Charge mentale – La chaussette qui traîne est politique (juin 2019)
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes juin 2019, p16–17
Bien qu’existant depuis la nuit des temps, c’est Emma, une dessinatrice féministe, qui a popularisé l’expression « charge mentale », ce sentiment diffus partagé par une grande majorité des femmes d’être toujours débordées et de devoir être seules à penser à tout dans la gestion quotidienne du ménage. Une charge mentale qui s’ajoute à celle bien mesurable de l’inégale répartition du temps consacré aux tâches ménagères et parentales.
« Tu aurais dû me le demander, je t’aurais aidée » ; cette phrase irrite à juste titre de nombreuses femmes car elle les désigne comme les responsables de se souvenir de tout et de tout organiser. Elle est emblématique du phénomène de charge mentale, car elle traduit la posture adoptée par la grande majorité des couples dans l’intimité familiale. Pour la dessinatrice Emma1, « quand le partenaire attend de sa compagne qu’elle lui demande les choses, c’est qu’il la voit comme la responsable en titre du travail domestique. C’est donc à elle de savoir ce qu’il faut faire et quand il faut le faire ».
Mille choses à penser
La chercheuse Nicole Brais de l’Université Laval de Québec définit la « charge mentale » comme « ce travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectifs la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence ». Génératrice de stress, cette charge concerne surtout les femmes qui, en plus de leur emploi, s’assurent que la boutique « maison » tourne correctement.
Concrètement, la charge mentale est la somme d’une multitude de petites choses à penser et à faire quotidiennement : veiller à ce que les enfants soient prêts pour partir à la crèche ou à l’école, à ce que le frigo soit rempli, prendre rendez-vous chez le médecin, trouver une solution lorsque l’enfant est malade, gérer l’agenda des activités familiales, contrôler le journal de classe, faire venir le plombier, acheter un cadeau d’anniversaire pour les parents, etc., etc.
La fatigue, le stress et l’irritabilité sont les principaux signes d’une charge mentale trop importante. Cette accumulation peut avoir des répercussions graves2. 87% des Français estiment que ce phénomène peut être à l’origine du burn- out, 90% expriment un risque d’agressivité au sein des couples et des familles, 82% comme cause de déprime.
Mais l’impact est également socio-économique : la charge mentale domestique perpétue les inégalités sur le marché de l’emploi car elle confine les femmes dans un rôle qui les responsabilise sur le plan familial au détriment de leur carrière professionnelle. Ce n’est pas sans raison que le travail à temps partiel reste majoritairement féminin ; ou que les femmes parviennent rarement à percer le plafond de verre dans la hiérarchie des entreprises. D’autant que le phénomène de charge mentale domestique principalement subi par les femmes a tendance à se prolonger dans le milieu professionnel. Ce sont souvent elles qui endossent la majorité des tâches organisationnelles, même si celles-ci ne sont pas au centre de leur fonction : réserver les salles de réunion, faire le café, ne pas oublier les anniversaires, garder la cuisine propre, gérer les plannings, etc. Cette responsabilité invisible et non reconnue se fait au détriment du travail assigné et affecte la motivation : la journée est passée et on a l’impression d’avoir fait mille choses, mais sans avoir avancé dans son travail. Et rebelote à la maison…
Inégales face à la charge mentale
La majorité des femmes qui vivent la charge mentale au quotidien sont confrontées à un dilemme permanent : soit elles continuent à exiger de leur partenaire une participation aux tâches et un partage égalitaire de la charge mentale, au risque d’être dans la confrontation permanente, soit elles baissent les bras pour ne pas attiser les conflits et continuent à subir la charge mentale et physique sans broncher, avec des risques pour l’équilibre personnel et familial.
La solution résiderait-elle uniquement dans une modification des comportements individuels des femmes, jugées responsables de prendre trop de place dans la sphère familiale et responsables d’avoir « infantilisé » les hommes ? Doivent-elles aller chez le psy, suivre des cours de yoga ou suivre les conseils de coachs qui exploitent de plus en plus ce phénomène pour en faire leur business ?
Une charge physique également inégale
Outre la charge mentale parfois lourde à supporter, les statistiques sur l’occupation des temps consacrés aux tâches ménagères montrent que les inégalités hommes-femmes persistent malgré la mode des « nouveaux pères ».
