Interview. Un système indigne d’un Etat de droit (août 2019)
Propos recueillis par Claudia Benedetto, Contrastes août 2019, p 11 à 13
Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, est bien placée pour savoir à quel point le statut de cohabitant est un dispositif absurde qui provoque un gâchis humain, une violence sociale et des injustices profondes. Depuis le temps que l’on en parle, le RWLP s’impatiente de voir ce dispositif mis à la poubelle une fois pour toutes…
Contrastes : En quoi la suppression du statut de cohabitant, qui est une revendication de longue date, est-elle fondamentale dans la lutte contre la pauvreté ?
Christine Mahy : Pour le RWLP, le statut de cohabitant est vraiment une question centrale et fondamentale. Tous les témoignages que nous recueillons confirment à quel point ce statut appauvrit les gens, brise les solidarités intrafamiliales et amicales. Il diminue la considération que les appareils d’Etat ont vis-à-vis des personnes puisque celles-ci sont suspectées de tricher pour assurer leur survie. Le statut de cohabitant appauvrit aussi la liberté et perturbe la vie privée.
Ces personnes sont d’une part soumises à des revenus plus bas que les autres car contraintes de devoir dépendre de la sécurité sociale ou du revenu d’intégration sociale à cause de leur état de santé ou de la pénurie d’emplois, mais en plus elles sont sur-conditionnées par un statut qui les affecte à tous points de vue. Au RWLP, on considère que ce mécanisme impose aux gens une violence qui affecte tous les aspects de leur vie : individuelle, familiale, amicale et collective.
Ça fait trente ans que le problème est sur la table et qu’on en parle et étonnamment, le monde politique continue encore à regarder les personnes qui par besoin de survie, sont considérées comme des tricheuses qui vident les caisses de l’Etat. La réalité, c’est que ce sont des hommes et des femmes debout qui choisissent d’essayer de faire vivre leur famille en utilisant par exemple une boite postale fictive pour ne pas être considérés comme cohabitants et voir leurs allocations diminuer drastiquement, en dessous du seuil de pauvreté. Quand on voit le montant des allocations de base (voir encadré page 13), il faut vraiment être idiot pour croire qu’on peut s’enrichir en trichant de cette façon-là. Ce sont donc des comportements de survie et de débrouille qui parfois sont rendus indispensables dans la vie des ménages. Un Etat de droit démocratique devrait être un Etat qui regarde et écoute comment sa population vit. Or, les pouvoirs publics doivent savoir que de nombreuses personnes développent des pratiques de survie la boule au ventre à cause de la délation organisée, qu’elles subissent un stress quotidien parce qu’elles doivent sans cesse jouer avec les lignes.
Un système qui organise l’appauvrissement, la délation et l’injustice
L’Etat devrait l’entendre et questionner les dispositifs législatifs, tant en termes de montant des allocations que des dispositifs qui les influencent, dont le statut de cohabitant. Ce n’est manifestement pas le cas aujourd’hui, bien au contraire…
Effectivement, la tendance actuelle va en sens inverse puisqu’on voit s’additionner des couches successives de contrôles, des intrusions intensifiées dans la vie privée des gens. On renforce les visites domiciliaires par les CPAS de manière parfois très peu respectueuses ; le site du gouvernement fédéral1 invite la population à la délation, et l’INAMI a mis beaucoup de zèle à construire un dispositif qui, sur base de délations et de suspicions, invite la police à aller voir dans les familles s’il n’y a pas une fraude à la cohabitation. Et si le rapport de la police estime que c’est le cas, l’INAMI intime les mutuelles d’aller récupérer, avec effet rétroactif, les allocations éventuellement perçues par les per- sonnes. Les mutuelles sont mal à l’aise avec ce système qui traque à ce point-là les personnes. Elles savent en effet que les ménages concernés sont dans la dèche jusqu’au cou et que cela va encore aggraver leur situation, puisqu’elles vont désormais être considérées comme cohabitantes pour la suite de leur prise en charge médicale notamment. Je ne considère pas que c’est de la fraude mais un comportement de survie qui interroge les mécanismes de l’Etat. Pour nous, c’est vraiment de l’injustice totale, de l’appauvrissement qui tue les solidarités. Ça touche évidemment au portefeuille (comment vit-on avec des allocations fortement réduites), mais ça crée aussi des injustices flagrantes car ces personnes ne sont plus considérées comme les autres dans la société.
