Nouveaux mouvements – Ultra critiques mais ultra européens (février 2019)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes février 2019, p16 à 19
Ces derniers mois, plusieurs initiatives progressistes pro-européennes ont vu le jour. Des mouvements ou collectifs en appellent à refonder l’Union européenne par la justice sociale et la démocratisation. Vu l’actualité politique, ce positionnement ne mériterait-il pas davantage notre soutien ?
Les débats sur l’Union européenne apparaissent souvent comme un match à trois. D’un côté, les européistes convaincus : Macron, Verhofstadt, Merkel et la plupart des personnalités politiques allant de la droite au centre-gauche. Leur position ? À gros traits, ils défendent le bilan de l’Union européenne en général, ils ont accepté les traités d’austérité, ils ne remettent pas en cause le libéralisme économique. Dans le discours, il peut leur arriver de dire qu’il faut “avancer”, “améliorer”, “réformer” voire “refonder”, mais personne n’est dupe. Leur projet est globalement de continuer. C’est un peu l’UE du “Marche ou crève” (sous-entendu : dans le marché). Pas de remise en question profonde. Ça sonne creux.
De l’autre côté, il y a les eurosceptiques et les eurocritiques. Farouchement hostiles aux idées des européistes, les mots “Union européenne” ou “Bruxelles” sonnent dans leur bouche comme un crachat indigné ou dédaigneux. Ils sont toutefois divisés en deux camps bien distincts : l’extrême droite nationaliste et certaines gauches radicales.Deux camps que presque tout oppose par ailleurs. Les projets politiques des nationalistes d’une part et des souverainistes de gauche d’autre part n’ont rien en commun, mais ils partagent un même mépris affiché pour l’Europe néolibérale, ce qui les amène à utiliser parfois les mêmes mots, le même style que beaucoup d’observateurs qualifient de populiste. Jean-Luc Mélenchon par exemple, remarquant le drapeau européen sur les murs de l’Assemblée nationale, a lancé : “Franchement on est obligés de supporter ça ?”.
Un match à trois, vraiment ? Dans ce tableau schématique, il manque une case pourtant : celle des européistes enthousiastes mais farouchement opposés au néolibéralisme. Nul mépris chez eux quand ils prononcent “Bruxelles”. Au contraire, ils ont plutôt des étoiles (européennes) dans les yeux, mais ils sont d’accord avec ceux qui disent que ça ne fonctionne pas ou plus. Leur différence avec les eurocritiques de gauche, c’est qu’ils ne sont pas prêts à sacrifier l’Union européenne malgré les innombrables défauts qu’ils lui trouvent. La frontière entre ces deux groupes pourrait sembler floue sur le fond. Mais elle est claire sur
la forme : leur style les trahit. Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des Finances, semble incapable de dédain envers l’Union européenne malgré les ravages que l’austérité a fait subir à son pays.
Très critique envers l’UE telle qu’elle fonctionne mais inconditionnellement européiste, ne refusant pas les éventuels mea culpa ou mains tendues de néolibéraux en crise de foi, voilà donc la quatrième attitude possible. Mais on l’entend peu. Existe-t-elle seulement ? Oui, mais souvent en-dehors des structures de parti, au sein de mouvements récents et en pleine phase de construction. En voici quelques exemples.
Un printemps européen ?
C’est précisément autour de la figure charismatique de Yanis Varoufakis que s’est constitué, à partir de 2016, un mouvement transnational ap- pelé DiEM25, pour “Democracy in Europe Mo- vement 2025”. Très critique sur les orientations néolibérales et austéritaires de l’UE, ce mouve- ment se veut radicalement inclusif, pluraliste et garde un ton optimiste et positif vis-à-vis de la possibilité d’un projet européen. “Nous pensons que l’Union européenne est en train de se désintégrer. Les Européens ont perdu confiance dans la possibilité d’apporter des solutions européennes aux problèmes européens. A l’instant même où la confiance dans l’UE est en déclin, nous sommes témoins de la montée de la misanthropie, de la xénophobie et d’un nationalisme toxique. Si nous ne mettons pas fin à cette évolution, nous craignons un retour aux années 1930. C’est pourquoi nous nous sommes réunis, et ce malgré nos diverses traditions politiques – verts, gauche radicale, libéraux – afin de réparer l’UE. L’UE doit devenir un domaine de solidarité, de paix et de prospérité partagée pour tous les européens1.”
