Migration | La couleur des peurs (juin 2018)
Auteur: Paul Blanjean, Contrastes juin 2018, p 13 à 15
A bord du bateau Aquarius, des centaines de migrants ne purent débarquer ni à Malte, ni en Italie, pays au récent gouvernement de droite populiste. C’est l’Espagne qui les a finalement accueillis. Dans ce jeu cynique, de nombreux pays sont hypocrites car ils sont loin de jouer le jeu de la solidarité dans l’accueil des candidats à l’exil. Et la Belgique, traditionnellement terre d’accueil, commence à en faire partie…
Dans la grande enquête Noir-Jaune-Blues, les questions de migration, des réfugiés et de l’Islam occupent une place importante… et inquiétante. Inquiétante car au-delà de la peur, un nombre significatif de réponses sont dans le registre du rejet (voir encadré). Ces peurs et le langage qu’elles dégagent sont construites sur des impressions plus que sur des réalités : la question de « l’arrivée pour bénéficier d’un généreux système d’aide et protection » en est un bel exemple. Beaucoup de personnes qui arrivent chez nous en espérant obtenir un statut de réfugié n’ont pas nécessairement choisi la Belgique comme le démontre une étude britannique1 ; la Belgique est connue par peu de personnes qui fuient leur pays. Poussées par les circonstances dramatiques vécues (souvent la guerre), plus de la moitié d’entre elles embarquent sans savoir quelle sera la destination finale. Chaque crise humanitaire, chaque guerre ou coup d’état provoque d’importants mouvements de population. Ce phénomène n’est pas nouveau …
L’Europe aussi a connu des guerres et des famines. Les grandes famines, en Irlande en 1845 et 1852 ont non seulement décimé une partie de la population mais ont aussi poussé de nombreux individus à l’exil. Aux morts de la famine, il faut ajouter près de deux millions d’émigrants à destination de la Grande-Bretagne, des Etats- Unis, du Canada et de l’Australie. Lors de la première guerre mondiale, nombreuses furent les familles belges à quitter leur pays afin de trouver refuge en France (350.000 personnes) et deux fois plus encore aux Pays-Bas. Si cet exil des Belges n’a duré que le temps d’une guerre, les situations politiques dans certains pays du globe aujourd’hui restent dramatiques bien plus longtemps.
Toute la misère du monde
Tout le monde connaît l’expression, du moins la première partie : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Ce sentiment d’envahissement évoqué plus haut est entretenu, entre autres, par certaines déclarations politiques. Pourtant, le nombre de demandes d’asile ainsi que le nombre de dossiers acceptés est loin d’atteindre les sommets par rapport à d’autres pays. En 2014, par exemple, 17.213 demandes d’asile ont été introduites en Belgique et moins de la moitié ont été acceptées. Même en 2016, année considérée comme « record », c’est un peu plus de 12.000 personnes qui ont obtenu le statut de réfugié. Durant les dix dernières années, à l’exception de 2011 et 2016, on a recensé entre 8.000 et 14.000 demandes annuelles. La
majeure partie des réfugiés de la planète vivent de l’autre côté de la frontière de leur propre pays, souvent dans des conditions très difficiles.
Si la Turquie, entre autres suite aux accords avec l’Union européenne, compte près de 4 millions de réfugiés, on en dénombre 1,6 million au Pakistan et 1,1 million au Liban, pays de 6 millions d’habitants. L’Afrique n’est pas en reste, même dans des pays où la majorité de la population est pauvre avec plus de 736.000 en Ethiopie et de 550.000 au Kenya par exemple. Un rapport du Haut Commissariat aux Réfugiés publié en 2017 indiquait que les pays à revenus faibles ou intermédiaires accueillaient la majorité des personnes
déplacées.