Au-delà de l’appauvrissement des gens, quels autres effets produit ce statut de cohabitant ?
Ce système crée aussi des injustices. Prenons un exemple. Si trois jeunes travailleurs décident d’habiter ensemble pour économiser de l’argent, l’Etat ne prend pas une partie de leur salaire parce qu’ils vivent dans le même logement… Et c’est tant mieux ! Tout le monde se dit que c’est une bonne chose compte tenu du coût des logements, que cela fait évoluer les jeunes dans un esprit moins individualiste, que ça favorise une société plus collective… Mais en revanche, si cela concerne trois jeunes qui sont sans emploi, qui bénéficient du RIS (revenu d’intégration sociale) ou d’une indemnité de maladie, là on les sanctionne ! Alors qu’ils ont des revenus déjà très bas, eux vont être vus comme des fraudeurs parce qu’ils tentent de faire des économies d’échelle en partageant le même logement ! On leur reproche d’être des profiteurs de la sécurité sociale et on adopte un comportement différent à leur égard ! Voilà l’idéologie qui se cache derrière cet exemple : on se dit que si on leur complique la vie en diminuant leurs allocations, ils se bougeront davantage ! C’est d’une violence extrême !
On constate que plus on appauvrit les personnes, plus on leur crée des difficultés, plus elles se replient sur elles-mêmes, plus elles doivent réduire d’autres droits essentiels comme se soigner, se déplacer, et plus elles perdent confiance en elles et en leur capacité à sortir de leur situation précaire.
Un impact énorme sur le bien-être personnel, la vie affective, les relations familiales
Et cela affecte également la vie de couple : combien de personnes ne vivent pas sous le même toit ou décident de « se séparer » avant tout sur base du calcul financier ? Combien de personnes n’ont pas souhaité vivre ensemble et puis, à un moment donné, se disent qu’elles vont vivre dans des domiciles séparés ? Au RWLP, on en entend tous les jours ! Cela peut mener à la rupture parce que leur vie est compliquée. Et pour ceux qui ont des enfants, combien ne se sentent pas obligés de dire à leur enfant de 18 ans de quitter le foyer et de trouver un autre logement pour pouvoir garder une allocation complète ? Et c’est la même chose pour des amis qui souhaitent vivre ensemble : ils doivent prouver, par des subterfuges qui deviennent risibles, qu’ils ont bien une vie privée au sein du même logement en montrant qu’ils n’ont pas une cuisine collective mais chacun un bout de cuisine ou un étage du frigo. C’est toute une stratégie pour se faire reconnaître comme individu isolé au sein d’une même maison. Ce serait quand même plus intéressant que leur temps et leur énergie soient utilisés à autre chose ! Le statut de cohabitant influence donc aussi l’amour, les relations familiales, la solidarité. Et provoque du stress, de l’angoisse, de la non-reconnaissance qui atteignent les gens dans leur vie quotidienne de façon profonde.
