Interview Ariane Estenne, nouvelle présidente du MOC : « PASSER DE L’INDIGNATION À L’ACTION COLLECTIVE »
A l’heure où tous les indices montrent une forte augmentation des inégalités, Ariane Estenne, nouvelle présidente du MOC, tient à réaffirmer que l’égalité reste plus que jamais le fil conducteur de l’action du MOC. Elle se réjouit des récentes mobilisations qui traduisent une volonté de passer de l’indignation à l’action, et est convaincue que l’éducation permanente est le meilleur rempart contre la montée du populisme. Rencontre avec une jeune présidente gonflée à bloc…
Dès ton entrée en fonction en janvier, tu as affirmé que le temps était venu de passer de l’indignation à l’action collective. De quelle indignation parles-tu ?
Les grandes mobilisations d’aujourd’hui (climat, migration, pouvoir d’achat…) partagent le point commun d’une indignation par rapport aux inégalités qui augmentent : inégalités liées au racisme, inégalités socio-économiques, et même environnementales puisque ce sont les personnes les plus précaires qui sont les premières touchées.
L’augmentation des inégalités est constante depuis plusieurs années, et beaucoup de mesures prises par les deux gouvernements précédents ont des effets dramatiques sur la sécurité sociale (pension, chômage notamment), alors que le regain de mobilisation est plus récent. Les gens qui sortent dans la rue redonnent l’espoir de pouvoir organiser une résistance efficace, même si ces récentes mobilisations n’ont pas encore permis de victoires effectives.
Comment expliquer l’ampleur de ces manifestations aujourd’hui, qui semblent même plus profondes qu’il y a cinq ans lors de l’arrivée du gouvernement Michel ?
Ce ne sont pas les mêmes personnes qui sortent dans la rue. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des militants activistes présents sur chaque combat, c’est un cercle beaucoup plus large de personnes moins politisées à la base, mais qui sont choquées par des mesures très sécuritaires, anti-migrants, anti-sociales. Idem pour le climat. Dans mon réseau de relations, j’ai de nombreux amis qui marchent pour le climat, mais ce sont des personnes qui sentent qu’il y a une urgence à agir et à secouer le monde politique. Concernant les mobilisations pour le climat, il y a en amont de ces manifestations plusieurs années de travail des associations pour arriver à « politiser » le débat climatique. Grâce à une présence massive dans la rue, des actions médiatiques et des slogans qui font mouche, ces actions permettent de remettre la responsabilité de la politique environnementale sur le politique et pas seulement sur le dos des particuliers.
Quant aux acteurs à mobiliser pour passer de l’indignation à l’action, la position du MOC est claire à ce sujet. Elle distingue les alliés stratégiques et les alliés tactiques. Il y a des alliés avec qui on partage un même projet de société et avec qui on essaie de travailler (au niveau politique, c’est le cdH, PS, Ecolo). Et puis il y a des alliances tactiques qui ont pour objectif de faire avancer un dossier ponctuel et avec qui on peut discuter pour faire avancer la position du MOC.
On constate ces dernières années une stratégie délibérée d’évitement et d’affaiblissement des corps intermédiaires, et cela agit sur la confiance que la population leur accorde. Quelles en sont les conséquences, et en particulier pour le MOC ?
Effectivement, les corps intermédiaires sont moins sollicités dans le cadre de la concertation sociale et sont affaiblis par une baisse de leur niveau de financement. Les conséquences sont alarmantes parce que l’équilibre de notre système de protection sociale, qui est le meilleur rempart pour lutter contre les inégalités, tenait grâce à cette concertation sociale. Sans elle, on peut avoir de grosses craintes sur les décisions qui vont être prises, car on va marcher sur les droits des travailleurs. C’est un argument fort pour éviter à tout prix la reconduction du gouvernement actuel aux élections législatives.
Par rapport au MOC, ça l’affaiblit d’autant plus qu’il mène une action conjointe avec des corps intermédiaires importants (la Mutualité chrétienne et la CSC) ; si ceux-ci sont affaiblis, ça affaiblit automatiquement le MOC, son action, sa capacité de peser dans le rapport de force et son impact sur le paysage politique. Mais ça augmente donc d’autant plus sa responsabilité de mener une action forte et un travail culturel avec d’autres mouvements pour défendre le système de concertation sociale.