Mais ce qui fait la peur ne se fonde pas nécessairement sur les données statistiques et les faits. Bombarder de chiffres n’offre pas une réponse aux peurs, d’autant qu’elles sont irrationnelles. Si les peurs sont présentes, dont la peur de l’étranger, c’est aussi parce qu’elles trouvent des racines et des justifications dans des situations objectives et des vécus. La précarisation croissante de l’emploi et des conditions de vie, l’incapacité des politiques à répondre à des questions essentielles sont des facteurs qui favorisent les peurs… dont celles que les trop faibles revenus soient encore rabotés pour en faire bénéficier « d’autres pauvres », ceux qui « ne sont pas de chez nous ».
LA PEUR DE L’AUTRE
A la question : « Diriez-vous que la présence d’une communauté musulmane en Belgique est : plutôt une menace/plutôt un facteur d’enrichissement culturel/ ni l’un ni l’autre … », 63% (près de 2 personnes sur 3) choisissent le premier item. Le choix est encore plus marqué auprès des personnes de plus de 65 ans (76%)… et à l’opposé plus faible chez les jeunes (16–25 ans) avec un « score » de 39%. Si le terrorisme islamiste a fait des victimes en Belgique, un nombre important de sondés (62%) attribue cela à une mauvaise gestion de l’intégration des populations non européennes, estimant qu’une autre gestion de ces questions aurait pu éviter les actes terroristes. Si on peut lire dans cette enquête des propos encourageants comme la volonté de création d’un projet qui intègre tout le monde et qui donne sens à la société, le repli identitaire est cependant bien présent. Alors que les immigrés sont perçus comme repliés sur leur communauté, le réflexe semble être, pour les Belges aussi, le repli identitaire autour d’une pseudo identité religieuse ou culturelle. Avec une porte d’entrée aussi étroite, il est facile de faire entrer une partie de la population par une porte et de regarder avec méfiance celles et ceux qui sont de l’autre côté de cette porte. Ce sentiment de peur et de rejet s’appuie sur un « sentiment d’envahissement ». 66% des personnes interrogées estiment qu’il y a trop d’étrangers et que nous sommes de plus en plus envahis. Ce sentiment dépasse les 80% auprès des personnes de plus de 65 ans. Et pourquoi serions-nous envahis ? Près de 2/3 des personnes interrogées estiment que les étrangers viennent profiter de notre système social.
Peurs et menaces
Si dans une part importante de la population, les peurs à l’encontre des étrangers croissent, c’est aussi parce que grandit l’impression de menaces. Des menaces socio-économiques comme évoquées dans le paragraphe précédent mais aussi des menaces d’une dilution identitaire. Les attentats terroristes perpétrés par des groupes et des personnes se réclamant de l’islamisme ont nourri et décuplé peurs et préjugés. Dans l’enquête Noir-Jaune-Blues, une majorité des personnes (61%) estime que les immigrés ne font pas d’efforts pour s’intégrer, et que les nouveaux immigrés veulent imposer leur propre façon de vivre.
Les étrangers dont l’islam est la religion représentent ces « envahisseurs
» qui mettraient en danger nos modes de vie et nos valeurs. A la question de savoir quel est le pourcentage de musulmans vivant en Belgique, la réponse moyenne est de 30%… Alors qu’en réalité2, ils ne représentent que 7,2%. Leur concentration, parfois très visible, dans certains quartiers de grandes villes contribue à cette perception tronquée de la réalité. Dans l’étude Noir-Jaune-Blues, l’islam est considéré par 41% des personnes interrogées comme pas tolérante du tout et comme incompatible avec les valeurs de notre société.
Le terme même de « valeurs de notre société » pose question. Toute la société belgo-belge partage-t-elle les mêmes valeurs ? N’y a-t-il pas d’importantes divergences de classes occultées ici ? Un travailleur belge ne partage-t-il pourtant pas plus de valeurs communes avec un travailleur marocain… qu’avec un patron belge ? Si la porte d’entrée est le socio-économique plutôt que la religion, on arrive sans doute à des résultats différents.
L’islam est donc au cœur de la polémique. 70% des sondés estiment que les personnes de confession islamique ne sont pas bien intégrées et 48% craignent que la société belge s’islamise. Alors que seulement 12% des personnes interrogées estiment que la présence de la communauté musulmane est un facteur d’enrichissement culturel, 63% estiment que cela représente une menace… 24% pensent même que la majorité des musulmans sont des intégristes !
