INTERVIEW – Parce que tout n’est pas bon pour la santé (Sept-Oct 2019)
Propos recueillis par Paul Blanjean et Laurence Delperdange , Contrastes sept.-oct. 2019 « Les Hôpitaux sous tension », p.13–16
Jean-Philippe Cobbaut dirige le Centre d’éthique médicale de l’Université de Lille1. Nous avons voulu mieux comprendre comment il envisage l’action collective en santé dans un contexte où les politiques d’austérité font craindre de ne plus placer l’humain au centre des préoccupations en matière de santé.
Contrastes : Chacun se fait une vague idée de ce qu’est l’éthique médicale. Quelles sont les différentes approches qui sous-tendent la discipline aujourd’hui ?
J.P. Cobbaut : On a souvent une représentation de l’éthique médicale comme étant liée
à des prises de décision, telles que débrancher les appareils qui maintiennent en vie des personnes en état de mort clinique ou délimiter les conditions d’accès aux procréations médicalement assistées (PMA). A l’Université de Lille, nous nous inscrivons dans une vision à la fois plus large et plus quotidienne de l’éthique médicale qui n’est pas une notion neuve puisqu’elle plonge ses racines dans le serment d’Hippocrate2 ; cela signifie que nous nous intéressons à la pratique quotidienne de la médecine et pas seulement aux aspects liés à l’apparition des nouvelles technologies en médecine, cela s’apparentant davantage à la notion de bioéthique. Nous visons donc la pratique médicale dans son ensemble et au quotidien.
La définition peut aussi faire référence à un débat sur le type d’approche de l’éthique. Si par éthique, on vise la question de l’orientation que l’on donne à l’action. Il y a plusieurs manières de concevoir et de pratiquer l’éthique : l’une très liée à de grands principes, que l’on appelle l’approche « principliste » qui met en exergue les principes d’autonomie, de bienfaisance ou de « non malfaisance », de justice… et qui amène souvent à une démarche descendante, d’application de ces principes, par des experts de l’application de ces principes.
Une autre vision de l’éthique est celle qui part de l’interrogation des acteurs de la santé aujourd’hui et que l’on peut qualifier de contextuelle : elle se construit à travers la réflexion des acteurs sur le contexte d’action et sur les remèdes à envisager face aux problèmes qui se posent sur le terrain. Elle se construit donc en fonction du terrain et
des pratiques de terrain. Ce qui ne veut pas dire qu’elle s’adapte. Elle est réflexive et peut être critique par rapport aux mutations constatées par les acteurs sur le terrain.
Si l’on considère ces différentes manières d’envisager l’éthique médicale, où situez-vous votre approche ?
J.P. Cobbaut : Par rapport à l’approche dominante, il y a lieu de développer une analyse critique qui se situe dans la perspective de solutions à apporter face à des dilemmes éthiques à résoudre dans des situations réputées complexes. On a assisté à l’émergence d’une approche éthique, dite narrative, s’appuyant sur les récits des acteurs du système et sur leur expérience. Un de mes prédécesseurs à Lille, Bruno Cadoré, a accentué cette approche de relecture de situations difficiles pour les acteurs en parlant d’éthique contextuelle, qui se fixe pour objectif de mieux prendre en compte et comprendre le contexte dans lequel émergent les questions mais aussi d’envisager les relations, les modes d’organisation de la pratique médicale ou des interventions de santé. Dans ce cadre, l’éthique est à envisager comme une démarche participative et émancipatrice à travers laquelle les individus développent une conscience des problèmes, de leur contexte et des raisons de leur émergence. A partir de là, ils peuvent envisager des solutions leur paraissant plus adéquates et peuvent tenter de faire changer les raisons structurelles des difficultés rencontrées, que ce soit des problèmes d’accès aux soins, de réticences par rapport aux traitements envisagés… Ce type de démarche éthique permet aussi de mieux comprendre les questions posées par l’appartenance culturelle, le genre, la racisation… Il peut y avoir un fossé entre la manière dont un médecin et les soignants en général envisagent les choses et la manière dont le patient reçoit cela. Il peut y avoir des visions très différentes de ce qu’il y a lieu de faire dans telle ou telle situation. En effet, les soins touchent à la fois à l’intime de la personne, à son intégrité physique et psychique mais aussi à sa situation sociale et il est important d’être attentif à prendre ces aspects en compte.
