Entretien | Benoit Scheuer : Nous ne faisons plus société (juin 2018)
Auteure : Claudia Benedetto, Contrastes juin 2018, p 3 à 6
Il y a 20, ans une enquête interrogeait l’état de la société belge. L’institut Survey&action1 a remis le couvert en 2017 avec la fameuse enquête Noir-Jaune- Blues. Décryptage des résultats avec Benoit Scheuer, directeur de l’institut de sondage.
« Les gens comme moi n’ont vraiment pas compris le monde dans lequel nous vivons » ; Benoit Scheuer cite l’économiste américain Paul Krugman pour introduire l’importance de la démarche Noir-Jaune-Blues. « L’enquête a démarré il y a 2 ans et demi et après les attentats, il nous paraissait indispensable de refaire le point après une première enquête similaire il y a 20 ans ». Se basant notamment sur le modèle théorique wébérien2, l’enquête pose 4 grandes questions « qui permettent de comprendre les représentations sociales profondes des individus » à savoir : comment les individus se perçoivent eux-mêmes ? Comment perçoivent-ils les autres ? Quel est leur rapport au temps et leur rapport à l’espace ? L’enquête est une sorte de photographie de l’état de l’opinion sociétale. « Le but est de fournir de la matière au débat : Est-ce le type de société qui vous convient ? Comment vous situez-vous par rapport à cela ? Et si on a envie de changer quelque chose, l’enquête permet d’alimenter la réflexion ».
Les résultats sont assez interpellants. Le premier élément qui en ressort, c’est l’incontestable constat que notre société est en profonde mutation. Elle dévoile quatre grands changements depuis 20 ans. La confiance dans les institutions (le système politique, la démocratie représentative, la Justice, la presse…), qui constituent les armatures de la société, s’est effondrée. Au fil du temps, leur capacité d’agir s’est affaiblie, ce qui a engendré cette défiance : « Prenons l’exemple de la sphère financière non régulée. Les paradis fiscaux constituent un manque à gagner pour les Etats et donc la collectivité. Les ressources des Etats s’amenuisent et il leur est dès lors difficile de répondre aux besoins en matière de santé, d’éducation… Les dettes publiques sont aussi significatives. Depuis une quinzaine d’années, les Etats empruntent sur les marchés financiers mondiaux, ce qui les rend dépendants de ces institutions qui dictent leur politique aux Etats. »
L’enquête révèle que 6 individus sur 10 pensent que les dirigeants politiques ont très peu de marge de manœuvre par rapport au pouvoir des financiers. Et une majorité des répondants (6 sur 10) pensent que les dirigeants politiques
n’ont plus de réelles capacités d’améliorer nos vies quotidiennes et qu’ils ne peuvent quasi rien changer : « Pour B. Scheuer, on est loin du constat Tous pourris, mais plutôt que les responsables politiques n’ont plus réellement de levier pour améliorer les conditions de vie, gérer la société, puisqu’on reconnait qu’ils ont donné leur capacité d’agir au pouvoir des financiers. Et plus le capital culturel est faible, plus les individus sont nombreux à acter que les responsables politiques n’ont plus la capacité de changer leurs vies. Autrement dit, les plus faibles, les plus fragiles de notre société sont nombreux à dire qu’ils ne se sentent plus protégés. »
Mais le monde a également été bouleversé par le développement de la communication horizontale. L’avènement d’internet puis des réseaux sociaux a profondément modifié le rapport à la presse professionnelle, par exemple : « A partir du moment où chaque individu peut devenir un éditorialiste et faire circuler ce qu’il veut sur internet (fake news, théories du complot…), la presse professionnelle en tant qu’institution se voit mise en péril. » Et on peut également faire le même constat avec l’institution médicale, ajoute le sociologue : « Toutes les enquêtes que j’ai réalisées auprès de médecins m’indiquent que les patients ne sont plus passifs ; ils remettent en question le diagnostic de leur médecin parce qu’une information trouvée sur Google affirme le contraire. Les médecins sont soumis à la concurrence d’informations extrêmement diverses parfois fantaisistes qui se trouvent sur internet. Ils sont tombés de leur pied d’estalle. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, simplement on constate ce profond changement. »
Le système politique est particulièrement mis à mal. Six personnes sur dix estiment que l’offre politique actuelle ne répond pas à leurs attentes et plus largement que le système est globalement en échec.
