Faire commun: l’histoire à (ré)inventer (La Fourmilière Sept-Oct 2019)
Auteure Christine Steinbach, La Fourmilière Sept-Oct 2019, p.16–18
L’économie capitaliste impose son modèle standardisé à travers le monde. Mais dans l’ombre de cette domination, des millions de femmes et d’hommes survivent, luttent et gagnent parfois des victoires émancipatrices en faisant vivre un autre modèle: celui des communs.
L’économie capitaliste impose son modèle standardisé à travers le monde. Mais dans l’ombre de cette domination, des millions de femmes et d’hommes survivent, luttent et gagnent parfois des victoires émancipatrices en faisant vivre un autre modèle:celui des communs.
En 2009, un an après la crise financière mondiale de 2008, un prix Nobel d’économie est octroyé à la politologue et économiste américaine Elinor Ostrom avec Oliver William-son, « pour son analyse de lagouvernance économique, et en particulier, des biens communs ». Non seulement c’est la première fois qu’une femme reçoit ce prix, mais cette attribution contribuera aussi à ranimer un intérêt pour une forme décentralisée de gestion des biens communs, ni éta-tisée ni privée : les communs. Ce terme, encore un peu flou, renvoie tantôt à l’époque médiévale, avec les fours à pain, les moulins à eau et les pâturages mis en commun entre les paysan.nes ; tantôt à des activités contemporaines comme nos potagers solidaires. Ils sont aussi très présents et sous de multiples formes sur d’autres continents.
Bien commun, biens communs et communs
La notion de bien commun nous est familière. Elle fait partie de notre héritage culturel : des philosophes et des théologiens de notre histoire occidentale se sont questionné sur ce qui détermine le bien commun. On résumera en disant qu’il s’agit d’un bien patrimonial partagé par les membres d’une communauté.
Cela peut être compris au sens spirituel et moral (les valeurs) comme au sens matériel et pratique (les ressources). Cette définition du bien commun donne un cadre mais n’épargne pas le questionnement. Quand la présidente de la Commission européenne décide de nommer un commissaire chargé de faire respecter « le mode de vie européen », il s’agit bien de prétendre définir un bien patrimonial (moral) partagé par une communauté. Mais que comprend ce patrimoine (et à l’exclusion de quoi ?) : la solidarité ? Le catholicisme ? La concurrence entre individus ? … Et qui partage ce patrimoine (et à l’exclusion de qui ?) : l’ensemble des habitant.es de territoires inscrits au sein de l’Union européenne ? Seulement les natifs et natives des Etats membres depuis x générations ? Seulement les catholiques pratiquant.es ? Etc. Et qui décide de la réponse à ces questions ? On le com-prend, débattre du bien commun nous amène à nous questionner aussi bien sur la propriété des ressources (quels biens doivent être communs) que sur ce qui fait communauté (entre les personnes mais aussi avec tous les êtres vivants) et sur le partage du pouvoir.
Dans le langage courant, le bien commun évoque un patrimoine matériel ou immatériel de la communauté humaine (parfois élargi au vivant) nécessaire à la vie, au bonheur ou à un épanouissement collectif. Cela se rapproche de la notion d’intérêt général définie par Jean-Jacques Rousseau : l’intérêt partagé par la communauté, du fait que ses membres dépendent les uns des autres, et qui passe au-dessus des intérêts particuliers.
Une construction sociale
Lorsqu’il est question des biens communs au pluriel, nous pensons spontanément à des ressources naturelles (eau, forêt, gaz, …) ou matérielles (trains, centrales électriques, bâtiments scolaires…). Nous pensons aussi à des services publics : (justice, soins de santé, culture…) Et à ce que les sociétés humaines ont construit : en ce sens, le droit social, la Sécurité sociale, ainsi que l’ensemble des savoirs peuvent être compris comme des biens communs.