En 2015, les femmes consacraient encore 4h30 par semaine à la cuisine contre deux heures chez les hommes. Concrètement, 44% des femmes cuisinent cinq jours par semaine contre 17% des hommes. Un tiers ne cuisine jamais 1.
Partout dans le monde, le temps de travail non rémunéré des femmes est nettement plus important que celui des hommes. Et quand on totalise le travail rémunéré et non rémunéré, les femmes travaillent plus que les hommes partout.
C’est en Europe occidentale et en Amérique du Nord, que les hommes consacrent le plus de temps aux tâches domestiques. Mais même chez nous, le chemin vers l’égalité est encore long. Toutes tâches confondues, les femmes travaillent en moyenne 7,2 heures par jour (contre 6,5 heures pour les hommes), et moins de la moitié de ce temps fait l’objet d’une rétribution 2.
1. Le Vif, 11/4/19
2. Pauline Pellissier sur Grazia.fr 1/6/18
Pour la dessinatrice Emma3, « le système dans lequel on vit s’appuie sur ces rapports hiérarchiques : on ne peut pas remettre en cause le sexisme subi par toutes les femmes sans remettre en cause le système qui le porte. Pour moi, il n’y a pas de solution dans le système capitaliste actuel. Les gens des classes supérieures et moyennes tiennent le coup parce qu’ils peuvent s’appuyer sur des gens plus précaires, pour se faire livrer de la nourriture, pour se faire conduire, etc. On s’appuie sur des gens plus maltraités que nous pour supporter le fait d’être maltraités à notre tour. Ça ne peut pas marcher ».
Après les enfants, les parents
Si on dépasse le phénomène « Emma », la charge mentale est cependant loin de toucher uniquement les femmes jeunes avec enfants. Lorsque leurs propres parents vieillissent, les femmes de plus de 50 ans sont davantage amenées que les hommes à prendre soin d’eux et à devoir ainsi supporter la charge mentale d’un second ménage, bien souvent cumulé avec une activité professionnelle revêtant elle aussi un caractère émotionnel plus important que celle des hommes. En effet, une analyse de la FTU4 montre que la capacité de résistance au stress diminue avec l’âge selon les métiers exercés et que « le travail comportant une charge émotionnelle importante peut également être un facteur de pénibilité. Ce « travail émotionnel » caractérise les activités en lien avec des personnes (patients, étudiants, usagers, etc.) ou des situations particulières qui mobilisent les émotions (faire face à des clients fâchés, devoir cacher ses sentiments, être confronté à la souffrance, etc.). Le travail émotionnel est plus fréquent dans les emplois féminins, ce qui est une conséquence logique de la ségrégation sexuée dans les métiers du « care5 ».
Les auteurs constatent également que, quel que soit l’âge, les tâches domestiques et les soins restent majoritairement le lot des femmes. Et la charge de parents ou de proches âgés ou handicapés concerne 9% des salariées contre seulement 3% des salariés.
D’un bout à l’autre du cycle de la vie, les femmes assument donc une charge mentale difficilement mesurable dans les statistiques, mais qu’elles seraient ravies de partager davantage avec leurs conjoints, et qui nécessiterait une prise en considération plus sérieuse des pouvoirs publics. Des mesures qui viseraient notamment l’aménagement du temps de travail, un décloisonnement des professions, un soutien plus important à la petite enfance et aux soins des personnes âgées.
Comme le confirme Emma6, « il faut remettre en cause les institutions pour améliorer notre quotidien, sinon on va devoir se battre contre nos conjoints, et nos filles devront le faire à leur tour, etc. C’est le cadre qu’il faut changer. Ce discours- là ne parle pas trop. Pour changer le cadre, il faut militer. Quand je parle du cadre, des institutions, il y en a plein qui me disent : « Ah, je préfère quand tu ne fais pas de politique… Et moi, j’essaie de dire que le panier à linge est politique. La chaussette qui traîne est politique : elle nous empêche de nous émanciper » ».
1. Citée par Emilie Tôn, le 10/05/2017 dans L’Express/ L’Expansion (France)
2. Enquête IPSOS-O2 « Les Français et la charge mentale », février 2018
3. Interrogée par Véronique Laurent dans la revue Axelle n°207, mars 2018
4. Patricia Vendramin et Gérard Valenduc, article publié dans Hesamag n°10, 2014
5. Services aux personnes
6. Interrogée par Véronique Laurent dans la revue Axelle n°207, mars 2018
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