Interview de Jean Faniel – Les partis politiques aux aguets (Août 2018)
Interview
Les partis politiques aux aguets
Interview réalisée par Jean-Michel Charlier et Monique Van Dieren, Contrastes août 2018, p10 à 13
Neuf mois avant les élections fédérales, régionales et européennes, les élections communales serviront de test avant le lancement de la campagne électorale de 2019. Quel sera l’impact des « affaires » et du remaniement ministériel wallon sur la composition des listes et les alliances pré et post- électorales ? Le regard de Jean Faniel, directeur du CRISP.
Les récents scandales politiques et les mesures de « bonne gouvernance » adoptées par les différents niveaux de pouvoir auront-elles une influence sur la composition des listes pour les élections communales, et sur la manière dont les mandats politiques seront exercés ?
Il y a eu de nombreuses mesures de bonne gouvernance adoptées ces dernières années. Toutes ne sont donc pas liées à la dernière vague de scandales tels ceux qu’on a connus avec Publifin, le Samu social, l’ISPPC et le Kazakhgate. Il n’est donc pas toujours évident de distinguer ce qui relève de l’évolution globale des mentalités ou de la survenance récurrente d’affaires et ce qui relève des récentes affaires. Si on prend le décumul des mandats par exemple, c’est un ensemble de mesures qui revient sur la table depuis pas mal de temps. Il y a principalement une mesure qui s’est appliquée pour la première fois en 2014 au Parlement wallon qui oblige les ¾ des membres des groupes politiques à choisir entre le Par lement wallon et une fonction exécutive au niveau communal (bourgmestre, échevin ou président de CPAS). Cela, ça joue évidemment sur la manière dont les mandats sont attribués, distribués, puisque pour certaines personnes, il faut choisir. Cette mesure deviendra encore plus contraignante en 2018 et 2019 puisque dorénavant on ne va plus pouvoir se déclarer empêché. Donc, les candidats auront un pari à faire soit en 2018, soit en 2019 s’ils veulent garder un mandat pendant 6 ans ou 5 ans.
Coup de frein au cumul des mandats
Cela risque donc d’exclure des figures emblématiques de la vie politique de certains mandats ?
Forcément oui. Si elles sont en passe de devenir bourgmestre, échevin ou président de CPAS , certaines personnes vont devoir choisir dès 2018 entre le Parlement wallon et une fonction exécutive communale. Evidemment, au lendemain des élections du 26 mai 2019, elles pourront faire le choix inverse : si elles sont élues au Parlement wallon, elles pourront décider de laisser tomber leur mandat local. Mais dorénavant, il faut faire un choix. On ne peut plus simplement se déclarer empêché, ni donc en cas de démission du Parlement wallon, récupérer un mandat local qu’on avait mis au frigo pour « se le garder au frais » comme c’était le cas jusqu’ici. Attention, cela ne concerne que le Parlement wallon, pas les autres assemblées, et 25% des membres des groupes politiques du Parlement peuvent encore cumuler des fonctions aux deux niveaux de pouvoir.
Par ailleurs, il y a des personnes qui ont été écartées ou qui ont choisi de se retirer suite aux affaires qu’on a connues récemment ; André Gilles ou Stéphane Moreau par exemple, ou d’autres comme Alain Mathot qui s’est retiré de manière « volontaire », entre guillemets, car quand même un peu poussé dans le dos par la Justice et peut-être aussi par ses coreligionaires socialistes. On peut supposer que les pratiques comme celles qui ont été mises au jour et dénoncées vont davantage être abandonnées par ceux qui les auraient encore et qui n’auraient pas encore été découverts, en quelque sorte… Et par ailleurs, avec le fait que des élus contrôlent, mettent au jour et révèlent les choses, notamment par l’entremise de la presse, on peut aussi espérer que ces épisodes et mécanismes vont inspirer les élus, notamment d’opposition, à rester vigilants dans leur tâche de contrôle de l’action du pouvoir exécutif.
Donc, en quelque sorte, les mesures prises antérieurement ont permis d’anticiper les problèmes liés aux différents scandales ?
Disons que l’on a une succession d’affaires, avec une dizaine d’années entre deux vagues importantes, qui ont amené des réactions. Et à chaque révélation, on constate qu’il y a des choses que l’on n’avait pas nécessairement prévues. Des choses qui ne sont pas toujours illégales, mais sont quand même très limite au moins au point de vue éthique. Et donc on légifère. En même temps, on sent bien qu’à chaque fois, il y a un peu de réticences à adopter ces nouvelles législations… Les nouveaux scandales émeuvent, puis ils permettent aussi de pousser les choses un peu plus loin. Parce que cela remet une pression supplémentaire sur ceux qui renâclaient à légiférer davantage. Et cela permet aussi de préciser des zones laissées un peu dans l’ombre ou qui étaient passées entre les mailles du filet.
Quel est le climat dans les partis politiques francophones à la veille des élections ? Et leur stratégie ? La proximité des élections fédérales et régionales influence-t-elle la composition des listes et leur programme ?