Mais ces exemples montrent que définir et distinguer ce que l’on entend par « biens communs », « collectifs » ou « publics » n’est pas si simple et fait encore débat. Par exemple, le gaz est une ressource naturelle. Est-ce un bien commun ? On pourrait dire que oui, si l’on réfère à l’idée qu’il s’agit d’une énergie utile à tout le monde, et qui doit donc être accessible à chacun.e selon ses besoins. En même temps, il s’avère que l’usage de cette énergie génère des émissions de gaz à effet de serre nuisibles pour notre sur-vie. S’agit-il d’un bien public ? Ce n’est plus le cas depuis que sa production et sa fourniture ont été ouvertes à la concurrence. Prenons l’exemple de l’enseignement : il existe à la fois des écoles privées et publiques. Et lorsque des marques commerciales fournissent du matériel sponsorisé, voire orientent des cours d’économie, on peut se demander si le savoir enseigné relève toujours du bien commun. Définir ce qui relève du bien commun d’une part et décider d’autre part de soustraire des ressources aux lois du marché pour les confier à l’Etat ne relève donc pas que de théories. C’est aussi le résultat des rapports de force.
Quant à la notion de « communs », la chercheuse américaine Elinor Ostrom l’a défini en s’intéressant non pas telle-ment à la nature des biens mais plutôt aux formes d’organisations qui gèrent des ressources mais ne relèvent ni du marché ni de l’État. Pour comprendre de quoi il retourne, nous nous inspirerons de l’analyse qu’en fait David Bollier, activiste, consultant et auteur américain engagé dans le mouvement des Communs, dans son ouvrage La renaissance des communs.
VERS LA LIBÉRATION DES SAVOIRS ?
L’un des exemples parmi les plus marquants de communs est sans doute celui du libre accès du Web. Nous connaissons tou.tes Wikipédia, cette encyclopédie digitale universelle et multilingue, construite et gérée de manière volontaire. Chacun.e peut contribuer à un ou plusieurs articles et ceux-ci sont toujours des « work in progress » des travaux en progression puisque chacun.e peut l’améliorer. Mais pas n’importe comment. Des règles sont fixées par les administrateurs. L’ensemble des articles est accessible gratuitement.
Dans le monde du Web, des millions d’internautes partagent ainsi des pratiques et des savoirs portant sur toutes sortes de domaines et produisent des outils (logiciels par exemple) et des connaissances qui sont accessibles ; Le Web open source ou Web libre a également inventé le cadre juridique permettant de telles pratiques : ce sont les fameuses licences Creative Commons qui organisent les règles d’usage et protègent les contenus de l’appropriation capitaliste. Ainsi, une de ces licences réglemente le fait qu’un logiciel puisse être vendu et acheté tout en restant libre d’accès ; une autre que tel contenu puisse être partageable mais sans usage commercial autorisé.
Il est intéressant de noter que dans la foulée de ce développement, des universités (à commencer par celle d’Harvard) ont largement entamé une « libération » des savoirs académiques. Elles ont créé par exemple des plateformes numériques qui permettent l’accès libre aux manuels et aux syllabus. Lorsque l’on sait l’effarant endettement des étudiant.es anglo-saxon.nes, on ne mesure que mieux le degré de démocratisation que ce vaste commun des savoirs soutient.
Il n’y a pas de commun sans faire commun
Son auteur souligne que les biens communs ne sont pas forcément des « communs », parce que cette notion implique qu’il y ait une gestion et une maintenance partagées collectivement par une communauté. Celle-ci doit se mettre d’accord sur des règles qui permettent l’accès équitable des usager.es à la ressource, mais aussi sa préservation et sa pérennité. Par exemple, l’atmosphère est une ressource naturelle qui appartient à tou.tes. Mais la communauté internationale ne s’est pas (encore) accordée sur les règles nécessaires pour la préserver. Ce n’est donc pas (encore) un commun1. David Bollier propose de définir le commun comme : « la combinaison d’une communauté déterminée et d’un ensemble de pratiques, de valeurs et de normes sociales pour gérer une ressource ». Et il cite l’historien marxiste américain Peter Linebaugh pour qui « Il n’y a pas de commun sans faire commun ».2
Beaucoup de ces communs s’organisent autour de ressources vitales : l’eau, les pâturages, les cultures… Quelques deux milliards de personnes dans le monde en tireraient de quoi survivre. Au Sénégal, par exemple, les habitant.es du village de Santhiou-Thylla ont conçu un système d’abonnement pour l’approvisionnement en eau avec un prix de base pour la consommation domestique. Au Nouveau-Mexique, les agriculteur.rices des acequias se sont entendu.es sur un système d’irrigation sur un territoire où l’eau est une denrée rare. Plus près de chez nous, le village suisse de Tördel gère par lui-même ses ressources alpines depuis le 13e siècle.
