Des hôpitaux dans le paysage (octobre 2019)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes sept.-oct. 2019 « Les Hôpitaux sous tension », p.3–5
La Chambre a adopté le 14 février 2019 un projet de loi visant à réorganiser le paysage hospitalier en 25 réseaux d’hôpitaux. Objectifs ? Rationaliser et améliorer l’efficacité des soins. Comment cette réforme rencontre-t-elle les attentes et les inquiétudes des gens et du secteur ? Dans quel contexte s’inscrit-elle ?
Pixabay
On s’en souvient. Au plus fort des mobilisations des Gilets Jaunes en France, une revendication revient souvent : le maintien et le renforcement de services publics de proximité. Le démographe Hervé Le Bras a même montré que les Gilets Jaunes se sont surtout mobilisés dans ce qu’on appelle la « diagonale du vide », un ensemble de territoires traversant le centre de la France, du Sud-Ouest au Nord-Est, où beaucoup de services et d’activités économiques pourvoyeuses d’emploi ont disparu ces dernières décennies.
Une réorganisation (très) mal reçue
Le président français Emmanuel Macron avait ainsi logiquement voulu parer à cette inquiétude en promettant, au mois d’avril, qu’il n’y aurait plus aucune fermeture d’école ou d’hôpital jusqu’à la fin du quinquennat. Pas dupes de cet effet d’annonce, l’acte XXV des Gilets Jaunes, le 4 mai, avait été explicitement organisé en soutien au personnel des hôpitaux.
C’est que Macron avait ajouté : « Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de réorganisations, on le sait très bien, elles sont parfois indispensables ; cela veut dire qu’il n’y aura plus de disparitions. » Mais ce jeu sur les mots ne trompe plus personne. Des services continuent de fermer. Suite à une promesse de prime mensuelle de la ministre de la Santé Agnès Buzyn, voici ce que répondaient deux aides-soignants d’un hôpital de Haute-Savoie : « L’argent n’est pas la question centrale. On est mal payés, donc on ne va pas cracher sur une augmentation, mais on veut surtout des postes, et pouvoir s’occuper des gens dans de bonnes conditions. On veut que l’hôpital redevienne humain, et pas seulement « financier »1. »
Et chez nous ?
En Belgique, les questions se posent-elles de la même manière ? Le secteur de la santé se mobilise-t-il pour les mêmes raisons (cf. article page 17) ? La réforme du paysage hospitalier, initiée en 2015 par Maggie De Block et impliquant tous les niveaux de pouvoir, prévoit-elle également des fermetures d’établissements ? Revenons un peu en arrière, en avril 2017. Au cabinet de la ministre De Block, on indique alors : « Nous ne dirons pas aux hôpitaux ‘vous devez fermer’. Nous les encourageons à s’organiser différemment et à coopérer, mais ils doivent réaliser cela eux-mêmes. Notre objectif est en effet d’aboutir à des réseaux d’établissements qui fournissent des soins de base et d’autres qui proposent des approches spécialisées, pour que moins d’hôpitaux se retrouvent dans le rouge2. » Le commentaire du président des Mutualités chrétiennes, Luc Van Gorp, n’avait sans doute alors pas été de nature à rassurer ni les citoyens, ni les professionnels du secteur. « Un hôpital sur quatre pourrait facilement fermer ses portes sans que cela ne porte atteinte aux prestations de santé ou à l’accessibilité aux soins3. »
Enjeu budgétaire
Pourquoi cette réorganisation ? « Le point de départ est l’évolution des besoins du patient, peut-on lire sur le site de l’INAMI. Le nombre de personnes âgées et de malades chroniques ne cesse de croître et, par ailleurs, les technologies médicales et les traitements personnalisés évoluent très rapidement. Des réseaux seront créés, entre autres, avec des hôpitaux de base, de référence et universitaires. Dans ce cadre, la technologique coûteuse, par exemple, pourra être attribuée à un réseau au lieu d’un hôpital en particulier. » Qu’on ne s’y trompe donc pas, ce sont les ressources financières qui sont au cœur de cette réforme, comme ailleurs en Europe, comme partout, comme toujours depuis la fin des Trente Glorieuses, et davantage encore depuis le règle de l’austérité inaugurée vers 2008. « Cette réforme est indispensable, car ces dernières années, de plus en plus d’hôpitaux ont clôturé leurs comptes dans le rouge4 », précise encore l’INAMI.
