Interview – Esperanzah: conjuguer fête et engagement (Nov.-Déc. 2019)
Propos recueillis par Laurence Delperdange et Paul Blanjean, Contrastes Novembre-Décembre 2019, p.10–13
Jean-Yves Laffineur est directeur et programmateur artistique d’un grand festival qui rassemble chaque année des milliers d’oreilles, de cœurs et d’yeux ouverts sur la diversité du monde : Esperanzah. Un nom plein de promesses inspiré du deuxième album solo1 de Manu Chao, un fidèle du festival. Invitation au voyage plein de grandes bouffées d’un autre monde… meilleur.
Contrastes : Comment devient-on directeur d’un festival de grande ampleur ?
J.Y. Laffineur : Mon parcours professionnel passe par Ciney. J’y ai participé à la création de l’EFT (Entreprise de formation par le travail) Espaces. On y propose des formations dans différents domaines : petit élevage, bûcheronnage, construction… J’ai fait partie de l’équipe qui a co-construit ce projet. J’avais en charge le développement pédagogique de cette initiative. Ensuite, j’ai repris la direction. Nous avons également créé une Maison de jeunes et un Centre d’action en milieu ouvert, répondant ainsi à un manque de structures pour les jeunes en difficulté. En dehors des scouts et des clubs de sport, rien n’existait à Ciney.
Votre parcours passe par le MOC ?
Oui, quelques années plus tard, l’arrondissement de Namur du MOC m’a proposé de remplacer une personne partant à la pension. J’ai accepté après quelques hésitations et c’est ainsi que je me suis retrouvé secrétaire régional à Ciney puis secrétaire-adjoint pour la province de Namur. Durant ce parcours au sein du MOC, j’ai développé pas mal de projets parmi lesquels, la création d’appartements destinés à l’accueil de personnes sans abri. C’est à cette époque que nous avons retapé la Maison du travail et rassemblé tout autour les bâtiments du MOC Namur actuel. On a par ailleurs créé une entreprise de tourisme intégré « Sens inverse2 ». Nous visions le respect de la nature et de l’habitant, à l’inverse du tourisme de masse.
Après quatorze ans passés dans du travail social, j’ai eu envie de changer tout en pour-
suivant toujours l’objectif de contribuer à une société plus juste, plus ouverte, plus tolérante. J’étais aussi passionné de musique et attiré par le domaine artistique. J’ai eu l’intuition qu’une approche culturelle toucherait davantage de monde en un temps plus court.
Il m’a semblé que la culture touchait la conscience et on atteignait plus de personnes via l’action culturelle que via le social… En 2001, j’ai donc quitté mon emploi au sein du MOC mais en ne sachant pas précisément vers quoi je voulais aller.
Le choix d’un monde plus juste
Comment avez-vous pu concrétiser cette nouvelle étape ?
Avec mon associé Jean-Pierre Binamé, nous poursuivions l’objectif de créer des événements éthiques et responsables. Très vite l’idée d’un festival est venue. L’inspiration a jailli après un concert de Manu Chao. J’ai senti une si grande et si belle énergie que je me suis dit que cela devait se reproduire. A la fin de ce concert, on se sentait tous dans une énergie positive, avec l’impression que nous étions dans le bon, que la révolution était possible pour apporter le changement qu’on appelait tous. On sentait vibrer les valeurs qu’on avait dans les tripes. L’émotion était en phase avec celles-ci.
En fait, adolescent, j’avais en tête le rêve d’organiser des festivals. Mon festival préféré : Le temps des cerises à l’abbaye de Floreffe. Le lieu s’est donc imposé…
Nous voulions offrir une programmation de musiques métissées et éthiques.
La première édition nous a mené à la faillite, même si nous bénéficiions d’une crédibilité
forte de la part du public et d’un bon écho dans la presse. Nous sentions qu’il y avait place pour un événement différent de ceux qui existaient déjà. Nous avions accueilli environ 9.000 personnes sur deux jours.
Vivre cette faillite a été une expérience très douloureuse même si on avait un succès
d’estime. On s’est réuni avec tous ceux de cette première édition et on a senti que malgré tout, chacun était prêt à repartir. Les principaux fournisseurs ont embrayé. On a créé une ASBL et on a mis tous les éléments de notre côté pour que ce soit une réussite. On a rencontré d’autres organisateurs, on a tiré des leçons de la première fois… La 2e édition s’est soldée par un équilibre financier. Notre force est que nous sommes cohérents avec tout ce qui est et entoure le festival. Nous veillons à traduire nos valeurs dans l’organisation même.
Nous ne travaillons pas avec des multinationales mais avec des producteurs locaux. On fait le choix d’être en phase avec les fournisseurs et les opérateurs avec lesquels nous partageons notre vision du monde. Nous avons établi une charte qui établit notre politique responsable. On trie les déchets et on effectue un second tri après le festival avec au moins cinq sélections différentes, on travaille en amont pour cela. Nous veillons à réduire notre charge et imprégnation environnementale à pas grand-chose.