Des communs sont nés aussi pour protéger des ressources culturelles du brevetage abusif par des firmes multinationales. En Inde, il existe ainsi une bibliothèque numérique des savoirs traditionnels. Tout ce qui y est recensé est protégé juridiquement contre une récupération à des fins commerciales. Au Pérou, à Cuzco, le Parc de la pomme de terre est une initiative de six communautés Kechua qui ont créé et gèrent un espace dédié à la conservation des variétés indigènes de pommes de terre andines.
Nous connaissons également dans nos propres contrées de nombreux communs que Bollier qualifie de « sociaux et civiques » : les potagers solidaires ; les S.E.L., ces systèmes d’échanges locaux au sein duquel « des personnes mettent des ressources à disposition les unes des autres selon une unité d’échange propre à chaque groupe » ou encore les A.M.A.P. – associations pour le maintien d’une agriculture paysanne – qui s’organisent autour d’un lien direct entre paysans et consommateurs, les seconds s’engageant à acheter la production des premiers à un prix équitable et en payant par avance. La ville de Gand est une pionnière du renouveau des communs en Belgique : elle en compte 5003.
Dans certains cas, l’État joue un rôle, notamment en proposant à bail des biens publics comme des réserves forestières, des terres de labour. Plus récemment, des expériences de reprise de contrôle public de services collectifs privés ou privatisés montrent qu’une alliance intelligente entre le pouvoir local les représentants des travailleurs et des citoyen.nes engagé.es peuvent produire un « commun » prometteur4. C’est le cas de la ville de Hambourg qui,poussée par une large coalition populaire, a repris en 2011 le contrôle des réseaux électricité-gaz-chauffage. Il existe actuellement plus de 800 initiatives de « remunicipalisation » de ce type.
Le potentiel émancipateur des communs
Quel que soit le domaine auxquels touchent, les communs respectent – ou doivent viser – quatre principes : la préoccupation d’une maintenance d’une ressource sur le long terme ; l’accès équitable et bénéfique pour un usage individuel (et non marchand) des « commoners » (membres du commun) ; la transparence et la responsabilité au sein des commoners ; la capacité à identifier et à punir les usages abusifs, le vandalisme et les appropriations ;Les pratiques sont évidemment variables, les réussites aussi.
Bien que portant sur ses formes d’organisation, la recherche d’Elinor Ostrom ne semble pas s’être beaucoup intéressée aux rapports de pouvoir à l’intérieur des communs. L’économiste Jean-Marie Harribey note par exemple que dans certains cas qu’elle a étudiés, le droit d’accès à la ressource est proportionnel à la taille de la propriété personnelle.
Aucune forme institutionnelle ne peut éluder les rapports de pouvoir. Les communs non plus. Ils n’en ont pas moins un potentiel émancipateur, sur le plan individuel et collectif. Ainsi Conamuca, la confédération nationale des femmes en milieu rural, une communauté agroécologique féministe en République dominicaine. Au cours du long combat de ses membres pour la souveraineté alimentaire, des trésors sont nés comme l’Ecole d’agroécologie accessible à des coûts très bas aux femmes et aux jeunes pour promouvoir l’agroécologie du futur, avec des techniques agricoles au service du social, d’un travail digne et d’une économie durable.5 Le fruit d’une mise en commun des savoirs et savoirs faire, de trajectoires d’éducation populaire fondées sur les réalités de vie.
1. Coriat, Benjamin (sous la direction de), Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Les Liens qui Libèrent, 2015, p. 297
2. Bollier, David, La renaissance des communs, pour une société de partage et de coopération, éd. Ch.-L. Meyer, 2014 (traduit par Olivier Petitjean)
3. Bauwens, Michaël, Plan de transition vers les communs de la ville de Gand, 8 septembre 2017, http://blogfr.p2pfoundation.net/2017/09/08/plan-de-transition-vers-communs-de-ville-de-gand/
4. Remunicipalisations :Comment villes et citoyens écrivent l’avenir des services publics, Synthèse en français du rapport de recherche, Transnational Institute/Observatoire des multinationales, juin 2017
5. Le Mouvement social face à l’urgence écologique, la 97e Semaine sociale du MOC, Collection Politique 3, p. 101, parution en octobre 201
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