CHERCHEUR ET ENSEIGNANT
Vous menez à la fois un travail de recherche et d’enseignement en faculté. Comment l’un influe-t-il sur l’autre ?
Notre travail de base consiste à faire de la recherche avec et à partir des démarches d’éthique contextuelle menées avec les acteurs. Ces démarches, souvent alimentées par l’analyse à froid de situations de soins qui ont soulevé des questions aux soignants ou aux patients, permettent de mettre en lumière un certain nombre d’éléments. Ils sont liés aux relations entre les soignants ou avec les patients, à l’organisation des soins, aux contraintes institutionnelles ou économiques sur lesquelles il faudrait agir pour répondre ou remédier aux problèmes soulevés.
Pour mener nos recherches-actions, nous établissons des partenariats avec les institutions, les services ou les soignants qui le demandent. Souvent, la demande qui nous est adressée consiste, pour les institutions, à être accompagnées pour mettre en place une démarche éthique en leur sein. Nous ne fonctionnons pas dans des comités d’éthique mais nous mettons plutôt en place des programmes éthiques au sein desquels plusieurs types d’activités sont menés : de la formation, de l’éthique clinique, des réflexions thématiques…
Il peut y avoir des liens entre ces démarches et un niveau que l’on peut appeler politique au sein des institutions de soins car les démarches d’éthique clinique ou les réflexions thématiques sont communiquées aux instances de l’hôpital et peuvent comporter
des recommandations. Le résultat de ces démarches peut aussi être communiqué aux pouvoirs politiques, qu’ils soient régionaux ou nationaux, aux ordres professionnels. Ce fut le cas récemment avec les questions éthiques soulevées par le numérique en santé.
Comment entre-t-on en dialogue sur ces questions ?
J.P. Cobbaut : Cette évolution de la démarche d’éthique a permis de mieux mettre à
jour la pluralité des points de vue entre les soignants, entre soignants et patients, avec l’entourage des patients… C’est une démarche qui tient compte de la complexité des situations.
Les restrictions budgétaires auxquelles on assiste aujourd’hui dans le secteur des soins de santé, font craindre que l’on s’achemine vers une santé à deux vitesses. L’éthique a-t-elle quelque chose à dire en matière d’égalité dans l’accès aux soins ? Si oui, comment ?
J.P. Cobbaut : Certainement. L’éthique médicale a eu à se pencher sur la question de
l’accès aux soins ces dernières années. Cela a été particulièrement le cas aux Etats-Unis où les systèmes de protection sociale sont beaucoup plus limités qu’en Europe. Dans ce contexte, on peut craindre d’ailleurs que l’éthique clinique devienne un moyen pour les HMO (Health Maintenance Organizations – Organismes à la fois assureurs et prestataires de soins) de faire passer la pilule des restrictions d’accès aux soins.
Aujourd’hui, cette problématique se complexifie, entre autres, avec le développement
rapide de la médecine axée sur l’introduction de technologies nouvelles, de nouveaux types de traitements qui sont très chers. Parallèlement, les restrictions budgétaires et leurs traductions à différents niveaux du système de soins rendent les choses difficiles. De nombreux travaux montrent qu’au-delà de l’égalité d’accès garanti par des couvertures sociales de plus en plus universelles, il reste de très nombreux obstacles à un accès effectif aux soins pour des raisons financières (augmentation des tickets modérateurs), des raisons administratives (non-recours aux droits), des raisons de manque d’information (compréhension du fonctionnement du système), des raisons culturelles… L’éthique clinique, c’est-à-dire une démarche éthique menée à partir de situations cliniques, permet de faire apparaître ces obstacles, de mieux comprendre les mécanismes par lesquels les personnes n’ont pas accès ou ne bénéficient pas pleinement des soins, de chercher des solutions, de porter ces problèmes et certaines solutions à la connaissance des responsables hospitaliers et, ensuite éventuellement, des responsables politiques.
Ce genre de démarches permet également de se rendre compte du caractère trop restrictif des approches de la santé et des conditions dans lesquelles il est possible pour les personnes d’accéder à un meilleur niveau de santé, à bénéficier des nouvelles technologies et des nouveaux traitements mais aussi des conditions pour que celles-ci soient réellement bénéfiques aux personnes pour qu’elles puissent avoir plus de prise sur leur santé et les aspects de leur vie qui conditionnent celle-ci. Les conditions dans lesquelles elles peuvent avoir accès à leur médecin traitant, bénéficier de consultations dont la durée permet réellement d’expliquer quelle est la situation, d’être accompagnées et soutenues dans la gestion de leur santé et des situations de vie difficiles qui ont un impact majeur sur la santé.