Comme un nombre important de candidats à l’exil provient de pays où l’islam est la religion majoritaire, 50% des personnes interrogées estiment que la fermeture des frontières aux réfugiés est une bonne mesure pour empêcher le
terrorisme islamiste. Ils n’auraient sans doute pas permis à l’Aquarius d’accoster. Ce discours est légitimé par la déclaration de responsables politiques. Comme l’indique Olivier Mouton3, la N-VA a fait évoluer son discours de la dénonciation du wallon paresseux et profiteur à celle du migrant menaçant notre modèle de société…
Les récents propos de Theo Francken renforcent cette position quand il propose que les démarches d’asile soient étudiées dans le pays d’origine. Imaginez un instant que les Belges qui voulaient fuir leur pays occupé par l’armée allemande entre 1940 et 1944 aient dû « être sélectionnés » à la kommandantur la plus proche… On le voit, les propos les plus irréalistes et les plus ignobles peuvent faire le buzz…
Et demain ?
Sous-estimer les cassures tant dans l’imaginaire que dans la réalité est une voie sans issue. Dans le dossier « Migrants – la nouvelle fracture », Olivier Mouton pose une question qui fait froid dans le dos « l’arrivée d’un nouvel Hitler est-elle possible ? » Pour y répondre, il cite l’historien Alain Colignon qui indique que les signaux sont inquiétants avec une quête de bouc-émissaire, le musulman, le migrant…
Le durcissement de la politique migratoire dans de nombreux pays dont la Belgique est sans doute un des symptômes de la fragilité de la démocratie et des cassures idéologiques. La question des migrants continue sans aucun doute une nouvelle ligne de fracture de la société belge et occidentale et amène un nouveau clivage décrit par notamment par Liesbet Hooghe et Gary Marks comme le « clivage transnational ». Ils définissent les deux catégories en « green alternatives and liberal globalists » ou « gauche caviar » d’un côté, et en « Traditional conservatives authoritorians and nationalists » ou « droite durum » de l’autre. Ce clivage se répercute dans l’ensemble de la société, des réunions de famille aux hémicycles parlementaires.
Selon le politologue Pascal Delwit4, si la question migratoire a pris autant d’importance dans les débats contemporains, c’est parce que les partis de gauche ont renoncé à leurs fondamentaux socio-économiques et ont laissé la droite dicter l’agenda culturel et médiatique.
Heureusement, des groupes s’organisent pour refuser la voie de l’exclusion. On peut penser à la Plateforme Citoyenne d’Aide aux Réfugiés. Il est sans doute difficile d’imaginer les évolutions futures. Jusqu’où iront les mesures de rejet et de replis ? De quelles manières peuvent-elles être l’avant-garde d’autres régressions démocratiques ? Si les réponses ne sont pas aisées, il paraît cependant évident qu’elles ne peuvent se situer sur les seuls territoires idéologiques. Pour éviter l’horreur, il faut sans doute des initiatives citoyennes et de mouvements sociaux mais aussi des mesures politiques qui rassurent et font reculer les peurs par l’obtention réelle de droits essentiels pour toutes et tous : un logement décent, un emploi, des revenus, une sécurité sociale renforcée… Sinon, les réalités des migrations risquent de s’éloigner de la volonté d’une société interculturelle. La vigilance est essentielle. Elle passe par des mobilisations culturelles et sociales essentielles et transversales, des mobilisations qui agissent contre les fractures et les sentiments d’abandon.
1. Citée par Marco Martinello : « Quelle crise, quelles migrations ? ». Salut et Fraternité n°99–2017
2. Selon l’étude du sociologue Jan Hertogen
3. In. « Migrant, le nouvelle fracture », Le Vif –14/06/18
4. Pascal Delwit, politologue à l’ULB, interrogé par Nicolas De Decker dans Le Vif du 14/06/18
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