Le monde change, notre mouvement aussi ! (La Fourmilière mars-avril 2019)
Auteur Jean-Michel Charlier, La Fourmilière mars-avril 2019, p.14–16
Des groupes d’une autre forme qui fleurissent, des engagements qui diffèrent, des sentiments d’appartenance qui s’étiolent… Les Equipes Populaires d’aujourd’hui ne sont plus vraiment celles d’hier. Ce qui se passe à l’extérieur se voit aussi à l’intérieur !
Faire vivre l’éducation permanente dans la société d’aujourd’hui nécessite de prendre en considération toute une série de réalités, connues ou nouvelles. Depuis les années 70, date du premier décret consacré à l’éducation permanente en Communauté française, bien des évolutions ont en effet traversé nos sociétés. Et nos pratiques ont nécessairement dû s’y adapter.
Pour les Equipes Populaires, il paraît évident qu’au moins cinq grandes réalités actuelles impactent directement notre action : la division des milieux populaires ; le basculement de notre modèle de développement ; la crise de confiance envers les institutions ; les mutations de l’engagement militant ; la révolution numérique.1
Toutes ces réalités exigent de notre part la mise en place de réponses et propositions concrètes. Elles transforment inévitablement le mouvement dans sa façon de fonctionner, de créer du groupe, de construire le débat et l’action.
Les plus précarisés sous-représentés ?
Premier constat : nous vivons dans une société où la paupérisation est croissante et où les milieux populaires se sont fragmentés. Ses différentes composantes se perçoivent souvent comme adversaires. Travailleurs actifs contre chômeurs ; intérimaires contre statutaires ; migrants contre autochtones ; jeunes contre vieux… Et pourtant, nos analyses nous démontrent qu’ils sont face à des dominations communes…
Fort de son analyse sur les milieux populaires2, le mouvement tente depuis 2012, de contribuer à re-coaliser ces différentes fractions, à rendre conscience des dominations
communes qui doivent nous réunir plutôt que nous diviser. Pour cela, il aura fallu d’abord « aller à la rencontre » des personnes. A la question de savoir quels publics étaient réellement touchés par nos actions et nos groupes, force a été de constater que les publics les plus fragilisés, les plus éloignés de l’emploi, les moins impliqués dans les dynamiques de lien social étaient sous-représentés au sein de nos groupes classiques. Ces publics n’y viennent pas spontanément. Il a été nécessaire de renverser nos pratiques : il fallait aller vers eux.
C’est de cette analyse que sont nées les nouvelles initiatives de partenariats avec des CPAS (ateliers conso, par exemple), des Centres d’Insertion Socio-Professionnelle (groupes accès à l’énergie ou ateliers Histoires Digitales), des maisons médicales, etc. Une dynamique qui a donné vie à de nouveaux types de groupes mais aussi à l’arrivée
au sein du mouvement de nouveaux profils de personnes, qui bousculent par exemple notre conception de l’engagement, de la qualité de membre et en corollaire de la
manière de penser la démocratie interne. Concrètement, comment permettre à tous de participer à la décision sur les choix et orientations du mouvement ?
Contribuer à un nouveau modèle de développement
Deuxième constat : nous sommes en pleine interrogation sur notre modèle de développement. Lui qui nous promettait bonheur et progrès social au cœur des années 60–70, il produit aujourd’hui des résultats perçus comme catastrophiques : en matière de climat, en matière d’inégalités sociales, en matière d’accès à la consommation et de qualité de vie…
On peut affirmer que tous les jours nos groupes et projets travaillent activement sur cette question. De près ou de moins près. Directement ou indirectement.
La question-clé est sans doute : « Que produisons-nous sur cet enjeu d’avenir ? ». Ce qui est certain, c’est que de nombreuses contributions à la transformation du modèle dominant ont été produites. En matière d’accès à l’énergie (Co-fondation du RWADé, ateliers conso, campagnes de sensibilisation) avec des travaux sur les compteurs à budget, la tarification progressive, la Performance Energétique des Bâtiments, l’Utilisation Rationnelle de l’Energie…
En matière de logement, avec des campagnes de sensibilisation sur la régulation des loyers privés, des travaux de nombreux groupes, des actions sur l’affichage des loyers ou sur les loyers abusifs. En matière de crédit et de surendettement : Journée sans crédit, ateliers critiques, évolutions de la loi sur le crédit et la consommation… Pour ne citer que ces enjeux.
Méfiance et populisme
Troisième réalité : c’est la crise de confiance envers les institutions et tout ce qui y ressemble. Méfiance à l’égard du monde politique, des médias, mais aussi des corps intermédiaires, comme les syndicats. Dans sa foulée, montée du populisme et des spectres qu’il laisse entrevoir.