Le monde à Floreffe
Comment votre philosophie du projet se concrétise-t-elle dans vos choix de programmation ?
Du côté des choix artistiques, le festival refuse d’aller vers des « mainstream », vers une
musique standardisée qui plaira au plus grand nombre.
On prône la diversité culturelle, faire découvrir des artistes qui ne sont pas forcément médiatisés. Nous proposons une scène qui témoigne de la richesse culturelle d’ailleurs, des artistes qui sortent des sentiers battus, des artistes indépendants, en lien avec une culture. L’offre permet d’aller vers des cultures de l’ensemble de la planète.
Défendre la diversité culturelle est un combat complexe parce que, et on peut le comprendre, les artistes essaient que ce qu’ils créent fonctionne mais cela peut faire craindre une certaine uniformisation… Les festivals visent un impact commercial. Le nôtre a sa spécificité. Mais depuis qu’on existe, beaucoup de festivals commerciaux ont vu le jour avec, à leur programme, des têtes d’affiche. Le marché musical est en grande partie aux mains de multinationales et de gros opérateurs qui gèrent la carrière des artistes. Cela réduit la liberté de choix. Les cachets de certains artistes sont inabordables financièrement pour nous.
Nous, nous tenons à notre indépendance dans un secteur qui l’est de moins en moins en misant sur l’alternatif alors qu’en parallèle, une forme d’uniformisation gagne du terrain… Il arrive que certains artistes, quand ils en ont la possibilité, choisissent de venir à Esperanzah. Ça a été le cas pour le groupe IAM3.
BURNING MAN, UN FESTIVAL HORS DES CODES
Dans le désert de Black Rock au Nevada, chaque année depuis 1986, le festival Burning Man rassemble environ 70.000 des terriens de partout, mus par une même envie de vivre quelques jours dans une ville utopique, sans code, sans argent, sans jugement avec pour valeur essentielle : le partage. On y fait la fête, comme un bain de chaleur humaine
et d’énergie collective. Et puis, on y brûle dans l’euphorie cet homme géant qui focalise sans doute ce que chacun a envie de laisser derrière lui, comme un grand poème de ses natures mortes.
https://burningman.org/
Au-delà de la musique, on perçoit une volonté d’exprimer une vision du monde ?
Notre spécificité tient aussi à l’ambiance générale qui intègre une dimension liée aux en-
jeux d’aujourd’hui, cela à travers le village des possibles.
Dans ce « village », une campagne thématique nouvelle est proposée chaque année. Il y a deux ans, ce fut l’égalité des genres, le harcèlement sexuel dans les festivals. Nous sommes reconnus en éducation permanente par la Communauté française et nous réalisons des outils pédagogiques. Nous avons, dans le cadre de cette reconnaissance dans l’axe 4 du décret de l’éducation permanente, un partenariat avec des animations et des actions en dehors du festival.
Ce fut le cas en 2018 avec le Plan Sacha, Safe attitude contre le harcèlement et les agressions dans les festivals, un plan que les autres festivals ont souhaité mettre en place ensuite. Le village associatif rassemble les associations actives autour du thème de la campagne annuelle. Une vraie dynamique existe sur place, elle interpelle le public présent. On a aussi noué un partenariat avec un festival à Goma au Congo, le festival Amani. Il accueille environ 10.000 personnes.
Nous avons créé un web média vidéo « Tout va bien »4. Notre première vidéo est sortie récemment : « Doit-on choisir entre les migrants et la sécurité sociale ? ». Elle a bien fonctionné. Il ne reste plus qu’à tenir la distance. Mais… « jusqu’ici tout va bien » !
Nous avons aussi réalisé un documentaire de 30 minutes sur l’état de l’agriculture. On fait le lien, on propose des espaces de débat, on éveille à la conscience politique et citoyenne. Nous consacrons aussi une place aux arts de la rue… Tout cela pour contribuer à ce que les gens, pendant trois jours, aient le sentiment d’être dans une autre monde et dans un processus de transformation intérieure.
ESPERANZAH, C’EST…
… 36.000 festivaliers, 1.350 personnes actives dans le projet et parmi celles-ci, 450 bénévoles qui donnent quatre heures par jour de leur temps durant le festival. On travaille aussi et de plus en plus avec des associations que nous rémunérons. C’est intéressant pour elles.
Il y par exemple, le Basket club, les troupes scouts… Ce qui permet d’avoir un seul interlocuteur pour une équipe. On offre 900 places aux riverains, en partenariat avec l’office du tourisme de Floreffe. Nous essayons d’associer les citoyens de Floreffe. Ils sont prioritaires. Il y a par exemple l’association Paysans-artisans pour le côté repas…
Et puis, il y a aussi pas mal de commerçants pour qui le festival a des retombées positives. Certains font 50% de leur chiffre d’affaires annuel lors du festival. Il y a des échoppes dans le village. Les retombées sont importantes pour Floreffe et ses alentours.
