa­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­tés d’amé­­­­­­­­­lio­­­­­­­­­rer nos vies quoti­­­­­­­­­diennes et qu’ils ne peuvent quasi rien chan­­­­­­­­­ger : « Pour B. Scheuer, on est loin du constat Tous pour­­­­­­­­­ris, mais plutôt que les respon­­­­­­­­­sables poli­­­­­­­­­tiques n’ont plus réel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment de levier pour amélio­­­­­­­­­rer les condi­­­­­­­­­tions de vie, gérer la société, puisqu’on recon­­­­­­­­­nait qu’ils ont donné leur capa­­­­­­­­­cité d’agir au pouvoir des finan­­­­­­­­­ciers. Et plus le capi­­­­­­­­­tal cultu­­­­­­­­­rel est faible, plus les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sont nombreux à acter que les respon­­­­­­­­­sables poli­­­­­­­­­tiques n’ont plus la capa­­­­­­­­­cité de chan­­­­­­­­­ger leurs vies. Autre­­­­­­­­­ment dit, les plus faibles, les plus fragiles de notre société sont nombreux à dire qu’ils ne se sentent plus proté­­­­­­­­­gés. »

Mais le monde a égale­­­­­­­­­ment été boule­­­­­­­­­versé par le déve­­­­­­­­­lop­­­­­­­­­pe­­­­­­­­­ment de la commu­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion hori­­­­­­­­­zon­­­­­­­­­tale. L’avè­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment d’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­net puis des réseaux sociaux a profon­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­ment modi­­­­­­­­­fié le rapport à la presse profes­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­nelle, par exemple : « A partir du moment où chaque indi­­­­­­­­­vidu peut deve­­­­­­­­­nir un édito­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­liste et faire circu­­­­­­­­­ler ce qu’il veut sur inter­­­­­­­­­­­­­­­­­net (fake news, théo­­­­­­­­­ries du complot…), la presse profes­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­nelle en tant qu’ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tion se voit mise en péril. » Et on peut égale­­­­­­­­­ment faire le même constat avec l’ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tion médi­­­­­­­­­cale, ajoute le socio­­­­­­­­­logue : « Toutes les enquêtes que j’ai réali­­­­­­­­­sées auprès de méde­­­­­­­­­cins m’in­­­­­­­­­diquent que les patients ne sont plus passifs ; ils remettent en ques­­­­­­­­­tion le diagnos­­­­­­­­­tic de leur méde­­­­­­­­­cin parce qu’une infor­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion trou­­­­­­­­­vée sur Google affirme le contraire. Les méde­­­­­­­­­cins sont soumis à la concur­­­­­­­­­rence d’in­­­­­­­­­for­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tions extrê­­­­­­­­­me­­­­­­­­­ment diverses parfois fantai­­­­­­­­­sistes qui se trouvent sur inter­­­­­­­­­­­­­­­­­net. Ils sont tombés de leur pied d’es­­­­­­­­­talle. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, simple­­­­­­­­­ment on constate ce profond chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment. »

Le système poli­­­­­­­­­tique est parti­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­liè­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment mis à mal. Six personnes sur dix estiment que l’offre poli­­­­­­­­­tique actuelle ne répond pas à leurs attentes et plus large­­­­­­­­­ment que le système est globa­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment en échec.

Société en faillite

noir jaune blues-Equipes PopulairesSur 20 ans, on peut noter une nette dimi­­­­­­­­­nu­­­­­­­­­tion de la confiance qu’ac­­­­­­­­­cordent les Belges aux insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions. Aujourd’­­­­­­­­­hui, 68% des sondés pensent que la démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie fonc­­­­­­­­­tionne mal contre 41% en 1995 et 64% après la Marche blanche en 1997. Toutes les insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions qui repré­­­­­­­­­sentent une société verti­­­­­­­­­cale (mode de déci­­­­­­­­­sions pyra­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­dal) sont mises à mal. Les partis poli­­­­­­­­­tiques récoltent le moins de confiance (9%). Par contre, celles qui repré­­­­­­­­­sentent l’ho­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­zon­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­lité (la société civile, l’en­­­­­­­­­sei­­­­­­­­­gne­­­­­­­­­ment) main­­­­­­­­­tiennent tout de même un niveau de confiance.

