La justice en question | Le juste et l’injuste (décembre 2018)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes décembre 2018, p3 à 5
Parfois, on défend l’existence d’une loi qu’on estime juste et indispensable. Parfois, on s’insurge contre une loi qu’on juge injuste ou dangereuse. La justice est à la fois sentiment, idéal, institution. On observe d’un peu plus près ce fragile équilibre ?
Si, un jour prochain, Marc Dutroux est libéré, cela ne laissera personne indifférent. Il y aura des commentaires fleuris sous les articles de presse en ligne, des réactions indignées, des odes à la peine de mort. Un sentiment d’injustice parcourra la société. Quelques-uns, plus rares, rappelleront au contraire que c’est justement cela, le Droit : le contrôle des pulsions et des émotions par des institutions qui délibèrent sur base de principes collectifs. Le Droit éloigne de soi : on ne se fait pas justice soi-même. Sans Droit, pas de société, pas de contrat social possible.
Mais ne peut-on pas changer d’exemple et renverser la leçon ? Au début du mois de novembre, des jurés irlandais ont acquitté à l’unanimité un homme de 27 ans accusé de viol sur une mineure. Lors de sa plaidoirie, l’avocate de l’accusé avait apporté l’argument suivant : « Est-ce que les preuves excluent la possibilité qu’elle ait été attirée par l’accusé, et qu’elle était disposée à rencontrer quelqu’un, à être avec quelqu’un ? Vous devez regarder comment elle était habillée. Elle portait un string avec des dentelles. » Bien qu’il soit impossible de déterminer quelle a été la part d’influence de cet argument sur le verdict prononcé par le jury, le simple fait qu’il ait été utilisé et la décision qui s’en est suivie ont déclenché un tollé. À juste titre. La manière de se vêtir d’une femme ne peut en aucun cas être assimilée à un consentement.
« À juste titre » ai-je écrit, pour m’insurger moi aussi contre ce qui constitue pourtant un processus de justice, là où dans le premier exemple j’avais plutôt tendance à en prendre la défense. Cette ambivalence selon les cas montre bien qu’entre la justice rendue par les institutions et le sentiment d’injustice que peuvent ressentir individus et populations, il existe un espace incertain, plus ou moins vaste, plus ou moins délicat, plus ou moins politique. Un espace indéterminé, qui est sans doute à la fois un danger pour la justice comme principe et comme institution, et une condition indispensable de son existence et de son développement dans les démocraties.
Vengeance, loi du talion et dépassement
Posons-nous une question simple. Qu’y a-t-il avant l’apparition du Droit ? Et en-dehors, à côté du Droit ? Face à une agression, à une injustice, comment l’être humain réagit-il spontanément ? Le mécanisme le plus ancien est sans doute celui de la vengeance. Il s’agit d’une impulsion bien humaine, qu’on peut observer jusque dans nos propres mouvements spontanés ou ceux de nos proches. Quand un enfant en frappe un autre, celui-ci réagit (ou aurait envie de le faire) en miroir. Et comme le dit le dicton, le retour de bâton peut être différé, ruminé longuement et froidement. Les conflits de voisinage, le monde du travail, la vie collective regorgent d’exemples d’escalades de petites vengeances personnelles. Plus violents, codés et engageant l’ensemble du clan familial, les systèmes de vendetta dans certaines régions méditerranéennes (Corse, Albanie, Sud de l’Italie, Crète…) offrent un autre exemple du mécanisme ancestral de la vengeance, qui a inspiré de nombreux écrivains (Balzac, Maupassant) et cinéastes.
La pulsion de vengeance est profonde et n’a pas disparu dans les sociétés modernes. Mais le rôle de l’institution judiciaire est précisément d’empêcher que les citoyens se fassent justice eux-mêmes dans un cycle infini de vengeances. Dans ses Principes de la philosophie du Droit, Hegel met en lumière la contradiction qui existe entre la vengeance et le droit. « Du fait même qu’elle est l’action positive d’une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s’engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite1. »
La loi du talion, « œil pour œil, dent pour dent », est souvent considérée comme un intermédiaire entre le règne de la vengeance et celui du Droit. En effet, elle introduit une balise, un principe d’équivalence entre le préjudice et le châtiment. Elle apparaît pour la première fois dans le code de Hammurabi à Babylone en 1730 avant notre ère. On la retrouve dans certains textes grecs et dans l’Ancien Testament. C’est une sorte de justice primaire, premier pas de sortie de la relation directe entre la victime et l’agresseur. Ce n’est pas encore la justice. Lors de la libération conditionnelle de Michelle Martin en 2012, la plupart des réactions hostiles reposaient encore, en quelque sorte, sur un désir de vengeance ou sur la loi du talion. Il est difficile d’accepter qu’une personne reconnue coupable ou complice de crime survive à ses victimes. Mais la justice moderne repose précisément sur ce dépassement. « Déjà dans les sociétés primitives, le corps social s’est aperçu que la vengeance, qui implique la punition de l’auteur d’un fait délictueux par celui qui s’en estime préjudicié, devait être institutionnalisée afin d’éviter le chaos. Cette confiscation du “droit” individuel de vengeance de la victime au profit de la société s’appelle la justice. On ne peut pas violer celui qui a violé, on ne peut torturer celui qui a torturé et on ne peut occire celui qui a tué2. »
Le sentiment d’injustice
