La fête, le soleil et les ombres (Nov-Déc 2019)
Auteur Paul Blanjean, Contrastes Novembre-Décembre 2019, p.3–6
Même si elle prend des formes multiples et des significations différentes, la fête est présente dans toutes les civilisations, dans toutes les sociétés humaines. La participation à une fête est rarement le fait du hasard. Elle marque souvent l’appartenance à un groupe déterminé. Les fêtes ouvrent aussi la voie à des autorisations exceptionnelles…
Une des fêtes de passage est, dans les civilisations chrétiennes occidentales, sans aucun doute ce que l’on appelle « la communion solennelle ». Elle se déroule à la fin de l’école primaire, alors que l’enfant a 12 ans accomplis ou va passer ce cap dans l’année. C’est l’occasion d’un rite de re-nouvellement des promesses prises par les parents et les parrains et marraines. Arrivé à « l’âge de raison », il peut affirmer lui-même les engagements qui ont été pris pour lui au moment du baptême. C’est au même âge que sont invités les enfants de familles « non chrétiennes » à participer à la « fête laïque ». Trouvant ses racines au XIXème siècle et connaissant un développement important dans la deuxième moitié du XXème siècle, elle est aussi considérée comme un moment de passage, la sortie de l’enfance qui permet d’affirmer un engagement en faveur d’un esprit de tolérance, de justice et de fraternité ainsi qu’un appel à user d’un esprit critique. Les fêtes de passage comme celles que nous venons d’évoquer se retrouvent à travers toutes les époques et toutes les civilisations. C’est ainsi que chez les Incas1 , on distinguait quatre périodes de la vie avec des fêtes et rites de passage d’une période à l’autre. Une fête était, par exemple, organisée lorsque l’enfant atteignait ses deux ans avec, parmi les rituels, une première coupe des cheveux afin de symboliser qu’il passait de l’état de bébé à celui d’enfant.
Halloween, une fête multifonctionnelle
Depuis quelques années, la veille de la Tous-saint, on voit dans les rues de nos villes et villages, des enfants déguisés et des potirons pour célébrer Halloween. Si la tradition avait été perdue chez nous, c’est pourtant en terre celte et gauloise que, sous d’autres formes, on retrouvait, voici déjà 2.500 ans la fête d’Halloween.2 Initialement, cette fête se nommait « La fête de Samain ».3
Elle durait sept jours, débutant trois jours avant la pleine lune et s’achevant trois jours après celle-ci. La participation à cette fête était une obligation sociale pour toutes les couches de la société. Elle était, à l’image des fins d’histoires d’Astérix, l’occasion de festins où les convives dégustaient de la viande de porc qu’ils accompagnaient de vin ou d’hydromel.4 Dans leur calendrier lunaire, c’était le passage d’une année à une autre mais cette fête avait aussi le rôle de création de passerelles entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts. De même, chez nous, la Toussaint est suivie du « jour des morts », journée qui permet de se souvenir de celles et ceux qui ne sont plus visibles pour nos yeux mais dont on se souvient en allant fleurir leurs tombes.
Comme beau-coup de fêtes d’aujourd’hui, cette fête celte était multifonctionnelle car outre le caractère sacré, elle avait un rôle politique et commercial. Ce dernier se concrétisait par des échanges commerciaux alors que le rôle politique se traduisait par l’expression du renforcement du rôle de ceux qui étaient au sommet de la hiérarchie, de leur pouvoir et leur puissance… comme la fête nationale dans chaque pays où les bals populaires et feux d’artifice viennent s’ajouter aux défilés militaires et autres expressions des symboles du pouvoir et de la nation.La fête d’Halloween avait aussi des significations précises dans les villages vivant essentiellement de l’agriculture. C’était le moment du retour des troupeaux vers les étables et l’occasion de pratiquer des rites de fertilité censés, entre autres, écarter les mauvais esprits. Mais outre ces aspects indispensables pour espérer de bonnes récoltes et nourrir tout le monde, elle jouait aussi un rôle de renforcement du lien social, d’unité des membres de la communauté, du village, par-delà les différences sociales.