Du côté du public
Avez-vous une idée de la manière dont le public reçoit – voire rejette – ces différentes propositions ?
Oui, en permanence. J’ai plein d’anecdotes. Par exemple, un jour, un jeune s’est assis
malencontreusement sur une coupole en plastique que nous veillions à sécuriser et à
rendre inaccessible pour éviter ce genre de problème… Au lieu de lui tomber dessus parce qu’il avait cassé cette coupole, nous lui avons proposé de venir travailler comme bénévole pour le festival. Aujourd’hui, il est très engagé dans l’aspect déco du festival.
Un autre jeune, Benjamin, venait au festival contraint et forcé par ses parents… Aujourd’hui, il est un des principaux responsables. On a énormément de retours positifs. C’est bien sûr, difficile de mesurer à quel point mais on sait que les festivaliers sont fidèles à 75%.
Avez-vous une idée du profil de votre public ?
Nous ne connaissons pas assez notre public. On constate qu’il est intergénérationnel ; que la majorité a moins de 35 ans mais il y a néanmoins de très jeunes enfants et des personnes âgées… 60% des festivaliers campent dans les campings mis à leur disposition. Notre public est curieux, a soif de découvertes et il est respectueux de l’autre et de la démarche environnementale. Mais l’image véhiculée peut être un
frein pour d’autres publics qui voient les festivaliers comme étant gauchistes, « alternatifs »…
Et la fête au cœur d’Esperanzah, comment la décririez-vous ?
C’est une émotion qui passe à travers la rencontre avec les artistes, les débats, l’émotion
qui fait que les gens se sentent bien là.
Y a-t-il une réelle diversité culturelle du côté des festivaliers également ?
Il y en a une mais beaucoup moins importante que dans les festivals bruxellois. Nous
avons tenté de créer des passerelles avec Matonge5 mais les communautés se déplacent
peu. A Bruxelles, certains artistes attireraient davantage des personnes de leur communauté. Par exemple, un artiste mexicain serait suivi par des personnes originaires du Mexique. A Floreffe, le public métissé n’est pas très présent.
Des petits pas…
Un festival, aussi éthique et alternatif soit-il, n’apporte pas de façon directe des réponses
aux défis sociaux, culturels ou politiques de notre époque. Cependant, la culture est
une porte d’entrée intéressante aux prises de conscience qui peuvent aider, sans renier l’aspect festif, à s’interroger sur le monde et sur les changements nécessaires pour plus de justice, d’égalité ou de respect de l’environnement. Esperanzah s’inscrit sans doute dans cette lignée
LES FESTIVALS SE MULTIPLIENT AU FIL DES ANNÉES
C’est une réalité partout en Europe. Dans un festival, on fait la fête dans une sorte d’entre soi, le public correspondant à l’offre proposée. On y va avec ses amis. La fête est sur la scène mais aussi en dehors. Le festival est loisir et pour certains, évasion. Il remplace pour certains, un séjour à l’étranger.
En Belgique, en 2014, on dénombrait 280 festivals en Flandre contre 93 en Wallonie et 36 à Bruxelles. Si les festivals ne datent pas d’aujourd’hui (le mot apparaît en 1829) et si, au départ, ils répondaient à la demande culturelle d’un public « averti », ils s’adressent aujourd’hui à de nouveaux publics qui se renouvellent sans cesse. On peut donc y voir une démocratisation de la culture néanmoins contrebalancée par les prix d’entrée qui peuvent être un frein pour beaucoup. A Tomorrowland, le ticket d’un jour démarre à 105 €. Les festivals sont attachés à un territoire et les communes y voient bien sûr un intérêt certain.
Vers un essoufflement de la fièvre festivalière en Belgique, Christophe Goethals sur http://www.crisp.be/2016/06/essoufflement-fievre-festivaliere-belgique
1. Manu Chao : Proxima Estacion : Esperanza,Virgin, 2000
2. www.sensinverse.be
3. IAM est un groupe de rap français.
4. Initialement, il y a l’engagement d’Esperanzah ! au contact de la société civile. Comme on l’a rappelé dans la vidéo de lancement, notre objectif a toujours été de mettre nos compétences en tant qu’acteurs culturels au service des combats que nous partagions. C’est dans ce cadre que nous avons jugé intéressant d’initier un projet vidéo présent sur les réseaux sociaux qui pourrait se faire l’écho des combats menés par de nombreux acteurs sur le terrain.
5. Situé sur le territoire de la commune d’Ixelles, en région bruxelloise, ce quartier où vivent beaucoup de Congolais, a pris le nom d’un quartier de Kinshasa.