Dans les semaines et les mois qui viennent, les EP vont mener une recherche-action, avec leurs militants. Il s’agira de travailler toutes ces questions de confiance dans les
politiques, les médias, les syndicats… mais surtout toutes ces peurs qui animent la population aujourd’hui et qui nourrissent un populisme porteur du risque majeur de
dérives démocratiques. La démarche fait suite à la journée d’étude « Balance tes peurs » d’il y a un an, qui reposait sur les résultats de la grande enquête « Noir-Jaune-Blues »
(Le Soir-RTBF). Nos membres, nos publics, sont-ils dans le même trip que les enseignements de cette enquête ?
Et dès ce mois de mai, le mouvement entre en action, avec sa campagne de sensibilisation « Soupe populiste, gavage simpliste ! ». Il s’agira d’attirer l’attention, de faire réfléchir, voire de convaincre la population d’éviter d’emprunter ces chemins de l’erreur (si pas de l’horreur).
Militer autrement
Quatrième constat : les manières de s’engager et de militer ont subi de profondes mutations. En 30 ans, nous sommes passés à des formes d’engagement radicalement différentes. Schématiquement, la militance au sein de mouvements comme le nôtre, qui donnait naissance à des groupes généralistes et permanents, s’est progressivement
transformée en une militance plus ciblée et plus ponctuelle, dans son objet comme dans le temps.
C’est qu’en soi, le monde associatif est aussi un corps intermédiaire entre les citoyens et les décideurs politiques. Les organisations historiques, comme la nôtre, n’échappent
pas à la crise de confiance décrite ci-avant. Si hier, les militants de l’organisation témoignaient d’une loyauté forte envers le mouvement dans lequel ils s’engageaient, passant presqu’un « contrat de mariage » avec lui, la réalité d’aujourd’hui est bien différente. La plupart des nouveaux militants redoutent l’embrigadement, la pensée formatée.
Ils revendiquent leur propre auto-construction. C’est une richesse. Mais aussi un risque de zapping et de consumérisme associatif. Le défi du mouvement, c’est de réaliser sa mission dans ce contexte instable et insécurisant. C’est un travail exigeant pour tous, que nous soyons responsables bénévoles ou professionnels du mouvement.
Concrètement, on aura tous constaté que les types de groupes qui se développent au sein du mouvement ont pris des formes très variées. C’est la fin d’un modèle unique « d’équipe populaire généraliste et permanente ». Si de nombreux groupes souhaitent marquer leur sentiment d’appartenance au mouvement, être « estampillés EP » en quelque sorte, de nombreux autres lui préfèrent un lien de « connection ». L’image du réseau, avec des points connectés, se superpose à celle de la pyramide (base et sommet). Le mouvement doit en tenir compte pour construire son futur !
A l’ère du numérique
Dernier constat : l’arrivée du numérique provoque à la fois des fractures (inégalités dans l’accès aux technologies nouvelles) et une révolution de nature culturelle (lien social,
communication, information, etc.).
Il s’agit là pour nous de ne pas louper le wagon des nouvelles formes de reliance entre les personnes. Mais aussi de faire en sorte que les plus fragiles n’en soient pas de facto exclus…
En cela, la dynamique des Histoires Digitales lancée par le mouvement est visionnaire : il s’agit de maîtriser l’outil (l’ordinateur, les logiciels, les logiques numériques) pour libérer la parole ! Des récits – numériques – de vie ou de fragments de vie qui révèlent des enjeux bien plus larges. Des témoignages « micro », des logiques « macro » à l’œuvre, en quelque sorte. Le mouvement espère pouvoir s’engager davantage encore dans cette voie citoyenne porteuse.
Cinq réalités fortes, cinq grands défis. L’essentiel reste pour nous d’organiser l’expression de la parole, de créer des espaces de liberté démocratique, de créer des lieux où le lien social permet de mener des processus collectifs, de mettre en œuvre l’esprit critique et idéalement un agir individuel et collectif.
Et pour en (re)venir à la démocratie culturelle, il s’agit bien dans notre esprit de permettre aux citoyens de coconstruire leur manière de penser le monde et leur façon
de tenter de le transformer.
Les droits culturels fondamentaux sont bien ceux-là : avoir le droit de libérer sa propre parole, de la construire, d’exprimer son analyse, de penser le monde et de générer
avec d’autres du projet pour le transformer.
1. Cette analyse a été réalisée dans le cadre d’une démarche entreprise par le groupe de travail « Politiques culturelles » du MOC National, portant sur le thème « Droits culturels et Démocratie culturelle ».
2. Vanderborght Muriel, Vous avez dit « Milieux Populaires » ?, Points de Repères, 2012