PENDANT LA TRÊVE DE CONFISEURS
Réveillons et feux d’artifices font partie des ingrédients de la fête de Nouvel An. Encore un passage avec la tradition des vœux, envoyés hier par des cartes postales et aujourd’hui par SMS, adressés aux proches avec des souhaits d’une année remplie de bonheur et « surtout d’une bonne santé ». Là aussi, on retrouve des rituels. Si en Ré-publique tchèque on coupe une pomme en deux afin de découvrir la forme du trognon et en fonction de celle-ci prédire l’année qui vient, on rencontre aussi des vieilles traditions en nos contrées et certaines d’entre elles subsistent. Depuis de très nombreuses générations, à Verviers, par exemple, les ouvrières et ouvriers du textile, rejoints par d’autres couches de la population et d’autres coins de la Province de Liège, avaient pris l’habitude de manger une choucroute le jour de l’an avec toute la famille, en plaçant sous l’assiette une pièce de monnaie. La choucroute est consommée pour ses vertus curatives, afin de « mieux faire passer » les excès de la veille, et la pièce de monnaie est placée comme gage d’une année où la famille ne rencontrera pas de soucis financiers.A Thimister, en Pays de Herve, persiste la tradition des « Hélieûs ». Déguisés et par petits groupes, les enfants vont chanter de porte en porte. Si aujourd’hui les chansons sont diversifiées et contemporaines, il s’agissait, à l’origine, d’une chanson en wallon verviétois. Comme souvent, on retrouve des traditions similaires dans d’autres coins d’Europe. C’est le cas en Angleterre ou encore dans l’orléanais avec la chanson de quête « Salut à la Compagnie »1 qui, à l’occasion de l’Epiphanie, était interprétée de maison en maison. Dans toutes ces situations et bien d’autres traditions, il s’agit d’utiliser des mo-ments de fêtes pour développer des relations sociales et espérer le meilleur pour soi-même, sa famille, le voisinage, les gens de sa communauté, son village…
1. La version la plus célèbre de cette chanson est sans doute la version du groupe Malicorne sur son album « Almanach », Hexagone, 197
L’appartenance et la différence
La participation à une fête est rarement le fait du hasard. Elle marque souvent l’appartenance à un groupe déterminé. Elle rassemble des individus qui partagent des caractéristiques communes. Il peut s’agir de professions similaires comme les métiers du métal ou de la terre pour la Saint-Eloi par exemple ou d’autres métiers pour d’autres saints patrons. Mais, au fil du temps, le sens de ces fêtes ainsi que les rites qui les accompagnent se perdent et réduisent les significations sociales et culturelles qui accompagnaient ces moments.
Les fêtes ouvrent aussi la voie à des autorisations exceptionnelles. Elles sont l’occasion de dire des choses à l’encontre des dirigeants politiques, par exemple. C’est le cas du carnaval d’Alost, très souvent contesté pour ses chars provocateurs à l’égard du pouvoir politique ou de certaines communautés.
Mais ce n’est pas pour autant qu’elles participent à une transformation sociale. Si on a l’impression que tout est permis, entre autres lors des carnavals, et que l’on peut avec des costumes, des masques et d’autres modes de dérision se moquer des puissants, ce sont aussi des moyens de régulation sociale et d’affirmation du pouvoir, explique Gilles Bertrand5 au sujet du carnaval de Venise.
Les fonctions sociales de la fête peuvent présenter des différences. Pour reprendre l’exemple du carnaval, on peut parfois y retrouver des divisions genrées des tâches. Les « Blancs Moussis » qui défilent dans les rues de Stavelot ou les Gilles dans celles de Binche ne sont que des hommes, les femmes étant chargées de les préparer… alors que dans d’autres traditions, les femmes et les hommes participeront de la même manière.
La participation à une fête « patronale », à un carnaval, à une fête de quartier marque l’appartenance à une communauté don-née dont les limites sont celles d’un quartier, d’une localité, d’une corporation… S’adressant à un public précis, elles n’intègrent en conséquence aucune personne qui n’en fait pas partie.
Pour Eric Marlière6, les espaces de fête ne remettent plus en question l’ordre social, comme cela fut le cas aux siècles précédents. Pour lui, si la fête conserve sa dimension ludique et constitue une rupture avec le monde du travail, elle ne renverse plus les hiérarchies sociales et ne controverse plus les valeurs de la société dominante, entérinant, au contraire les processus de discrimination.
La fête a aussi une dimension de consécration d’une transformation sociale collective ou individuelle. Le mariage est un bon exemple de passage d’un statut à un autre. Dans beaucoup de sociétés, cela ne signifie pas simplement l’officialisation de la vie commune d’un couple. Considéré longtemps comme le fondement de la société et décliné sous des formes très diverses en fonction des régions du globe, outre les aspects juridiques -et parfois économiques- il fait l’objet d’une fête qui, dans certaines traditions peut durer plusieurs jours. Elle fait aussi parfois l’objet de la codification des liens entre les époux et leurs familles d’origine.
Mais si le mariage est non seulement un moment de fête et l’expression de l’amour entre deux êtres, il a fait, à travers les siècles et dans différentes sociétés, l’objet d’accords entre fa-milles pour des raisons économiques ou stratégiques. Des chansons anciennes comme « Le Mariage anglais »7 ou contemporaines comme « Lomdieu » où la chanteuse camerounaise Kareyce FOTSO chante « Mariage forcé, c’est pas bon »8 en sont des témoins.
Musiques, traditions… et commercialisation
Les fêtes s’accompagnent de rites mais aussi d’expressions artistiques. Celles-ci sont sou-vent (mais pas exclusivement) musicales. Dans toutes les traditions, on retrouve des chansons de mariage mais aussi d’autres liées aux autres moments de la vie (le travail, la maternité, la mort…).9 Nombre d’entre elles ne sont plus interprétées ou le sont en étant coupées de leur signification. Si une fête ne se conçoit guère sans musique, il est vrai que cette dernière est de plus en plus standardisée, internationalisée et sans lien culturel direct avec la fête.
