Individualisation. « Changer d’approche et l’étendre vraiment à tous » (août 2019)
Propos recueillis pat Guillaume Lohest, Contrastes août 2019, p14 à 16
Philippe Defeyt a la conviction qu’une véritable individualisation des droits pour toutes et tous est possible. Pour y parvenir, il propose une feuille de route impliquant un changement de discours, une clarification de l’étendue du modèle (pour tous !) et le courage de revoir les modes de calcul.
L’individualisation des droits sociaux est une cause partagée par de nombreux acteurs progressistes pour de multiples raisons. Philippe Defeyt, économiste et ancien président du CPAS de Namur, les résume de cette manière. « Il faut individualiser les droits pour des raisons philosophiques d’abord : la liberté totale de pouvoir organiser sa vie privée comme on l’entend, de former un ménage avec d’autres personnes, dans toutes les configurations (famille « classique », petits-enfants et grands- parents, colocations, etc.). Si nous avions de vrais libéraux dans ce pays, la question serait réglée depuis longtemps. Ensuite, pour des raisons d’équité entre les ménages d’allocataires sociaux et les ménages qui ont des revenus du travail. C’est même plus compliqué que cela. Il y a des ménages avec plusieurs types de revenus, et même parfois plusieurs types de revenus dans le chef d’une seule personne. Il n’y a pas de raison valable de distinguer les statuts. Il n’y a pas de raison que le fait d’être en ménage implique de rendre plus de comptes, d’être contrôlé, si l’on perçoit un revenu complémentaire ou un revenu de remplacement issu de la solidarité collective. »
Enfin, en matière de lutte contre la pauvreté, l’individualisation des droits favoriserait ce qu’on appelle la solidarité « courte » ou « chaude », de proximité. « Il ne s’agit évidemment pas de remplacer le système de solidarité collective. Mais il s’agit d’un apport complémentaire au bien-être du ménage, tant dans sa dimension économique que dans sa dimension affective, relationnelle : l’immense joie qu’on peut avoir de partager et de construire des choses ensemble dans un ménage quelle que soit sa forme. Je pense qu’il y a encore des gens qui n’ont pas compris que le nombre de types de ménages est en train d’exploser, que cela devient de plus en plus hétérogène. Il est donc difficile de consolider cette vieille ressource d’unité économique qu’est le ménage. »
Parler autrement au grand public
Ce consensus étant globalement acquis, Philippe Defeyt invite à réussir la mise en œuvre de trois orientations. La première concerne la communication sur cet enjeu.
« Je pense qu’il faut parler autrement au grand public. Le terme « individualisation » n’est pas compris, ou est mal compris par beaucoup de gens. On veut favoriser le rapprochement des personnes, or on parle d’individualisation, ce qui semble contradictoire. On a un travail pédagogique à faire, un travail de communication. Quand je suis appelé à intervenir sur ces questions-là, je préfère à présent mettre l’objectif en avant. Or quel est- il ? Il s’agit de permettre à chacun.e de mener sa vie, avec qui il ou elle veut, sans perdre de l’argent ni être contrôlé, et moins encore être pénalisé si on retrouve un job. » Selon lui, c’est l’objectif qu’on doit mettre en avant, et non le mot, qui est un terme technique surtout connu dans les sphères politiques et militantes. « Individualiser », en effet, pour de nombreuses personnes ça évoque l’inverse : se racrapoter sur sa propre individualité, ses propres revenus, son égoïsme, etc. Or, ce sont ces notions de partage et de liberté qui doivent être mises en évidence.
L’économiste en profite pour glisser, au passage, une interpellation. L’individualisation des droits est en effet, pour lui, l’occasion de regarder en face un sujet un peu tabou parmi les progressistes.
« Je ne comprends pas la frilosité des gens de gauche à aborder de front la question des pièges à l’emploi. Ça me semble incompréhensible, certains vont même jusqu’à nier le phénomène… Je comprends cela d’autant moins qu’une partie des raisons pour lesquelles des gens perdent de l’argent en allant travailler, vient justement de ces questions de cohabitation, de taux ménage, etc. »
Une individualisation dans tous les régimes
La seconde orientation proposée par Philippe Defeyt est d’étendre l’individualisation à tous les régimes. Si on veut lutter contre la pauvreté, c’est tout le système qu’il faut individualiser.
« Je ne veux me fâcher avec personne, mais je suis désolé de devoir rappeler que la plupart des modèles d’individualisation qui existent aujourd’hui s’arrêtent aux portes du CPAS ou de la GRAPA. » Autrement dit, ces modèles concernent uniquement une individualisation des droits en matière de sécurité sociale (les revenus de remplacement comme le chômage, l’invalidité, etc.). « Dans le cas où on n’intégrerait pas les revenus de l’assistance sociale dans l’individualisation, il y aurait chaque année au moins 400.000 personnes dans ce pays qui feraient, au moins une fois par an, encore partie de ménages subissant des contrôles et des risques de sanctions financières. Ce n’est pas une question anecdotique ou périphérique. Et ce sont par définition les personnes les plus fragiles, en tout cas les plus précaires de notre société. Je plaide donc pour un seul taux de calcul des prestations sociales, qui, ainsi, deviendraient véritablement des assurances sociales. Et une démarche semblable doit se faire dans les régimes d’assistance. »
DES CRITÈRES QUI DATENT DU 19e SIÈCLE !
Dans un article d’En Marche du 4 octobre 2018, Veerle Stroobants, collaboratrice au Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (SPF sécurité sociale), affirme : « l’octroi d’une allocation plus basse aux cohabitants est justifiée par le fait que la vie commune procure des économies d’échelle (on partage un loyer, des frais de chauffage, etc.) Mais ces économies d’échelle sont largement surestimées. » Mais alors, quelle est l’ampleur de ces économies ?