Pour autant, l’existence d’institutions juridiques, d’un état de Droit signifie-t-elle qu’il faut définitivement mettre en sourdine les sentiments et les jugements personnels quant à ce qui est juste et injuste ? En France, lors des épreuves du Bac 2018, l’un des sujets de philosophie touchait à cette question : « prouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ? ». Dans un article de Philosophie magazine3, Mathias Roux formule une réponse-type à cette question. Partant des réactions spontanées qu’on observe chez les enfants ou même chez les singes capucins4, il montre que le sentiment d’injustice est enraciné profondément et qu’il est au point de départ de la quête de justice. « On dirait bien en effet que la nature a mis en nous une idée non réfléchie, spontanée, de l’injustice lorsque nous la subissons. » Il poursuit : « Ressentir l’injustice révèle le germe de la justice en nous, mais s’il n’est pas cultivé, ce germe reste insuffisant. »
Pour éviter de retomber dans le cycle – injuste – de la vengeance, il est nécessaire de délibérer sur ce qui est juste en prenant du recul, c’est-à-dire en prenant en compte d’autres paramètres que le sentiment d’injustice : les circonstances, les conséquences du jugement, l’expérience collective, les principes sur lesquels se fonde la société. « Cela ne se fait pas par le seul sentiment, écrit encore Mathias Roux, mais par le raisonnement informé et la délibération avec d’autres. Celui qui n’est révolté que lorsqu’il est concerné, n’est pas encore juste. Le philosophe américain John Rawls a illustré et conceptualisé cette importance de l’accession à l’objectivité par l’expérience de pensée du « voile d’ignorance ». » Cette expérience de pensée, développée par d’autres philosophes avant lui, consiste à se mettre en position d’abstraction, à se forcer à ignorer ses propres goûts, sa position sociale et ses intérêts, pour juger d’une situation. Je peux ressentir une injustice, par exemple, si une réforme fiscale implique que je vais devoir payer davantage d’impôts, au point de me mettre en difficulté. Mais si je fais abstraction de mes revenus et de ma situation présente (mes crédits, mon mode de vie, etc.), peut-être m’apercevrai-je que la réforme fiscale en question est plutôt juste dans la mesure où elle permet de réduire les inégalités.
Désobéir
Mais si la loi est jugée injuste, ne faut-il pas l’enfreindre ? Ainsi le 1er décembre 1955 Rosa Parks refusa-t-elle de céder sa place d’autobus à un passager blanc, comme les lois locales ségrégationnistes le prévoyaient. Ainsi Gandhi, en 1930, mena-t-il un mouvement de violation de la loi qui réservait aux seuls ressortissants britanniques la commercialisation du sel dans les Indes. Ainsi Henry David Thoreau, père de la notion de désobéissance civile, refusa-t-il en 1846 de payer l’impôt à un État dont il contestait la politique esclavagiste. Et ainsi, Antigone, figure mythologique, s’opposa-t-elle à son oncle Créon qui refusait des funérailles à son frère Polynice. Et l’on pourrait trouver mille autres exemples.
Il serait évidemment précipité d’en conclure que désobéir aux lois est une bonne chose en soi. Les sociétés démocratiques modernes reposent sur un consentement aux institutions et un partage des pouvoirs, à la différence des régimes totalitaires dans lesquels le pouvoir – y compris le pouvoir judiciaire – est confisqué. A priori donc, en démocratie, l’assentiment à la loi est nécessaire pour que tienne le contrat social. Les choses ne sont cependant pas aussi simples. Certaines lois, démocratiquement votées, peuvent être jugées injustes et certains collectifs mènent à ce titre des actions de désobéissance civile. Comment se prononcer sur la légitimité de ces désobéissances ? En référence à nos valeurs. S’agit-il de défendre l’intérêt général, la justice sociale, davantage d’égalité, des droits fondamentaux ou est-ce de la défense d’intérêts particuliers ? La notion de désobéissance civile ne repose pas, elle non plus, sur le seul sentiment d’injustice, mais est portée par la recherche d’une justice plus importante que la loi qu’on enfreint. Elle n’est pas un refus de la loi mais une exigence de justice au-delà de la loi. Elle ne prône pas un recul, mais une avancée.
Sur un fil
Que faire alors des courts-circuits entre les sentiments d’injustice que nous pouvons éprouver et la légitimité des institutions de la démocratie, parmi lesquelles le pouvoir judiciaire ? Dans quel cas pencher de tel côté, dans quel cas pencher de l’autre ? Il semble bien qu’au terme de cette petite réflexion, deux repères soient à mettre en avant. D’abord, l’exigence de recul critique, la distance par rapport à soi. Cette attitude est indispensable après l’affectation ou l’indignation. Mais aussi l’importance des valeurs-socles, sans lesquelles l’esprit critique peut tourner à vide. Au nom de quoi défendons-nous telle loi ou, au contraire, appelons-nous à s’y opposer ? Une question très simple mais qui peut mener très loin, à l’heure où les visions de société se fracturent sur des défis majeurs comme l’urgence écologique, la montée des nationalismes et le niveau insoutenable des inégalités. Justice sociale, justice climatique et état de Droit ne vont pas nécessairement de pair. Tenir les trois lignes de front, c’est marcher sur un fil.
Questions de débat
● La justice rend-elle toujours de bons verdicts ? Certaines décisions de justice vous ont-elles déjà choqué.e ? Pourquoi ?
● Comment déterminer que quelque chose est juste ? Qu’est-ce qui est le plus important pour vous dans la notion de justice ? Aidez-vous d’exemples…
● Pensez-vous que la désobéissance civile est parfois justifiée ? Si oui, dans quel(s) cas ?
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1. Hegel, Principes de la philosophie du Droit (1821), § C102.
2. Antoine Leroy, « La justice n’est pas la vengeance », billet dans La Libre, 3 août 2012.
3. Mathias Roux Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ?, Philomag.com, juin 18.
4. Ces observations sur les singes capucins ont été théorisées par l’éthologue Franz De Waal.
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