A ce stade, il est difficile de dire s’il y a une stratégie particulière au sein des partis politiques. Incertitude et questionnements do- minent. Quel va être l’impact de la législature en cours depuis 2014, marquée en Wallonie par un changement de majorité en 2017 ? Que vont en penser les électeurs et quelles conséquences cela aura-t-il sur leur vote aux ni- veaux communal et provincial ? Quel va être l’impact électoral des « affaires », en positif et en négatif ? Quelle recomposition politique va s’organiser ? Ce ne sera pas la même chose si le CDH finit presque par disparaître comme certains le pensent ou si, au contraire, il reste une valeur importante sur l’échiquier politique.
Personnellement, j’ai l’impression que chaque parti, y compris ceux qui sont donnés gagnants comme le PTB, Ecolo ou Défi, est un peu aux aguets. Personne n’est sûr de rien. Tous espèrent ne pas (trop) déchanter. Et ce qui est clair, évidemment, c’est que chaque parti envisage cette campagne des communales avec la suivante en tête… La campagne pour les élections régionales, communautaires, fédérales et européennes du 26 mai 2019 débutera dès le lendemain du scrutin local, dès la composition des nouvelles coalitions. C’est déjà dans toutes les têtes.
Mais donc, en ne connaissant pas le résultat des élections de 2018, chaque parti va rester à l’affût, attentiste, en se disant qu’il ne peut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. On risque donc de voir certaines grandes manœuvres dans les coalitions, et peut-être bien dans des sens très différents.
Se détacher de l’image « entachée » par les affaires
La tendance qui se profile pour les élections communales est une diminution des « éti- quettes de parti » au profit de « listes ci- toyennes » ou d’alliances. De quoi est-ce le signe ? Un camouflage sous un autre nom pour plaire à l’électeur ? Ou une absence de programme spécifique des partis sur le niveau communal ?
D’abord, il faudra voir si cela se confirme. La rentrée des listes est pour début septembre. Il faudra voir si le nombre de listes avec l’étiquette des partis (CDH, MR, PS, Ecolo, etc.) est significativement plus faible que d’habitude. Mais sinon, on constate chaque fois qu’Ecolo est la formation qui dépose le plus de listes sous son propre nom (157 en 2012), suivi du PS (128). Et que le MR (89) et le CDH (69) sont à moins de 100 listes déposées sous leur nom et leur numéro régional, pour 262 communes wallonnes… Et, en 2012, 569 listes ne portaient pas de numéro régional. C’est donc une pratique habituelle. Aucun parti n’est capable d’avoir une section locale dans chaque petite commune du territoire. Il y a des stratégies d’alliances au niveau communal, pour toute une série de raisons.
Ici, la raison qui semble donner l’impression qu’il y aura encore moins de listes clairement étiquetées, ce sont les affaires. On se dit que certains vont vouloir se détacher de l’image entachée par les scandales. La crainte de conséquences négatives pourrait accentuer la tendance à ne pas se présenter sous le nom d’un parti.
En raison de la méfiance que les citoyens développent à l’égard des partis politiques ?
Oui. Et l’un participe de l’autre. Les affaires sont venues renforcer cette méfiance à l’égard des partis politiques. Et donc effectivement, il peut y avoir ce réflexe ou cette tentation de changer un peu l’étiquette pour ne pas être mis en cause pour cette mauvaise raison-là. Mais dans un certain nombre de cas, cela permet simplement de jouer sur les ancrages locaux autour de certaines personnes ou de faire alliance avec des personnes qui n’ont pas envie d’avoir une étiquette particulière.
L’éclosion de « listes citoyennes » est-elle le signe d’un regain d’intérêt du citoyen pour la politique (communale), ou est-ce davantage une manœuvre électorale pour séduire les électeurs ?
Je trouve qu’on met un peu tout et n’importe quoi derrière cette appellation « listes citoyennes ». Il y a différents cas de figure. On peut avoir des gens qui sont tout à fait novices en politique et qui décident de se lancer. Dans ce cas-là, l’expression est globalement appropriée. Mais on peut avoir aussi le cas de partis qui font un peu profil bas. On peut avoir le cas de cartels. J’ai l’impression que tous ces cas de figure, préexistaient d’ailleurs déjà tous, mais on ne les appelait pas « listes citoyennes » auparavant… On parlait de listes d’ouverture, de listes apolitiques, on trouvait d’autres qualificatifs, ou tout simplement on n’y prêtait pas attention. Quand je dis que sur 262 communes wallonnes, certains grands partis ont moins de 100 listes sous leur nom, cela a impliqué aussi qu’au total il y avait plus d’un millier de listes déposées en 2012 ! Les listes au nom des partis connus ont toujours représenté la minorité des listes déposées. Il y a des tas de communes où il y a une, deux, trois listes avec des noms indéchiffrables si on ne connaît pas un peu les enjeux de politique locale.