25 réseaux dès le 1er janvier 2020
« La réforme permettra la réalisation d’économies » : c’est encore ce que Maggie De Block soulignait lors de son adoption à la Chambre le 14 février 2019, majorité contre opposition. En pratique, tous les hôpitaux du pays, universitaires et non universitaires, seront regroupés au sein de 25 réseaux cliniques locorégionaux. Comment cela se concrétisera-t-il ? « Au sein d’un réseau, chaque hôpital proposera les soins généraux, comme la chirurgie courante ou les hospitalisations de jour. À côté de cela, ils passeront des accords entre eux pour l’offre de soins spécialisés comme la maternité, les urgences ou encore les soins de bases des AVC. » L’ensemble des missions de soins spécialisés sera donc proposé au sein de chaque réseau, mais pas dans chaque établissement. Seuls les soins les plus pointus, par exemple la chirurgie oncologique complexe ou la chirurgie cardiaque, seront centralisés dans des services hyper spécialisés. Enfin, « les réseaux sont eux-mêmes responsables de l’organisation interne de leur offre de soins5 ».
LE FINANCEMENT FORFAITAIRE DES PRESTATIONS
Outre la restructuration du réseau hospitalier, la réforme du financement des hôpitaux comprend un deuxième volet qui consiste à les financer de manière forfaitaire pour les actes médicaux les plus courants et dont les risques et les coûts sont mesurables. (exemple : un accouchement, la pose d’une prothèse…).
L’objectif est de limiter les prestations et le temps d’hospitalisation pour éviter les surprestations. Avec le risque cependant d’une standardisation des soins, et celui de renvoyer un patient à domicile sans aide ni suivi médical.
Ce nouveau système de financement a également des conséquences sur les conditions de travail du personnel médical puisque les hôpitaux ne gardent en leur sein que des malades aigus, mais avec le même quota de personnel.
Critiques syndicales, critiques médicales
Cette réforme aura évidemment un impact important sur l’emploi de nombreuses personnes. Pour Yves Hellendorff, de la CNE, plusieurs risques majeurs existent. Le plus
important concerne les réaffectations géographiques ou professionnelles : « Prenons
l’exemple d’une accoucheuse. Si son service est supprimé/transféré à un autre hôpital, elle a deux choix. Soit elle doit changer de site, soit elle doit changer de métier, en devenant infirmière pédiatrique, par exemple. C’est la première de nos préoccupations6 ». Une autre inquiétude a trait aux statuts des employé.e.s, qui pourraient passer d’un hôpital public à un hôpital privé. Par ailleurs, il est évident que certains emplois logistiques ou administratifs seront purement et simplement supprimés, ce qui est l’objectif des économies d’échelle à réaliser grâce aux réseaux. « On peut comprendre cette perte d’emploi, poursuit Yves Hellendorf, si le but est de mieux réaffecter les moyens. Mais on veut une garantie que ceux-ci seront investis dans les soins et le personnel ». Enfin, le syndicat craint que la concertation sociale, qui reste cantonnée à l’échelle des établissements, soit outrepassée par des décisions qui se prendront surtout au niveau des réseaux.
Pixabay
Dans le monde médical, des inquiétudes spécifiques portent sur le déséquilibre probable, au sein des réseaux, entre des centres de référence et les plus petits hôpitaux. Sur base des réformes du même genre menées dans d’autres pays, notamment aux U.S.A., le docteur Philippe Devos avertit : « Les centres de référence sont déjà en général plus attractifs pour les patients et les soignants, ont un marketing et une communication désormais débridés, un contrôle des coûts plus efficient et des économies d’échelles plus aisées. À terme, si un centre de référence voit le réseau comme un grand aspirateur de patients, il ne laisse aux petits hôpitaux que les soins urgents ou des patients indigents incapables de se déplacer jusqu’au grand centre. Ceci finit par mener les petits hôpitaux à la faillite7. » Plus immédiatement, certains s’alarment de la disparition de services de proximité pourtant performants à cause de seuils quantitatifs trop exigeants dans la réforme : il faudrait par exemple un certain nombre d’opérations par an pour justifier du maintien d’un service. Le présupposé derrière cette idée est qu’un nombre trop faible de cas traités entraîne une moins bonne qualité du service. Vision réductrice selon Serge Markiewicz : « Nous sommes convaincus que la centralisation des soins ne sera bénéfique que si elle dépasse ce critère de volume pour suivre les indicateurs du KCE (NDLR : le Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé) et tenir compte de l’humain. Le nombre de patients pris en charge n’est pas seul garant de qualité8 ! »
D’un paysage de papier à la réalité de terrain
Entre l’apparente évidence des chiffres, la noblesse des intentions et le vécu des gens, il y a souvent un écart. Sur papier, la réforme du paysage hospitalier semble logique : on regroupe des hôpitaux en réseaux dans l’objectif d’améliorer les spécificités de chaque établissement, de faire des économies et, in fine, d’améliorer les soins. Mais les patients ne vivent pas dans un paysage de papier : dans la vraie vie, ils auront à choisir un hôpital plutôt qu’un autre. Ainsi, souligne Florence Daury, l’organisation en réseaux « serait pleine de bon sens si les hôpitaux, de par leur autonomie budgétaire et dans certains cas, leur interdépendance à une commune ou une intercommunale, n’avaient pas à entrer en concurrence les uns avec les autres. Les décisions de rapprochement sont entre les mains de conseils d’administration qui naviguent à vue, entre les bénéfices de la mutualisation des infrastructures et le risque de perdre leurs services les plus lucratifs et/ou de garder les plus déficitaires9. » Et cette concurrence a un effet dans les deux principaux leviers de financement, à la fois via le BMF (Budget des Moyens Financiers, dépendant du SPF Santé publique, calculé sur base de forfaits et représentant environ 40% du financement) et les honoraires (environ 40% également, et dont les suppléments peuvent être très variables d’un médecin à l’autre et d’un hôpital à l’autre).