Pour faire société, il faut égale­­­­­­­­­ment parta­­­­­­­­­ger des valeurs communes. Quelles sont les valeurs misent à mal aujourd’­­­­­­­­­hui ? « Jusque récem­­­­­­­­­ment, il y avait un consen­­­­­­­­­sus, c’était que de géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion en géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion, on allait vers un mieux. Et c’est pour cette raison qu’on faisait société, c’est collec­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­ment qu’on arri­­­­­­­­­vait à ce résul­­­­­­­­­tat-là. Aujourd’­­­­­­­­­hui, c’est le senti­­­­­­­­­ment que nos enfants vivront moins bien que nous qui domine. Il y a une peur de déclas­­­­­­­­­se­­­­­­­­­ment : 73% des indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus pensent qu’il y a de plus en plus d’iné­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés sociales en Belgique. »

Le senti­­­­­­­­­ment que les inno­­­­­­­­­va­­­­­­­­­tions tech­­­­­­­­­no­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­giques condui­­­­­­­­­raient à la moder­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion écono­­­­­­­­­mique et que l’on en béné­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­cie­­­­­­­­­rait tous est égale­­­­­­­­­ment une valeur qui s’ef­­­­­­­­­frite. « Aujourd’­­­­­­hui, on a le senti­­­­­­­­­ment que les inno­­­­­­­­­va­­­­­­­­­tions tech­­­­­­­­­no­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­giques qui sont de plus en plus nombreuses, conduisent à des inéga­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés sociales. C’est la peur du licen­­­­­­­­­cie­­­­­­­­­ment (48% des sondés), du burn-out et de la préca­­­­­­­­­rité qui prédo­­­­­­­­­mine. »

Face à ces constats, le socio­­­­­­­­­logue pense que nous ne faisons plus société : « Tous les méca­­­­­­­­­nismes d’in­­­­­­­­­té­­­­­­­­­gra­­­­­­­­­tion ne fonc­­­­­­­­­tionnent plus, que ce soient les insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions ou les valeurs parta­­­­­­­­­gées, les croyances communes. Tous ces indi­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­teurs montrent que nous sommes en train de quit­­­­­­­­­ter une forme de société et comme le souligne le socio­­­­­­­­­logue Alain Touraine, cette muta­­­­­­­­­tion est aussi impor­­­­­­­­­tante que lorsque nous sommes passés d’une société agraire à une société indus­­­­­­­­­trielle. On quitte des socié­­­­­­­­­tés très inté­­­­­­­­­grées pour retrou­­­­­­­­­ver des paysages frag­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tés. Ce n’est pas une succes­­­­­­­­­sion de crises que nous vivons mais bien une véri­­­­­­­­­table muta­­­­­­­­­tion socié­­­­­­­­­tale qui est en train de se produire. Dans un tel contexte, l’in­­­­­­­­­di­­­­­­­­­vidu se retrouve seul, sans appar­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nance. Et cela va avoir un impact impor­­­­­­­­­tant sur les repré­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions sociales. »

L’enquête met effec­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­ment en exergue que les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus ont l’im­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion de ne plus faire société. 6 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 pensent que la société actuelle n’a plus d’objec­­­­­­­­­tif et que l’on arrive à la fin d’un système, et sept sur dix sont pessi­­­­­­­­­mistes par rapport à l’évo­­­­­­­­­lu­­­­­­­­­tion de la société « Mais il ne faut pas sombrer dans les peurs, insiste le socio­­­­­­­­­logue. Ma démarche, c’est de dire mettons des mots sur les choses : nous avons affaire à une muta­­­­­­­­­tion. Il faut expliquer ce chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment socié­­­­­­­­­tal, faire de la péda­­­­­­­­­go­­­­­­­­­gie pour éviter que les gens ne tombent dans des discours simplistes. C’est la diffi­­­­­­­­­culté à appré­­­­­­­­­hen­­­­­­­­­der ce qui se déroule sous nos yeux qui produit les peurs, le repli iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taire. »