DiEM25 propose un nouveau “plan A” pour l’UE, en refusant de se résigner à envisager un “plan B” de désintégration, se distinguant par là d’autres mouvements de gauche radicale qui se situent dans une logique de rupture. Ce plan A prend la forme d’une proposition de “New Deal” européen reposant sur quatre grands principes : subvenir aux biens de base, transformer la richesse dormante en investissements verts, partager le rendement du capital, démocratiser la politique macro-économique de l’Union en la soustrayant aux technocrates non élus pour la rendre aux peuples. Par ailleurs DiEM25 ne reporte pas son projet politique aux calendes grecques, ne pose pas de conditions. “Nous devons commencer notre travail sans les outils qu’aurait à sa disposition une fédération européenne efficace. Nous devons donc commencer par utiliser les institutions existantes et travailler, dans la mesure du possible, dans le cadre des traités européens existants.2”
L’un des autres grands axes de ce “New Deal” est la reprise de contrôle sur le monde de la finance, notamment au moyen de la création d’une plateforme numérique de paiement qui soit publique. Par ailleurs, l’attention est portée sur l’emploi, la lutte contre la pauvreté, la rénovation de l’euro, la transition vers le post-capitalisme avec la mise en place d’un dividende minimum universel. À ce stade, ce mouvement peut sembler un peu composite. Il a toutefois le mérite d’exister et, surtout, de se positionner comme transnational, paneuropéen.
Génération-s et Place Publique, moqués et peu visibles
Associé à la dynamique de DiEM25, le mouvement Génération-s a été créé en 2017 autour de Benoît Hamon, ancien candidat PS à la présidentielle française. Se présentant comme “de gauche et écologiste”, soucieux de justice sociale, d’approfondissement démocratique et d’égalité, ce jeune mouvement insiste sur la dimension européenne du changement : “Le projet européen, pensé comme un antidote à la guerre doit se transformer en un projet émancipateur pour les citoyens et citoyennes. Cette perspective s’est évanouie dans les politiques néolibérales austéritaires et dérégulatrices mises en œuvre par l’Union européenne. Bafouant régulièrement la démocratie, le néolibéralisme a enfermé l’Europe dans une impasse qui alimente les nationalismes et menace sa propre.
Quant à Place Publique, autre mouvement français encore plus récent (novembre 2018), il se situe dans une ligne tellement proche qu’on peut se demander ce qui justifie sa création plutôt qu’un ralliement à Génération-s. Ses figures de proue les plus médiatisées sont l’essayiste Raphaël Glucksmann, l’économiste Thomas Porcher ou encore Claire Nouvian. Ces deux mouvements collaboratifs et ouverts sont perçus comme très proches sur le plan social et écologique de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ils s’en distinguent toutefois par le style et leur rapport à l’Europe. Moins “dégagistes”,moins hargneux, moins populistes n’hésiteront pas à dire certains, ils mettent certains, ils mettent l’accent sur les opportunités de changement et non sur les conflits. Ce choix assumé est aux antipodes de l’électoralisme et du pragmatisme des politiques traditionnels, ce qui explique sans doute leur faible visibilité.
Une partie de la gauche radicale se moque d’ailleurs gentiment de ces mouvements stigmatisés comme “bobos”. Ou moins gentiment, comme Pierre Rimbert dans Le Monde Diplomatique, qui n’hésite pas à qualifier Raphaël Glucksmann de “nouveau Macron”. Ce qui lui est reproché est de ne pas toujours avoir pensé comme aujourd’hui, d’avoir cru en Macron et, surtout, de toujours croire en l’Union européenne. Dans un raccourci piquant, rancunier et d’assez mauvaise foi, Le Diplo désigne ainsi Place Publique et Glucksmann comme les héritiers des “papys du vide”, ainsi qu’il appelle Giscard, Cohn-Bendit, Bayrou ou Bernard-Henri Lévy. On peut se demander ce qui alimente un tel mépris. Est-ce la peur de la concurrence d’une nouvelle génération de gauche ? L’amertume d’avoir eu raison sans avoir pu se faire entendre ? En tout cas, certains à gauche semblent devenus allergiques à l’idée européenne, à la possibilité d’un enthousiasme européen.
Le manifeste de Piketty & Co
Le 10 décembre 2018, 120 personnalités européennes rassemblées autour de l’économiste Thomas Piketty publient un Manifeste pour la démocratisation de l’Europe. Il ne s’agit pas d’un mouvement mais d’un collectif de citoyens et d’universitaires qui lancent un appel. Ce texte présente deux propositions ouvertes. “Chacun pourra s’en saisir pour les améliorer”, préviennent les signataires. Les deux propositions en question ? Un projet de budget européen et un Traité de démocratisation. Le collectif avance aussi l’idée d’une Assemblée européenne souveraine.