Cette réforme n’est pas en elle-même porteuse de l’ensemble des problèmes qui touchent le secteur hospitalier. Sans doute même peut-elle en résoudre quelques-uns. Mais il n’empêche : elle s’intègre à une tendance lourde, celle qui dessine la carte des évolutions depuis un point de vue technico-comptable qui place le respect des contraintes budgétaires au sommet de la hiérarchie des priorités. Or ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Les gens, patient.e.s et personnel hospitalier, ont sûrement d’excellents conseils à donner, un autre ordre de priorités à établir depuis un autre point de vue. Comment les hôpitaux s’agencent dans un paysage global, ils n’en ont cure au fond. Ce qui compte pour eux, n’est-ce pas la qualité et l’accessibilité du soin, qualité qui n’est pas seulement technique mais aussi relationnelle, humaine ? Et au niveau sociétal, comme le rappelle à juste titre Florence Daury, les soins de santé font partie d’un système de solidarité, la sécurité sociale, dont on fait peser certains ajustements budgétaires sur le fonctionnement des hôpitaux. C’est grave. Car « notre système de solidarité est aussi le fruit d’un constat : quand les citoyens craignent pour leur santé, leurs comportements et leurs votes sont dictés par la crainte. La menace qui en découle est autrement plus grave qu’un déficit de la sécu. »
Autrement dit, respecter le budget, c’est raisonnable, mais l’ajuster, ce qui est indispensable pour la vie et pour la solidarité collective, c’est au fond encore plus raisonnable. Et comme disait le général de Gaulle, a fortiori s’il a nié l’avoir dit et même jamais pensé : « l’intendance suivra ». Il s’agissait de libérer la France. C’était d’une première importance. Soigner les gens ne l’est pas moins. L’intendance budgétaire, en la matière, est essentielle mais doit forcément rester seconde.
1. Thomas Clerget, « Les urgentistes dénoncent de nouvelles fermetures de lits dans les hôpitaux cet été », Bastamag, 3 juillet 2019.
2. « Les fermetures d’hôpitaux sont possibles, pas obligatoires », Communiqué Belga, 5 avril 2017.
3. Idem.
4. https://www.inami.fgov.be/fr
5. « Réseaux hospitaliers dès 2020 : feu vert de la Chambre », explications sur le site du Guide Social, 15/02/19, https://pro.guidesocial.be.
6. « Réforme des réseaux hospitaliers : l’inquiétude des syndicats ! », Le Guide Social, 19/02/19, https://pro.guidesocial.be.
7. « Carte blanche : comment éviter les dysfonctionnements de la réforme hospitalière », dans Le Soir, 13/06/2017, par le Dr Philippe Devos, chef de Service des Soins intensifs, président du Conseil Médical CHC Liège, administrateur fédéral ABSYM/BVAS.
8. Lettre ouverte à Maggie De Block : « Pas de centralisation des soins à tout prix », par le Dr Serge Markiewicz, chef du service de chirurgie abdominale des Cliniques Saint-Joseph (CHC), 11/01/2019 sur Medi-Sphère, https://www.medi-sphere.be/fr
9. « Réforme du paysage hospitalier : la loi de la jungle », une opinion de Florence
Daury, chargée de la gestion du Centre d’études et de recherches en administration publique (CERAP) à l’ULB, dans La Libre, le mardi 30 juillet 2019
–