« Quand on y réfléchit, c’est tout à fait affolant de constater que nous organisons un débat sur le taux de pauvreté avec des clés qui remontent à la fin du 19e siècle. Dans un rapport parlementaire datant de 1900 sur la réforme de la bienfaisance, on peut lire : « si une personne seule a besoin de 1 pour vivre, dès lors qu’elle vit en ménage, celui-ci n’a plus besoin que de 1,5 ». Cette clé qui date de l’année 1900 est encore utilisée aujourd’hui de façon absolument non fondée ! » Et c’est à partir de cette clé qu’on calcule toute une série de mécanismes de redistribution des revenus. C’est par exemple sur cette base que certains affirment que l’écart entre les plus hauts et les plus bas revenus en Belgique n’a pas bougé. « Je pense, poursuit Philippe Defeyt, que nous devons avoir le courage de mener à bien ce travail d’actualisation des clés de calcul. » Car évidemment, les structures de consommation ont bougé. « Il faut d’abord le faire pour les petits revenus. Si un couple aisé doit restreindre l’une ou l’autre dépense non essentielle en accueillant un enfant, je ne pense pas que bien calculer les unités de consommation pour ce type de situation soit un véritable enjeu social et politique. Mais pour les ménages à petits revenus, la question de savoir quels sont les postes sur lesquels on économiserait effectivement quand le ménage accueille un membre supplémentaire sans ressource est le bon exercice à faire pour nous réapproprier cette question. »
Actualiser les modes de calcul…
Enfin, troisième piste avancée par Philippe Defeyt : remettre en cause les approches qui, selon lui, nous polluent intellectuellement et politiquement. « Je veux parler ici de la façon dont on calcule le taux de pauvreté aujourd’hui, sur base des enquêtes SILC 1 qui sont réalisées chaque année, à partir desquelles on calcule notamment cet indice de pauvreté. » Une remarque préalable : « Le taux de pauvreté n’est pas un taux de pauvreté par personne, mais par ménage. Quand on dit que le taux de pauvreté d’une personne seule est aujourd’hui de 1.100 euros par mois, on ne peut pas tirer la conclusion que le taux de pauvreté pour deux adultes est de 2 X 1.100 euros, chose que nous aurions envie de faire dès lors que nous sommes partisans d’une individualisation des droits. Mais ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. » Il faut donc faire de la pédagogie, estime-t-il. « Si on devait aller vers d’autres formes de calcul, le taux de pauvreté ne serait probablement plus le même, je pense qu’il serait encore plus élevé. » Mais quel est l’enjeu de ces modes de calcul ? N’est-ce pas un débat secondaire, réservé aux techniciens ? « Ne pensez pas ici que j’en fais un enjeu d’économiste en chambre. Réfléchir sur la manière dont on calibre nos esprits avec la méthodologie des enquêtes SILC, c’est une partie du débat. Ça nous prive d’outils pour mener à bien notre combat pour cette liberté totale et cette plus grande solidarité que nous souhaitons dans l’organisation de nos vies privées. » Philippe Defeyt estime qu’on doit aborder et approfondir cette question. Car cette soi-disant économie d’échelle est « l’argument le plus fort et le plus malhonnête en faveur du taux cohabitant. Malhonnête, parce que c’est un argument qu’on n’adresse plus aux salariés, à ceux qui ne vivent que des revenus du travail et qui peuvent alors accumuler des revenus pleins. »
Mais la raison principale pour laquelle l’économiste souhaite que nous examinions cette question, et que nous exigions que d’autres institutions le fassent, c’est qu’il est possible, pense-t-il, de réussir une véritable individualisation pour tous, qui soit budgétairement tenable, qui tienne compte des évolutions sociologiques, en particulier ce qui se passe dans les ménages les plus précaires.
Un revenu de base pour chacun, plus d’autonomie pour tous2
Sur quelles bases ce nouveau système reposerait-il ? « Le modèle qu’on peut construire à partir d’une connaissance sérieuse de ce que seront – ou pas – les économies d’échelle, se base sur deux pieds : une véritable individualisation pour tous, qui passe inévitablement, désolé de le rappeler, par un revenu de base et une allocation loyer complémentaire à cette individualisation. »
Pour les personnes aujourd’hui en difficulté, les paramètres de ce nouveau système seraient calibrés pour assurer aux isolés plus qu’aujourd’hui (et atteindre au moins le seuil de pauvreté si la personne en état de travailler se déclare demandeuse d’emploi ou si elle est en incapacité de travailler). Les actuels cohabitants sont toujours gagnants et n’ont donc plus aucun intérêt à se domicilier fictivement pour obtenir plus. Un actuel chef de ménage aura moins à titre individuel, mais le ménage dans lequel il vit aura plus.
Il conclut, à propos de ce nécessaire changement d’approche des clés de calcul :
« ce n’est pas un débat de technicien. C’est au cœur du débat. Nous devons avoir le courage d’observer ce qui se passe pour, à partir de là, construire un système différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. »
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1. https://statbel.fgov.be/fr/survey/enquete-sur-les-revenus-et-les-conditions-de-vie-silc
2. Voir l’analyse de Philippe Defeyt sur le revenu de base (appelé aussi « allocation universelle ») http://www.spa-laraison.be/wp-content/ uploads/2017/05/Un-revenu-de-base-pour-chacun- plus-dautonomie-pour-tous-Version-4.2-mars-2017.pdf
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