Mais la musique ne constitue pas le seul élément de la standardisation. Elle s’inscrit dans une autre tendance qu’est la commercialisation de la fête. Il suffit de regarder, une année durant, les vitrines des magasins et de constater qu’elles évoluent en fonction des différents événements festifs du calendrier. En l’espace de trois mois, quand Halloween est passé, place à Saint-Nicolas, puis aux guirlandes de Noël, puis aux petits cœurs rouges de la Saint-Valentin. Bien sûr, un cadeau ou une sortie au restaurant, cela fait plaisir et cela fait partie de l’expression de l’intérêt et de l’attachement entre un couple ou des amis. Mais tout cela a un coût et entraîne, par conséquent, des difficultés pour les personnes qui sont en situation de pauvreté ou de précarité.
Les exclus de la fête
Parmi les scènes cultes du cinéma italien, il y a, sans aucun doute, extraite du film « Pane e Cioccolata »10 celle du poulailler. C’est en effet, encaqués derrière les grillages de ces cages à poules que des pauvres dont des immigrés italiens en Suisse voient arriver des chevaux montés par des jeunes bourgeois blonds qui vont se baigner. A côté de celles et ceux qui font la fête, il y a ceux qui en sont exclus. Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP) a recueilli de nombreux témoignages de personnes exclues de la fête car ne disposant pas de revenus leur permettant d’y participer. Comme l’indique le RWLP, la pauvreté « abîme » les gens. Elle use, fatigue, déprime, rend malade. Différents obstacles empêchent les personnes et familles en situation de pauvreté ou grande précarité d’accéder à des temps de loisirs dans le cadre de vacances ou même de tourisme d’un jour. A l’obstacle financier s’ajoutent les questions de mobilité, les craintes face à l’inconnu ou encore la peur d’être jugés et d’être victimes de stéréotypes comme « les pauvres vont nécessairement laisser les lieux en mauvais état ». Face à ces réalités, le RWLP a mené des expériences qui se sont avérées positives pour tous, les personnes précarisées et celles qui ne le sont pas.
Pour de nombreuses familles qui rencontrent des difficultés financières au quotidien, inviter ses proches à l’occasion des fêtes de fin d’an-née représente un défi souvent impossible. Diverses associations organisent des réveillons rassemblant des personnes isolées ou démunies. Mais, si généreuses soient ces initiatives, elles n’apportent pas de solutions sur le long terme. La lutte contre la pauvreté, la hausse des allocations et aides sociales, ainsi qu’une répartition de la richesse doivent devenir des priorités politiques traduites dans des mesures concrètes.La fête mais aussi l’exclusion de la fête peuvent amener de la violence tout spécialement dans les milieux urbains et les banlieues. Pour Eric Marlière, elle n’est que la conséquence de l’ordre compétitif et consumériste. Les consommations diverses et la transgression des interdits peuvent aussi amener à différentes formes de violence. Dans plusieurs pays, les organisations féministes relèvent que les fêtes et lendemains de fête sont des moments qui dérapent souvent avec des violences diverses à l’en-contre des femmes. C’est, entre autres, un des constats de l’Association « Gregoria Apaza »11 en Bolivie.
Que la fête soit inclusive… !
Présente dans toute les cultures, la fête est in-dispensable à la vie sociale et culturelle. Elle permet l’inclusion, la rencontre et la cohésion. Mais elle peut aussi entraîner le contraire de tout cela, être sélective, exclusive, discriminante et source de violences. Repenser la fête, ses lieux et ses conditions peut, en conséquence, être une démarche politique qui affirme des valeurs d’inclusion et de solidarité.
1. Les Incas font partie des civilisations précolombiennes. Originaires de la région de Cusco, au Pérou, ils avaient bâti d’imposantes cités « multifonctionnelles » dont la plus célèbre est sans doute le Machu Picchu. Apparue au début du XIIIème siècle, elle s’étendait essentiellement sur la partie occidentale du continent couvrant la majorité de la cordillère des Andes et des territoires proches.
2. Halloween est la contraction de « All Hollows Eve » qui signifie « veille de tous les saints ».
3. Sources : « Halloween – Origine et histoire, in Histoire Universelle – Religions et mythologies, Novembre 2019
4. L’hydromel est un alcool doux, une boisson fermentée à base d’eau et de miel.
5. Gilles Bertrand, Histoire du Carnaval de Venise, XIème-XXIème siècle, Pygmalion, 2013
6. Eric Marlière, « Les vertus libératrices de la fête » in Agora Débats, 2009/3
7. Malicorne 2, Hexagone,1975
8. Kareyce Fotso, « Lomdieu » in « « Kwegne », Contre Jours, 2010
9. Pour une vue détaillée sur tous ces aspects, voir le livre d’Etienne Bours, « Le sens du son, Musiques traditionnelles et expression populaire », Fayard, 2007
10. En français « Pain et Chocolat » de Franco Brusati, 197411. El Centro de Promocion de la Mujer Gregoria Apaza est une association de femmes, en Bolivie, soutenue par l’ONG WSM.