Société en faillite
Sur 20 ans, on peut noter une nette diminution de la confiance qu’accordent les Belges aux institutions. Aujourd’hui, 68% des sondés pensent que la démocratie fonctionne mal contre 41% en 1995 et 64% après la Marche blanche en 1997. Toutes les institutions qui représentent une société verticale (mode de décisions pyramidal) sont mises à mal. Les partis politiques récoltent le moins de confiance (9%). Par contre, celles qui représentent l’horizontalité (la société civile, l’enseignement) maintiennent tout de même un niveau de confiance.
Pour faire société, il faut également partager des valeurs communes. Quelles sont les valeurs misent à mal aujourd’hui ? « Jusque récemment, il y avait un consensus, c’était que de génération en génération, on allait vers un mieux. Et c’est pour cette raison qu’on faisait société, c’est collectivement qu’on arrivait à ce résultat-là. Aujourd’hui, c’est le sentiment que nos enfants vivront moins bien que nous qui domine. Il y a une peur de déclassement : 73% des individus pensent qu’il y a de plus en plus d’inégalités sociales en Belgique. »
Le sentiment que les innovations technologiques conduiraient à la modernisation économique et que l’on en bénéficierait tous est également une valeur qui s’effrite. « Aujourd’hui, on a le sentiment que les innovations technologiques qui sont de plus en plus nombreuses, conduisent à des inégalités sociales. C’est la peur du licenciement (48% des sondés), du burn-out et de la précarité qui prédomine. »
Face à ces constats, le sociologue pense que nous ne faisons plus société : « Tous les mécanismes d’intégration ne fonctionnent plus, que ce soient les institutions ou les valeurs partagées, les croyances communes. Tous ces indicateurs montrent que nous sommes en train de quitter une forme de société et comme le souligne le sociologue Alain Touraine, cette mutation est aussi importante que lorsque nous sommes passés d’une société agraire à une société industrielle. On quitte des sociétés très intégrées pour retrouver des paysages fragmentés. Ce n’est pas une succession de crises que nous vivons mais bien une véritable mutation sociétale qui est en train de se produire. Dans un tel contexte, l’individu se retrouve seul, sans appartenance. Et cela va avoir un impact important sur les représentations sociales. »
L’enquête met effectivement en exergue que les individus ont l’impression de ne plus faire société. 6 individus sur 10 pensent que la société actuelle n’a plus d’objectif et que l’on arrive à la fin d’un système, et sept sur dix sont pessimistes par rapport à l’évolution de la société « Mais il ne faut pas sombrer dans les peurs, insiste le sociologue. Ma démarche, c’est de dire mettons des mots sur les choses : nous avons affaire à une mutation. Il faut expliquer ce changement sociétal, faire de la pédagogie pour éviter que les gens ne tombent dans des discours simplistes. C’est la difficulté à appréhender ce qui se déroule sous nos yeux qui produit les peurs, le repli identitaire. »
Points de repères brouillés
65% des répondants disent qu’au sein de la société actuelle, ce qui divise les gens entre eux est plus fort que ce qui les rassemble. Ils sont autant à ne plus comprendre la société dans laquelle ils vivent. Et depuis les attentats, ce sentiment de bouleversement des référents s’est accru : « Avant les grands attentats (Paris, Nice, Bruxelles), ce qui dominait c’était de dire les gens pensaient qu’on vivait une période de crise comme on en avait connu d’autres, mais qu’on allait revenir à un état d’équilibre. Après les attentats, les individus sondés pensent que c’est une mutation profonde et durable de notre société. L’impact des attentats n’a pas été, contrairement à ce qu’on pourrait penser, une croissance de l’islamophobie mais une croissance du sentiment que l’on passe à autre chose, que l’histoire bascule. »
Un autre élément significatif qui témoigne d’un changement profond de société, c’est la perte de la notion de piliers. En 1997, 3 individus sur 10 étaient considérés comme inclassables, c’est-à-dire qu’on ne trouvait aucune cohérence entre leur choix de mutualité, de famille syndicale et leurs comportements de vote. En 2016, ils sont 8 sur 10 ! De plus, 1 individu sur 2 refuse de se positionner sur l’échelle gauche-droite.