Comment se situe l’éthique par rapport à ces réponses nouvelles en matière de soins et de technologies dans le domaine de la médecine ?
J.P. Cobbaut : Pour que l’éthique médicale rencontre ces nouveaux défis, il faut per-
mettre aux acteurs de la santé de co-élaborer les réponses ou de développer des stratégies de résistance par rapport à certaines évolutions qui paraissent dégrader leur situation. Les questions, les défis, les enjeux éthiques qui émergent aujourd’hui sont très liés au fonctionnement du système de soins, à l’organisation des soins de santé, aux réseaux qui configurent le système. Il faut intégrer cela dans la réflexion éthique. L’éthique médicale est encore confinée à la relation de soins alors que celle-ci est largement tributaire des organisations dans lesquelles elle prend place : soins à domicile, plateforme de soins palliatifs, hôpital…
L’éthique clinique permet de mieux comprendre les mécanismes par lesquels les personnes n’ont pas accès ou ne bénéficient pas pleinement des soins, de chercher des solutions, de les porter à la connaissance des responsables hospitaliers et, ensuite éventuellement, des responsables politiques.
La complexité des systèmes de soins et les problèmes qui émergent tant au début de la vie, que dans différents domaines comme la cancérologie, la neurologie, la gériatrie… demandent que les politiques publiques soient capables de mieux et plus rapidement les prendre en considération. Il faut pouvoir prendre en compte ces réalités, mettre en œuvre des expérimentations pour remédier aux problèmes rencontrés par les acteurs et mettre en place des mécanismes pour permettre que ces expérimentations soient considérées au niveau politique ; ce qui ne veut pas dire simplement généraliser des solutions qui semblent fonctionner mais configurer un système qui soit plus réactif aux réalités de terrain et aux enseignements qui en émanent.
Il faut donc envisager comment la structuration du système de soins peut être plus réceptive et réactive par rapport aux dispositifs, aux pratiques de soins et à leurs enjeux. Il faut tenir compte des enjeux qui émanent des interactions quotidiennes entre les différents partenaires du soin : les patients (cf. le projet patients partenaires et enseignement de l’interprofessionnalité en santé de la Faculté de santé de l’Université de Montréal), les soignants et, plus généralement, l’ensemble des travailleurs de la santé, les instances de l’hôpital qui s’ouvrent aux patients, de plus en plus considérés comme partenaires à part entière.
Des défis nouveaux se profilent et il semble parfois difficile d’y apporter des réponses rapides ?
J.P. Cobbaut : Il est clair que les systèmes de soins et les dispositifs de protection sociale qui les accompagnent dans nos pays sont de grosses machines qui évoluent lentement. Cependant, il y a un certain nombre de leviers à partir desquels les choses peuvent changer. Les rôles évoluent : celui des médecins dont la profession est en pleine mutation, du personnel soignant mais aussi du secteur médicosocial (maisons de repos, accompagnement des personnes en situation de handicap…), des soins à domicile. La formation doit elle aussi être questionnée. Dans les cursus, l’ampleur et la place de l’éthique et des sciences humaines et sociales n’a pas beaucoup évolué.
Certains enjeux persistent en Belgique. Par exemple, il existe encore une forte hiérarchisation entre les professions. Il faudrait aller vers une transformation des formations et une moins grande hiérarchie entre les professions de manière à ce que les relations soient plus horizon tales, ce qui faciliterait la collaboration. A Montréal, il existe un bureau du patient partenaire et de la formation interprofessionnelle. Cette question ne peut se régler par un simple changement au niveau des « techniques » ; il faut aller jusqu’à régler les interfaces entre soignants.
Les restrictions budgétaires dans le secteur de la santé et des hôpitaux, n’agiraient-elles
pas comme un frein au développement de l’éthique pour les acteurs de terrain ?