Le MOC a cependant un avantage, c’est qu’il a sans doute une parole un peu plus libre que les corps intermédiaires eux-mêmes. Ceux-ci sont souvent coincés car s’ils vont trop loin dans l’attaque du politique, cela risque de les fragiliser encore plus. Et les menaces sont bien réelles. Ils sont donc parfois obligés d’avoir une parole moins radicale et moins critique par rapport à certaines mesures politiques. Le MOC a une plus grande liberté de parole que les corps intermédiaires qui le composent.
Face à la méfiance grandissante de la population envers le monde politique, comment le MOC peut-il contribuer à faire face à la montée du populisme qui s’étend en Europe, mais dont la Wallonie n’est peut-être plus épargnée pour longtemps ? Comment le MOC doit-il se situer ?
Ma seule réponse, c’est (roulement de tambours…) l’éducation permanente. Je suis convaincue que c’est la seule voie pour mener un travail culturel. Il n’y a pas de réponse miracle, simple face à la méfiance de la population par rapport à la politique. On peut parfaitement comprendre que les gens ne se sentent plus (ou très mal) représentés, qu’ils ont l’impression que la démocratie représentative est en panne. Que les « affaires » discréditent le politique. Qu’ils soient en colère par rapport à son inaction. Par rapport à ça, le rôle de l’éducation permanente est de mener un travail culturel. Ce n’est pas en donnant des réponses toutes faites ou des injonctions, en décrétant qu’il faut leur faire confiance qu’on y parviendra. Je le vois comme un travail de longue haleine, un travail collectif à partir des réalités que les personnes
vivent. Porter un jugement critique sur ce qui se passe et voir comment on peut lutter pour le maintien de nos droits. L’approfondissement de la démocratie, ça se joue sur du moyen terme. Toutes les réponses directes seraient artificielles ou démagogiques.
En Communauté française, on semble relativement épargnés par la montée du populisme… Serait-ce donc grâce au MOC et à ses mouvements d’éducation permanente ?!
L’engagement associatif permet aux personnes de se sentir plus actrices de leur vie. On peut sans doute dire que le maillage associatif francophone permet d’être mieux immunisé contre la tentation du populisme. Ce n’est qu’une hypothèse, mais quand on voit le résultat des votes aux élections communales, il est frappant de voir qu’à Bruxelles, une des villes les plus cosmopolites du monde avec une énorme mixité sociale et culturelle, il n’y a aucun échevin d’extrême droite.
Si on se mobilise pour décrypter ensemble ce qui est en train de se passer au niveau belge mais aussi européen et mondial, je pense qu’on évite des réflexes simplistes à tous les niveaux de pouvoir. C’est important à rappeler, à la veille d’élections belges mais aussi européennes. La démagogie, c’est trouver un bouc émissaire (qui est tantôt l’étranger, les femmes, les pauvres…) et lui faire porter la responsabilité de tous les maux. Face à ça, l’éducation permanente est un rempart contre la montée du populisme car elle développe un esprit critique et apporte de la complexité aux réponses simplistes qu’on entend de plus en plus.
L’enquête Noir-Jaune-Blues, a montré que 70% des gens aspirent à un « pouvoir fort ». Je ne pense pas que la majorité des gens soient tentés par le fascisme, ils veulent peut-être tout simplement un pouvoir efficace, qui apporte des réponses à leurs problèmes du quotidien. L’éducation permanente peut être perçue comme un vaccin contre le populisme, mais il nécessite sans cesse des rappels car on n’est jamais totalement immunisé. C’est en ça que l’éducation populaire doit être « permanente ».
En tant que nouvelle présidente, y a-t-il des aspects qui te tiennent particulièrement à cœur et que tu voudrais imprimer de manière forte, au niveau interne mais aussi vis-à-vis de l’extérieur ?
Pour moi, l’interne et l’externe sont liés. Ce que je souhaite, c’est renforcer la légitimité et la visibilité du MOC dans le paysage associatif et politique. Mais ça ne peut se faire que si on a des positions fortes en interne.