Ce qui doit nous conduire à analyser l’engagement des citoyens sous un autre prisme. L’enquête révèle qu’un autre monde se présente à nous et qu’il est fondamental de le regarder en face sous peine d’être à côté de la plaque dans l’orientation de notre travail d’éducation permanente. L’individu se retrouve seul, sans appartenance. Il est à la fois plus autonome et plus vulnérable. « Plus autonome puisqu’il ne se sent pas appartenir à un groupe qui va lui dire comment vivre. » Mais il se sent seul face à divers pouvoirs qui le dominent dans tous les domaines de sa vie quotidienne : « Les individus se disent victimes et n’ont pas la capacité d’agir par rapport à divers domaines qui constituent pourtant la trame de leur vie quotidienne : le système économique et financier, l’emploi et les conditions de travail, les temps sociaux, l’offre de produits alimentaires, la protection de l’Etat, la consommation, l’accès à des soins de qualité, l’environnement, les rapports hommes-femmes, l’Europe, le rapport aux élites, leur place dans la société, le terrorisme. »
OPÉRATION NOIR-JAUNE-BLUES ET APRÈS ? LE BILAN
Suite aux résultats interpellants de Noir-Jaune-Blues, les équipes de la RTBF et du Soir se sont rendues sur le terrain pour toucher de plus près aux problématiques visées par l’enquête. Huit mois plus tard, après la visite de quinze communes, les rédactions dressent aujourd’hui le bilan des observations et échanges que les journalistes ont pu collecter au fil des rencontres. Ils ont identifié 5 problématiques qui devront faire office de fil rouge dans les débats prochains : problèmes de mobilité (embouteillages, couverture insuffisante des transports en communs), problèmes de salubrité et d’accès aux logements devenus impayables pour une partie de la population, favoriser une plus grande écoute des jeunes qui se sentent délaissés et qui souffrent d’un manque de perspectives, retrouver la confiance envers les institutions et notamment les médias dont on estime qu’ils déforment la réalité ou qu’il ne laissent pas une place suffisante au traitement de certains vécus.
Le groupe comme refuge
Les aspirations des gens ne correspondent plus aux rythmes sociaux qui sont imposés : la carrière linéaire, le régime prévu pour la parentalité, l’accès à la retraite… 9 individus sur 10 pensent que la société devrait s’organiser pour répondre aux désirs des gens et protéger les personnes qui ont des parcours de vie non standardisés (va-et-vient entre formation, emploi et d’autres activités) : « Aujourd’hui la sécurité sociale n’est pas organisée pour sécuriser
les parcours individuels de vie et 7 individus sur 10 pensent que L’Etat et la Sécurité sociale vont nous protéger de moins en moins (pour payer nos soins de santé, nos pensions, le chômage, etc.) », explique Benoit Scheuer.
Le sentiment d’impuissance, l’impression de ne plus avoir de prises sur un monde devenu trop complexe, incompréhensible provoque le retour du groupe comme refuge. « Il y avait jusqu’alors une tendance de l’individu à s’autonomiser, à s’affranchir des identités et des appartenances héritées. « Le « je » a progressivement remplacé le « nous », la communauté.
L’enquête révèle un autre changement fondamental depuis 20 ans : L’identitaire a tout envahi et ce ne sont plus les combats socio-économiques qui priment. « Faute de valeurs partagées, de croyances communes dans un avenir meilleur, de confiance dans des institutions, pour se protéger, l’individu se replie alors sur le connu. On assiste à un retour vers des communautés « organiques » (famille, village…). La réaction face à ce monde qui lui échappe peut être de deux ordres : le repli sur soi conduisant quelques fois à la haine des autres, et l’hyper valorisation de sa propre identité : nous sommes différents d’eux ! » On voit apparaître dans l’enquête « une véritable paranoïa antimusulmane qui atteint une dimension pathologique. » En effet, 6 individus sur 10 estiment que les musulmans menacent leur identité. Et un peu plus de la moitié pense que les musulmans veulent les dominer. C’est 40% du total des sondés qui expriment une opinion très négative à leur égard.