La justice fiscale est au centre de la proposition. “Ce Budget, si l’Assemblée européenne le souhaite, sera financé par quatre grands impôts européens marqueurs concrets de cette solidarité européenne, qui porteront sur les bénéfices des grandes sociétés, les hauts revenus (au-delà de 200.000 euros par an), les hauts patrimoines (au-delà de 1 million d’euros), et les émissions carbone (avec un prix minimum de 30 euros par tonne, qui a vocation à être réhaussé annuellement). S’il était fixé à 4 % du PIB, comme nous le proposons, ce budget pourrait financer la recherche, la formation et les universités européennes, un ambitieux programme d’investissements pour transformer notre mode de croissance, financer l’accueil des migrants et accompagner les acteurs de la transformation ; mais aussi redonner une marge de manoeuvre budgétaire aux Etats membres pour réduire les prélèvements régressifs pesant sur les salaires ou la consommation.4”
L’originalité de ce manifeste repose par ailleurs sur une volonté d’intégrer plus fortement les institutions législatives nationales au fonctionnement démocratique de l’UE. Les signataires proposent en effet “que l’Assemblée européenne repose pour 80 % de ses membres sur les députés des Parlements nationaux des pays qui rejoindront le Traité (en proportion des populations des pays et des groupes politiques), et pour 20 % des membres de l’actuel Parlement européen (en proportion des groupes politiques). Ce choix mérite une ample discussion.5”
ET EN BELGIQUE ?
À part les prises de parole des plus “européen.ne.s” de nos femmes et hommes politiques, de par leurs fonctions (Marie Arena, Guy Verhofstadt, Philippe Lamberts, Claude Rolin…), on n’entend guère de propositions nouvelles pour l’Europe en Belgique. Il n’y a en tout cas pas de mouvement social structuré qui en ait fait son cheval de bataille. Peut-être parce que la Belgique est, avec Bruxelles, le lieu des institutions européennes ? Parce que l’attention militante est plutôt portée sur les défauts actuels, comme l’importance du lobbyisme à Bruxelles ? Ou n’est-ce qu’une impression ?
Le mouvement DiEM25 compte toutefois des collectifs belges, en tout cas sur les réseaux sociaux. Une page Facebook DiEM25 – Belgique compte près de 3000 abonnés.
La seule attitude sensée ?
DiEM25, Génération-s, Place Publique, le Manifeste pour la démocratisation de l’Europe… Tous semblent pointer vers des objectifs poli- tiques qui sont chers à l’ensemble des mouvements progressistes : justice sociale et fiscale, démocratisation des institutions, politique migratoire humaine et accueillante, tournant écologique. Ce qui distingue leur discours par rapport à d’autres, c’est donc une vision d’abord et prioritairement européenne, transnationale. Quels que soient les défauts de l’UE, aussi pré- judiciables aient pu être les politiques d’austérité appliquées depuis dix ans, ces mouvements s’inscrivent dans une perspective européenne. Cela ne signifie pas qu’ils taisent les critiques, loin de là. Mais ils refusent de jeter le bébé avec l’eau du bain, alors que d’autres sont prêts à le faire. Ils se distinguent également en mettant la focale sur les visions et les valeurs plutôt que sur les stratégies électorales, ce qui apparaît comme naïf aux yeux de celles et ceux qui pratiquent plus ou moins explicitement un « populisme de gauche ». Ces derniers (La France Insoumise, Podemos, voire le PTB ?), surfant sur la vigueur du sentiment de défiance envers les institutions européennes et le néolibéralisme, assument la nécessité de ne pas laisser l’extrême droite s’approprier seule cette rhétorique anti-UE.
Dès lors, les quelques mouvements et initiatives ici décrits peuvent sembler idéalistes. Au sein d’une gauche divisée, qui cherche à se réinventer depuis des décennies, ces européistes progressistes sont moqués ou semblent inaudibles, pas assez clivants, condamnés à la marginalité. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, le dernier baromètre européen (2018) montrait, à l’échelle de l’ensemble de l’UE, une progression inédite du sentiment européen. 62% des sondés estiment que l’UE est une bonne chose pour leur pays. Si l’on analyse finement les choses, ce sentiment n’est bien sûr pas également réparti. “Pour un groupe de six pays (République Tchèque, Italie, Croatie, Grèce, Autriche et Roumanie) auquel s’ajoute le Royaume- Uni, le taux de satisfaction vis-à-vis de l’UE est inférieur à 50%.6” Il n’empêche. Ce tableau global plutôt favorable à l’idée d’Europe devrait encourager les porteurs des luttes pour la justice sociale, fiscale, climatique et migratoire à les envisager au niveau européen avant tout, et non pas national. Selon nous, la course au populisme est déjà dangereuse en soi. La doubler d’une course anti-européenne (“Plus anti-Bruxelles que moi tu meurs”) semble une folie insensée qui ne peut qu’aboutir au triomphe, non pas de la copie, mais de l’original : le nationalisme le plus brut.
QUESTIONS DE DEBAT
• Et vous ? Quel est votre sentiment à l’égard de l’Union européenne ?
• Pensez-vous qu’une refondation de l’Union européenne autour d’un projet positif est encore possible ?
• Duquel des mouvements ou initiatives décrits dans l’article vous sentez-vous le plus proche ? Pourquoi ?
1. www.DiEM25.org
2. Idem.
3. www.generation-s.fr
4. Manifeste pour la démocratisation de l’Europe : http://tdem.eu/
5. Idem.
6. Basile Desvignes, « Eurobaromètre :
Quels défis pour l’Europe ? » sur Le Taurillon, www. taurillon.org, 4 janvier 2019.
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