J.P. Cobbaut : La recherche de l’efficience et les contraintes économiques en matière de santé ont des répercussions sur tous ces espaces de réflexion, de créativité et d’expérimentation. Ces démarches prennent du temps et le temps c’est de l’argent. Même si nous cherchons au maximum à les intégrer dans la vie et les projets des institutions de soins, développer une réflexion éthique à partir de ce que vivent les acteurs et de leurs interrogations concernant les développements technologiques, les restructurations organisationnelles, les mesures politiques nécessite du temps, des moments de rencontres et de discussions, un travail de synthèse, des présentations de ce travail aux instances concernées…
Les mesures prises pour restructurer le système sont souvent justifiées au nom de la re-
cherche d’un maximum d’équité. Cependant, compte tenu des évolutions actuelles, si on
ne permet pas aux acteurs d’échanger sur les conséquences de ces mesures et de s’interroger sur leur pertinence et les aménagements nécessaires, on risque de voir les conditions de travail des soignants et les conditions d’accès aux soins se dégrader.
On peut prendre l’exemple de la numérisation galopante des hôpitaux. Celle-ci com-
porte des avantages et des inconvénients. On peut craindre qu’à la vitesse où va cette évolution, il n’y ait plus suffisamment de temps et d’espace pour penser, repérer, adapter ces nouveaux outils numériques aux pratiques et aux besoins des patients et des soignants. Ce qui serait très problématique. La numérisation a entraîné une automatisation d’une série de procédures auxquelles les personnes n’ont plus qu’à se soumettre, avec le risque d’être exclues ou moins prises en compte par le système si elles ne rentrent pas dans les bonnes cases. Pour les patients, il n’est pas forcément facile d’interroger un système numérique, de demander des explications… et cela fait courir le risque de rendre l’accès plus difficile, de marginaliser, voire d’exclure. Par exemple, en ce qui concerne le dossier informatisé du patient : être acteur de la gestion, de l’utilisation de ce dossier n’est pas simple. Les informations devraient être accompagnées d’une discussion, d’explications… Sans cela, des patients plus éloignés de l’outil informatique seront pénalisés.
Quels éléments permettraient d’apporter des réponses positives à la situation actuelle ?
J.P. Cobbaut : Les nouvelles pharmacopées et technologies médicales pourraient avoir
des effets bénéfiques en matière de qualité des soins. Mais cela doit s’accompagner d’unemeilleure information, d’une plus grande participation de tous les acteurs à la conception et à l’aménagement du système pour que ces nouvelles technologies soient réellement au service de l’humain. Il faut y mettre les moyens et prendre le temps de construire les usages autour de ces nouveaux dispositifs. Sinon, ces « avancées » seront des facteurs d’exclusion et de marginalisation…
En tant que chercheur et enseignant en éthique médicale, quel est votre pouvoir d’action ?
J.P. Cobbaut : Je pense qu’ une éthique de situations et de résolution de dilemmes éthiques ne suffit pas. Cela doit s’articuler à l’action collective. Il faut privilégier un travail éthique des organisations qui alimentent ce que certains appellent un expérimentalisme démocratique. C’est clairement un objectif de justice sociale qui a amené à la création de la sécurité sociale et à l’assurance maladie. Aujourd’hui, le système de soins est devenu un système qui se développe selon une logique industrielle qui doit, en même temps, faire droit à une logique de santé publique et une logique communautaire. Dans ce cadre, l’éthique peut jouer un rôle critique visant à ce qu’une de ces logiques ne prenne pas le pas sur les autres. Pour cela, elle doit s’appuyer sur les soignants et les patients et en faire de véritables interlocuteurs des organisations participant à l’évaluation et à la reconstruction d’un système en perpétuelle évolution.
A cet égard, nous n’agissons pas comme des lanceurs d’alerte mais plutôt comme les leviers d’une dynamique de questionnements et de capacitation des acteurs à mettre en cause et à faire des propositions à l’égard des dérives du système, notamment tout ce qui risque d’exclure ou de fragiliser les personnes les plus vulnérables.
1. Il est aussi Professeur à la Faculté de santé publique de l’Université Catholique de Louvain. Co-auteur d’un article dans l’ouvrage collectif récemment paru (coordonné par
Alain Loute) « Le soin : une action collective au cœur de l’économie de l’attention »
2. Hippocrate, médecin dans la Grèce antique. Quatrième siècle avant Jésus-Christ. Sa vision humaniste de la médecine guide toujours notre approche de la médecine. Son serment est la référence en matière de pratique médicale. Pour Hippocrate, l’anthropos (être humain) prime. Le reste (statut social, sexe, peuple) est secondaire. « Avoir dans les maladies deux choses en vue : être utile ou du moins ne pas nuire. »