On peut également observer un rejet vis-àvis des Juifs. « Plus on a des opinions négatives à l’égard des musulmans, plus on a aussi des opinions antisémites. C’est une position de principe : il y a eux et puis nous ! On fait une distinction entre Belges de souche et Belges de papiers. » Et 3 personnes sur 10 affirment que l’un de leurs parents ou de leurs grands-parents ou plusieurs d’entre-eux sont nés avec une autre nationalité que belge : « Ce qui signifie que si on remonte à plus de trois générations on est tous Belges de papiers, mais néanmoins une majorité va dire que même après plusieurs générations les descendants d’un immigré ne seront jamais vraiment belges ! » C’est d’ailleurs le ressenti de 80 % des Belges issus de l’immigration qui considèrent qu’on les regarde toujours comme des étrangers.
Opération Noir-Jaune-Blues et après ? Le Bilan
Suite aux résultats interpellants de Noir-Jaune-Blues, les équipes de la RTBF et du Soir se sont rendues sur le terrain pour toucher de plus près aux problématiques visées par l’enquête. Huit mois plus tard, après la visite de quinze communes, les rédactions dressent aujourd’hui le bilan des observations et échanges que les journalistes ont pu collecter au fil des rencontres. Ils ont identifié 5 problématiques qui devront faire office de fil rouge dans les débats prochains : problèmes de mobilité (embouteillages, couverture insuffisante des transports en communs), problèmes de salubrité et d’accès aux logements devenus impayables pour une partie de la population, favoriser une plus grande écoute des jeunes qui se sentent délaissés et qui souffrent d’un manque de perspectives, retrouver la confiance envers les institutions et notamment les médias dont on estime qu’ils déforment la réalité ou qu’il ne laissent pas une place suffisante au traitement de certains vécus.
La tentation d’un pouvoir fort
Autre grand changement depuis 20 ans : l’avènement d’une nouvelle offre politique basée sur la manipulation des peurs, usant de discours simplistes identitaires et la victimisation. C’est le cas de Trump, du Vlaams Belang ou des mouvements terroristes tels que Daesh. Ils appliquent un marketing de la peur et de la terreur et défendent une pureté identitaire. Leur point commun, c’est de sentir l’air du temps, d’avoir compris l’état de la société : « Les dirigeants des partis démocrates n’ont pas compris que nous vivons une mutation. Des dirigeants importants de la gauche en Belgique me disent : une fois que le chômage diminuera, les problèmes identitaires vont disparaître. Mais ce n’est pas correct ! La question identitaire est essentielle à aborder. Les éléments que nous avons mis en évidence au travers de cette enquête sont profondément ancrés dans les structures mentales des individus. »
Face à cette offre, il y a une demande. Celle d’individus qui se sentent abandonnés, qui représentent environ un quart de la population,
selon Benoit Scheuer. Ils se sentent perdants sur toute la ligne, ont l’impression d‘être trahis et victimes des élites, des institutions, de la mondialisation. Ils veulent un pouvoir fort pour remettre de l’ordre. Face à eux, on voit émerger (ou grandir) une catégorie que le sociologue appelle les renaissants qui ont une vision optimiste de l’avenir, et sur qui repose l’espoir de changement (voir Contrastes mai-juin p. 16 à 19). Deux possibilités s’offrent donc à nous ; soit on va vers une gouvernance autoritaire basée sur l’exclusion, c’est-à-dire un monde de murs, de fermeture, de xénophobie, de repli, de croissance des inégalités sociales, soit on va vers un monde ouvert. Mais le challenge est énorme : « il faut refonder la démocratie, refonder les institutions, réinventer l’économie et un nouvel universalisme qui intégrerait les différences. Trump, Poutine, Erdogan… sont du côté de la société autoritaire. Tout l’enjeu est donc de faire pencher la balance de l’autre côté. »
Questions de débat
- Si on reprend les principaux constats de l’enquête, êtes- vous d’accord avec ceux-ci et comment vous sentez- vous face à ceux-ci ?
- Et si des journalistes de la RTBF était allés à la rencontre des habitants de votre quartier, quelles sont les problématiques qui seraient ressorties ? Quelles auraient été les solutions mises en avant par la population ?
1. L’enquête a été menée par l’institut Survey&Action, en partenariat avec Le Soir, la RTBF et la fondation Ceci n’est pas une crise.
2. Max weber, sociologue.
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