Points de repères brouillés

65% des répon­­­­­­­­­dants disent qu’au sein de la société actuelle, ce qui divise les gens entre eux est plus fort que ce qui les rassemble. Ils sont autant à ne plus comprendre la société dans laquelle ils vivent. Et depuis les atten­­­­­­­­­tats, ce senti­­­­­­­­­ment de boule­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­se­­­­­­­­­ment des réfé­­­­­­­­­rents s’est accru : « Avant les grands atten­­­­­­­­­tats (Paris, Nice, Bruxelles), ce qui domi­­­­­­­­­nait c’était de dire les gens pensaient qu’on vivait une période de crise comme on en avait connu d’autres, mais qu’on allait reve­­­­­­­­­nir à un état d’équi­­­­­­­­­libre. Après les atten­­­­­­­­­tats, les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sondés pensent que c’est une muta­­­­­­­­­tion profonde et durable de notre société. L’im­­­­­­­­­pact des atten­­­­­­­­­tats n’a pas été, contrai­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment à ce qu’on pour­­­­­­­­­rait penser, une crois­­­­­­­­­sance de l’is­­­­­­­­­la­­­­­­­­­mo­­­­­­­­­pho­­­­­­­­­bie mais une crois­­­­­­­­­sance du senti­­­­­­­­­ment que l’on passe à autre chose, que l’his­­­­­­­­­toire bascule. »

Un autre élément signi­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tif qui témoigne d’un chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment profond de société, c’est la perte de la notion de piliers. En 1997, 3 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 étaient consi­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­rés comme inclas­­­­­­­­­sables, c’est-à-dire qu’on ne trou­­­­­­­­­vait aucune cohé­­­­­­­­­rence entre leur choix de mutua­­­­­­­­­lité, de famille syndi­­­­­­­­­cale et leurs compor­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ments de vote. En 2016, ils sont 8 sur 10 ! De plus, 1 indi­­­­­­­­­vidu sur 2 refuse de se posi­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­ner sur l’échelle gauche-droite.

Ce qui doit nous conduire à analy­­­­­­­­­ser l’en­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment des citoyens sous un autre prisme. L’enquête révèle qu’un autre monde se présente à nous et qu’il est fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tal de le regar­­­­­­­­­der en face sous peine d’être à côté de la plaque dans l’orien­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tion de notre travail d’édu­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­nente. L’in­­­­­­­­­di­­­­­­­­­vidu se retrouve seul, sans appar­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nance. Il est à la fois plus auto­­­­­­­­­nome et plus vulné­­­­­­­­­rable. « Plus auto­­­­­­­­­nome puisqu’il ne se sent pas appar­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nir à un groupe qui va lui dire comment vivre. » Mais il se sent seul face à divers pouvoirs qui le dominent dans tous les domaines de sa vie quoti­­­­­­­­­dienne : « Les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus se disent victimes et n’ont pas la capa­­­­­­­­­cité d’agir par rapport à divers domaines qui consti­­­­­­­­­tuent pour­­­­­­­­­tant la trame de leur vie quoti­­­­­­­­­dienne : le système écono­­­­­­­­­mique et finan­­­­­­­­­cier, l’em­­­­­­­­­ploi et les condi­­­­­­­­­tions de travail, les temps sociaux, l’offre de produits alimen­­­­­­­­­taires, la protec­­­­­­­­­tion de l’Etat, la consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion, l’ac­­­­­­­­­cès à des soins de qualité, l’en­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­ron­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment, les rapports hommes-femmes, l’Eu­­­­­­­­­rope, le rapport aux élites, leur place dans la société, le terro­­­­­­­­­risme. »