Y a-t-il un vrai phénomène supplémentaire cette fois ? C’est à voir. Et je ne sais même pas comment on pourra le mesurer. Qu’est-ce qui va distinguer en 2018 une « liste citoyenne » d’une liste qui était simplement composite et ne se rattachait pas clairement à un parti en 2012 ? A part les termes utilisés ou les intentions, ou l’opération de communication, ce sera difficile à dire…
On constate que la commune est un niveau de pouvoir qui manifeste de plus en plus son désaccord avec les autres niveaux de pouvoir (par exemple : communes hors TTIP, com- munes hospitalières, etc.), y compris lorsque les partis visés sont au gouvernement fédéral. Est-ce purement symbolique ou cela exerce- t-il réellement une pression politique ? Quel est le rôle du tissu associatif dans ces prises de position ?
Le monde associatif, qu’il s’agisse de grosses organisations relativement anciennes et structurées, de petits collectifs ou d’alliances de circonstance, est souvent à la base de ces ré- solutions. Symboliquement, pour le pouvoir politique, cela traduit une prise de conscience et une prise de parole, cela permet d’entendre la société et de rendre le débat public sur une question, parfois même avec un écho important. On l’a vu par rapport aux visites domiciliaires (avec la démarche « communes hospitalières ») ou par rapport au nucléaire (avec la campagne « Stop Tihange » ou de manière plus isolée). C’est donc une manière d’entrer dans le débat public.
Quand des communes s’opposent à un autre niveau de pouvoir, cela montre aussi que le champ politique n’est pas exempt de dissensions, qu’il n’est pas monolithique. D’autant plus quand des gens d’un même parti prennent des positions d’un certain type au niveau communal alors qu’on attend d’eux à un autre ni- veau où ils sont élus, une position d’un autre type. On a beaucoup parlé du cas de Christine Defraigne au MR, tiraillée entre ce qu’elle devrait sans doute défendre comme présidente du Sénat et sa position sur les visites domiciliaires au niveau du conseil communal liégeois.
En même temps, on peut dire que ce rôle d’opposition institutionnelle est encore mis plus en avant aujourd’hui par deux éléments. D’une part, l’idée que les citoyens doivent davantage pouvoir exprimer leur voix, notamment à tra- vers l’interpellation des institutions, et d’autre part, la situation atypique de la coalition fédérale, en raison de sa composition et du fait qu’elle différait nettement, jusqu’en 2017, de celle du gouvernement wallon. Cette asymétrie a d’ailleurs donné lieu à une opposition entre le gouvernement wallon et le gouverne- ment fédéral sur plusieurs points (budget ou CETA, par exemple) en début de législature. Avec le changement de gouvernement wallon survenu voici un an, on se retrouve dans une situation où les francophones qui veulent s’opposer à la politique fédérale ne peuvent guère plus le faire qu’en actionnant des motions de conflit d’intérêt au niveau de la Commission communautaire française (COCOF).
Le niveau communal constitue l’autre caisse de résonnance possible… Avec la différence qu’au niveau communal, c’est purement symbolique. Une commune est moins en mesure de s’opposer vraiment à un processus décisionnel émanant d’un autre niveau de pouvoir.
En guise de conclusion, l’enquête Noir jaune Blues a révélé un fossé de plus en plus profond entre le monde politique et les citoyens. Le ni- veau communal n’est-il pas la principale voie de la réconciliation ? Est-ce une bonne porte d’entrée pour connaître et comprendre des enjeux plus globaux ?
Il est clair que c’est le niveau où l’investisse- ment est le plus aisé, ne fût-ce que parce que, pour déposer une liste, il faut recueillir très peu de signatures de citoyens. En plus, c’est un niveau où on a fortement prise sur son environnement : on peut faire changer les choses et en voir le résultat. A fortiori sur une durée de mandature qui est de 6 ans.
En même temps, je pense que quand on s’investit au niveau local, on s’aperçoit souvent et assez rapidement qu’il y a des contraintes qui viennent d’autres niveaux de pouvoir, et que donc on ne peut pas limiter sa réflexion au niveau communal. Sinon, on va louper une série de choses et on n’arrivera même pas à ses objectifs strictement locaux, si on ne tient pas compte des exigences régionales, des opportunités, etc.
La question des finances communales est assez illustrative de ce point de vue. Ce n’est pas tant la 6e réforme de l’Etat qui a mis les finances des communes sous pression. C’est d’abord et avant tout le fait qu’on se situe, même au ni- veau communal, dans un cadre de politique d’austérité. Un cadre largement décidé au ni- veau européen. Cela passe notamment par le TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, ou Pacte budgétaire européen), contre lequel la société civile s’était mobilisée. Et les normes comptables balisent très forte- ment les investissements qu’on peut faire (une ville comme Liège en a fait l’expérience avec le projet de tram !). Donc cette politique décidée sur le plan européen, menée au niveau fédéral et au niveau régional, a des répercussions au niveau communal.
Cela veut dire que le niveau européen peut casser des projets communaux de trop grande envergure ?
C’est-à-dire que même des projets communaux doivent respecter certaines normes. Et donc le pouvoir communal a moins de latitude qu’auparavant. Ce qui nécessite de trouver d’autres manières de faire. La Commission européenne ou Eurostat n’interviennent pas pour interdire un projet, mais bien pour interdire des façons de le faire… ce qui pèse sur les projets eux-mêmes.
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