On a une chance inestimable dans sa vie quand on ne doit pas avoir recours à l’aide sociale ! Parce que personne ne va venir voir à notre domicile comment on vit, avec qui on partage son lit, avec qui on a vécu un moment donné, si on a un enfant qui vient régulièrement chez nous… Aujourd’hui, on est dans un pays dans lequel coexistent deux vies privées, et c’est scandaleux. Il y a celle de ceux qui justement devraient être sou- tenus dans leur reconstruction parce qu’ils sont obligés de passer par des systèmes de solidarité, et la vie privée de ceux qui ne sont pas surveillés. J’ai cet énorme privilège qu’il n’y a personne qui vient regarder comment je vis chez moi ! Et tant que je pourrai protéger ça, je me considèrerai comme très heureuse. Quand je vois à quel point c’est violent pour les gens qui sont concernés par ce combat quotidien, c’est terrible. Je trouve cela gravissime de pouvoir se mêler à ce point-là de la vie des gens ! Ça interroge aussi notre conception de la liberté. La liberté, ça ne signifie pas nécessairement faire tout ce qu’on veut, mais c’est tout de même un droit à se réaliser dans la vie, à tenter des expériences… C’est aussi le droit de ne pas tout dire de soi. Or, cette sphère de liberté dans la vie privée s’étiole, et elle se ratatine complètement chez les personnes qui dépendent d’allocations sociales, car elles sont obligées de justifier leurs choix et de déballer leur vie privée auprès des services sociaux dont elles dépendent pour survivre.
Qu’est-ce qu’on attend pour mettre le statut de cohabitant à la poubelle ?
Nous ne sommes pas des techniciens au RWLP. Mais ce que je peux dire, c’est que depuis que je suis dans le réseau, je ne cesse d’entendre parler de ces problématiques. Il serait temps de s’y mettre ! Nous n’avons pas de solutions à proposer, nous constatons des réalités.
Mais depuis le temps qu’une quantité d’acteurs et même de partis politiques dénoncent ce statut de cohabitant, qu’est-ce qu’on attend pour mettre en place un groupe de techniciens et de témoins du vécu pour construire des réponses, trouver une solution à la question des droits dérivés et mettre ce statut de cohabitant à la poubelle une fois pour toutes ?
En plus, on sait que si on supprimait le statut de cohabitant, les allocataires sociaux gagneraient du pouvoir d’achat qui serait directement réinjecté dans l’économie réelle ! En termes de calcul économique, c’est vraiment une imbécilité de maintenir ce système et de continuer à appauvrir les gens toujours plus, puisque c’est de l’argent qui ne retourne pas dans le circuit économique ! Qu’est-ce qu’on attend pour constituer un lobby transversal suffisant pour faire sauter ce statut de cohabitant ?
Ce n’est pas la seule manière de réduire la pauvreté mais honnêtement, quand on entend les témoignages sur le terrain et pour toutes les raisons que j’ai évoquées plus haut, c’est le premier levier à mettre en place !
Ce n’est pas une question simple à régler car il faut éviter qu’en supprimant le statut de cohabitant, on aboutisse à un nivellement par le bas des allocations, voire une suppression de certains droits (les droits dérivés notamment). Mais tous les jours, au niveau politique et associatif, on travaille sur des dispositifs législatifs compliqués. J’en ai assez que quand c’est pour régler des questions de pauvreté, ça à l’air toujours plus difficile que pour tout le reste !
LE MONTANT DES ALLOCATIONS EN QUELQUES CHIFFRES
• Le statut de cohabitant en matière d’incapacité de travail
– Pendant la première année d’incapacité de travail, les indemnités sont calculées sur base de 60 % du dernier salaire brut (plafonné), et ce peu importe votre situation familiale.
– Après 1 an d’incapacité, le montant des indemnités varie en fonction de votre situation familiale : Chef de ménage : 65 % – Isolé : 55 % – Cohabitant : 40 %
• Le statut de cohabitant en matière de revenu d’intégration
Les montants mensuels maximaux du RIS (avant déduction éventuelle des revenus) sont les suivants : Isolé : 867,40€ – Cohabitant : 578,27€ – Personne avec famille à charge : 1.156,53€
• Le statut de cohabitant en matière de chômage
Les indemnités sont dégressives dans le temps, dépendent du nombre d’années de travail et de votre situation familiale. Exemples (montants bruts) :
– Cohabitant avec charge de famille : moins de 3 mois de chômage : entre 1.315€ et 1.736€ – A partir de 37 mois : 1.315€
– Cohabitant : moins de 3 mois : entre 796€ et 1.736€ – A partir de 49 mois : 561€.
Sources : Droits quotidiens asbl et ONEM
1. www.meldpuntsocialefraude.belgie.be/fr/index.html
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