Le groupe comme refuge

Les aspi­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tions des gens ne corres­­­­­­­­­pondent plus aux rythmes sociaux qui sont impo­­­­­­­­­sés : la carrière linéaire, le régime prévu pour la paren­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­lité, l’ac­­­­­­­­­cès à la retrai­­­­­­­­­te… 9 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 pensent que la société devrait s’or­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­ser pour répondre aux désirs des gens et proté­­­­­­­­­ger les personnes qui ont des parcours de vie non stan­­­­­­­­­dar­­­­­­­­­di­­­­­­­­­sés (va-et-vient entre forma­­­­­­­­­tion, emploi et d’autres acti­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­tés) : « Aujourd’­­­­­­­­­hui la sécu­­­­­­­­­rité sociale n’est pas orga­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­sée pour sécu­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­ser
les parcours indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­duels de vie et 7 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 pensent que L’Etat et la Sécu­­­­­­­­­rité sociale vont nous proté­­­­­­­­­ger de moins en moins (pour payer nos soins de santé, nos pensions, le chômage, etc.) », explique Benoit Scheuer.

Le senti­­­­­­­­­ment d’im­­­­­­­­­puis­­­­­­­­­sance, l’im­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion de ne plus avoir de prises sur un monde devenu trop complexe, incom­­­­­­­­­pré­­­­­­­­­hen­­­­­­­­­sible provoque le retour du groupe comme refuge. « Il y avait jusqu’a­­­­­­­­­lors une tendance de l’in­­­­­­­­­di­­­­­­­­­vidu à s’au­­­­­­­­­to­­­­­­­­­no­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­ser, à s’af­­­­­­­­­fran­­­­­­­­­chir des iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tés et des appar­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nances héri­­­­­­­­­tées. « Le « je » a progres­­­­­­­­­si­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­ment remplacé le « nous », la commu­­­­­­­­­nauté.

L’enquête révèle un autre chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tal depuis 20 ans : L’iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taire a tout envahi et ce ne sont plus les combats socio-écono­­­­­­­­­miques qui priment. « Faute de valeurs parta­­­­­­­­­gées, de croyances communes dans un avenir meilleur, de confiance dans des insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions, pour se proté­­­­­­­­­ger, l’in­­­­­­­­­di­­­­­­­­­vidu se replie alors sur le connu. On assiste à un retour vers des commu­­­­­­­­­nau­­­­­­­­­tés « orga­­­­­­­­­niques » (famille, villa­­­­­­­­­ge…). La réac­­­­­­­­­tion face à ce monde qui lui échappe peut être de deux ordres : le repli sur soi condui­­­­­­­­­sant quelques fois à la haine des autres, et l’hy­­­­­­­­­per valo­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion de sa propre iden­­­­­­­­­tité : nous sommes diffé­­­­­­­­­rents d’eux ! » On voit appa­­­­­­­­­raître dans l’enquête « une véri­­­­­­­­­table para­­­­­­­­­noïa anti­­­­­­­­­mu­­­­­­­­­sul­­­­­­­­­mane qui atteint une dimen­­­­­­­­­sion patho­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gique. » En effet, 6 indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus sur 10 estiment que les musul­­­­­­­­­mans menacent leur iden­­­­­­­­­tité. Et un peu plus de la moitié pense que les musul­­­­­­­­­mans veulent les domi­­­­­­­­­ner. C’est 40% du total des sondés qui expriment une opinion très néga­­­­­­­­­tive à leur égard.

On peut égale­­­­­­­­­ment obser­­­­­­­­­ver un rejet vis-àvis des Juifs. « Plus on a des opinions néga­­­­­­­­­tives à l’égard des musul­­­­­­­­­mans, plus on a aussi des opinions anti­­­­­­­­­sé­­­­­­­­­mites. C’est une posi­­­­­­­­­tion de prin­­­­­­­­­cipe : il y a eux et puis nous ! On fait une distinc­­­­­­­­­tion entre Belges de souche et Belges de papiers. » Et 3 personnes sur 10 affirment que l’un de leurs parents ou de leurs grands-parents ou plusieurs d’entre-eux sont nés avec une autre natio­­­­­­­­­na­­­­­­­­­lité que belge : « Ce qui signi­­­­­­­­­fie que si on remonte à plus de trois géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tions on est tous Belges de papiers, mais néan­­­­­­­­­moins une majo­­­­­­­­­rité va dire que même après plusieurs géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tions les descen­­­­­­­­­dants d’un immi­­­­­­­­­gré ne seront jamais vrai­­­­­­­­­ment belges ! » C’est d’ailleurs le ressenti de 80 % des Belges issus de l’im­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­gra­­­­­­­­­tion qui consi­­­­­­­­­dèrent qu’on les regarde toujours comme des étran­­­­­­­­­gers.