Il faut absolument obtenir des victoires politiques et pour cela, il faut arriver à des prises de position communes entre les organisations constitutives et développer un plan d’action stratégique pour les quatre années de mon mandat. Pas en fonction de l’actualité au jour le jour, mais en mettant des priorités sur certains dossiers qu’on définira ensemble. Et ce sur quatre axes principaux qui sont au coeur de l’actualité : les questions socio-économiques, la migration, le climat, le genre.
Les organisations ont leur stratégie propre, autonome, souveraine. Mais ce qui m’intéresse au-delà de certaines dissonances, c’est de trouver des positions communes à porter vers l’extérieur. Par exemple sur l’individualisation des droits, les positions des organisations sont nuancées par rapport à son champ d’application et à la manière d’y parvenir, mais toutes les organisations sont d’accord pour la suppression du statut de cohabitant. Bien sûr, on n’a pas le même regard sur une problématique comme celle-là selon qu’on se situe du point de vue de la mutuelle, du syndicat ou de Vie Féminine. C’est en croisant nos regards sur une même thématique qu’on peut apporter une plus-value dans le débat.
Autre exemple, celui de l’accueil des personnes âgées. C’est une question qui concerne toutes les organisations car il faut l’envisager simultanément sous l’angle de la santé, des fins de carrière, de la précarité – et en particulier celle des femmes. Une réponse de société cohérente ne peut être formulée qu’en croisant ces différents angles d’approche.
Si tu avais un message spécifique à faire passer aux organisations socio-éducatives du MOC (Equipes Populaires, Vie Féminine, JOC), qu’est-ce que tu leur dirais ?
Mon message à toutes les trois, c’est qu’on a besoin d’elles y compris en interne. On me renvoie souvent la remarque (ou le reproche) qu’il y a au sein du MOC des organisations qui ont du pouvoir et d’autres qui n’en ont pas. Je pense que les grosses organisations ont vraiment besoin d’elles pour faire un travail politique, se laisser bousculer et évoluer sur certaines positions.
Plus que jamais, on a besoin d’un mouvement de jeunes pour prendre en compte leurs réalités et leur envie de radicalité. On le voit aujourd’hui sur le climat. De manière générale, le MOC a besoin de se laisser bousculer par les personnes qui manifestent leur indignation. C’est pareil pour les femmes.
Aucune question ne peut être envisagée sans prendre en compte le point de vue féministe. On a besoin de l’expertise de Vie Féminine, mais c’est aussi de la responsabilité de toutes les organisations de prendre en compte ce point de
vue féministe.
Y a-t-il des publics ou des enjeux qui ne sont actuellement pas suffisamment pris en compte par les organisations du MOC ?
En termes de public, c’est un défi permanent pour toutes les organisations constitutives de vérifier qu’elles s’adressent à tout le monde. En termes de thématiques, je tiens à ce que les organisations conservent leur souveraineté dans leurs choix. Mais une thématique transversale qui pourrait être ravivée, c’est la dimension internationale. Car la plupart des enjeux aujourd’hui ne peuvent pas se penser uniquement au niveau national, en particulier les enjeux migratoires et climatiques. C’est une chance que le MOC ait cette tradition d’être présent sur les enjeux internationaux et qu’il ait une ONG (Solidarité Mondiale) pour porter ces enjeux. Aujourd’hui, l’égalité doit être le fil conducteur de l’action du MOC par rapport aux trois principaux systèmes de domination que sont le capitalisme, le sexisme et le racisme. C’est le point commun qui relie toutes les organisations du MOC.
Bio express
Âgée de 35 ans, bruxelloise, Ariane Estenne est licenciée en sciences politiques. Après avoir été chargée de recherche au sein du Conseil des Femmes francophones de Belgique, elle a travaillé à Vie Féminine durant 8 ans, dont deux années comme secrétaire générale adjointe. En mai 2016, elle répond favorablement à la demande de la ministre Alda Greoli (cdH) de travailler dans son cabinet comme conseillère en éducation permanente. Élue présidente du MOC au dernier Conseil politique de juin 2018, elle est entrée en fonction depuis janvier 2019 pour une durée de 4 ans.
Pour voir et écouter sa première intervention publique comme présidente du MOC le 17 janvier : https://youtu.be/mXdq27Hni1o