La tenta­­­­­­­­­tion d’un pouvoir fort

Autre grand chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment depuis 20 ans : l’avè­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment d’une nouvelle offre poli­­­­­­­­­tique basée sur la mani­­­­­­­­­pu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­tion des peurs, usant de discours simplistes iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taires et la victi­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion. C’est le cas de Trump, du Vlaams Belang ou des mouve­­­­­­­­­ments terro­­­­­­­­­ristes tels que Daesh. Ils appliquent un marke­­­­­­­­­ting de la peur et de la terreur et défendent une pureté iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taire. Leur point commun, c’est de sentir l’air du temps, d’avoir compris l’état de la société : « Les diri­­­­­­­­­geants des partis démo­­­­­­­­­crates n’ont pas compris que nous vivons une muta­­­­­­­­­tion. Des diri­­­­­­­­­geants impor­­­­­­­­­tants de la gauche en Belgique me disent : une fois que le chômage dimi­­­­­­­­­nuera, les problèmes iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taires vont dispa­­­­­­­­­raître. Mais ce n’est pas correct ! La ques­­­­­­­­­tion iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taire est essen­­­­­­­­­tielle à abor­­­­­­­­­der. Les éléments que nous avons mis en évidence au travers de cette enquête sont profon­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­ment ancrés dans les struc­­­­­­­­­tures mentales des indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus. »

Face à cette offre, il y a une demande. Celle d’in­­­­­­­­­di­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus qui se sentent aban­­­­­­­­­don­­­­­­­­­nés, qui repré­­­­­­­­­sentent envi­­­­­­­­­ron un quart de la popu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­tion,
selon Benoit Scheuer. Ils se sentent perdants sur toute la ligne, ont l’im­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion d‘être trahis et victimes des élites, des insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions, de la mondia­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion. Ils veulent un pouvoir fort pour remettre de l’ordre. Face à eux, on voit émer­­­­­­­­­ger (ou gran­­­­­­­­­dir) une caté­­­­­­­­­go­­­­­­­­­rie que le socio­­­­­­­­­logue appelle les renais­­­­­­­­­sants qui ont une vision opti­­­­­­­­­miste de l’ave­­­­­­­­­nir, et sur qui repose l’es­­­­­­­­­poir de chan­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment (voir Contrastes mai-juin p. 16 à 19). Deux possi­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés s’offrent donc à nous ; soit on va vers une gouver­­­­­­­­­nance auto­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­taire basée sur l’ex­­­­­­­­­clu­­­­­­­­­sion, c’est-à-dire un monde de murs, de ferme­­­­­­­­­ture, de xéno­­­­­­­­­pho­­­­­­­­­bie, de repli, de crois­­­­­­­­­sance des inéga­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés sociales, soit on va vers un monde ouvert. Mais le chal­­­­­­­­­lenge est énorme : « il faut refon­­­­­­­­­der la démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie, refon­­­­­­­­­der les insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions, réin­­­­­­­­­ven­­­­­­­­­ter l’éco­­­­­­­­­no­­­­­­­­­mie et un nouvel univer­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­lisme qui inté­­­­­­­­­gre­­­­­­­­­rait les diffé­­­­­­­­­rences. Trump, Poutine, Erdo­­­­­­­­­gan… sont du côté de la société auto­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­taire. Tout l’enjeu est donc de faire pencher la balance de l’autre côté. »


1. L’enquête a été menée par l’ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tut Survey&Action, en parte­­­­­­­­­na­­­­­­­­­riat avec Le Soir, la RTBF et la fonda­­­­­­­­­tion Ceci n’est pas une crise.
2. Max weber, socio­­­­­­­­­logue.