« Il est bon de parler… et meilleur de se taire ! » Une opinion qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas donner…
Dans notre société soucieuse de liberté, de débat critique, d’émancipation, nous sommes enclins à penser que c’est en écoutant les opinions de chacun, en les confrontant, que peut émerger une véritable démocratie. Dans nos organisations d’éducation permanente, on n’arrête pas de le dire : on travaille à la libération de parole ! Pourtant, la période étrange que nous traversons semble réclamer, dans le même temps, une attitude inverse.
Les réseaux sociaux ont été saturés, dans un premier temps, de crâneries : « Moins dangereux que la grippe ! » pouvait-on lire. Puis sont arrivées les fake news, les angoisses, les faux témoignages, les graphiques faits sur Excel par Jean-Luc dans son salon, etc. Chacun se situe quelque part, sur le nuancier qui court de l’extrême inquiétude à la décontraction la plus totale, et cela donne un concert d’opinions variées sur la situation.
L’avez-vous aussi ressentie, cette intuition ? Il est sans doute des moments où la chose la plus pertinente à faire dans l’intérêt général est de se taire. De ne pas donner son opinion. Parce qu’il y a une différence entre débat démocratique et brouhaha. Parce qu’il y a une différence entre le bien commun et le café du commerce. Parce que ce n’est pas par une décision à la majorité qu’on a appris que la terre tourne autour du soleil ou que le Covid-19 a un taux de reproduction de base situé entre 2,2 et 3,5.
Depuis des années il y a dans la société, particulièrement à gauche, une critique de la société des « experts », de la technocratie. Cette immense crise sanitaire risque de changer un peu la donne. Il s’agira en tout cas de se demander si la critique des experts ne recouvre pas plutôt un ras-le-bol ciblé des… experts économiques. Car nous avons plus que jamais besoin d’une communauté scientifique soutenue par les citoyen.ne.s.
Ce ne sont pas tant les experts contre les citoyens, qu’un arbitrage démocratique à réaliser ensemble pour déterminer quels experts servent quels intérêts, quelles finalités, quels biens communs.
Donc, parfois, en démocratie, l’intérêt général réclamerait de notre part silence et obéissance ? Les esprits contestataires s’accommoderont mal de cette affirmation. Et pourtant. Si vous avez déjà fait l’expérience d’une promenade en groupe, lors de laquelle vous perdez votre chemin, vous savez combien il est impossible de gérer la situation si tout le monde se met à parler en même temps et à penser en fonction de ses peurs et de ses obsessions. Notre situation politique ne ressemble-t-elle pas à cela ? Déléguer (ponctuellement) sa confiance, c’est aussi cela la démocratie.
Le philosophe Alain écrivait ceci en 1912, qui achèvera de décontenancer les révolutionnaires. « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie. »
Je ne dis pas que je pense comme Alain. Je suis aussi allergique que vous au concept politique d’ordre, qui sera utilisé tout le vingtième siècle par les pires idéologies. Mais la période que nous traversons exige aussi un peu de remue-ménage dans nos imaginaires politiques, et certainement une reconfiguration des relations entre communautés scientifiques et communautés politiques.
N’opposons pas la parole et le silence. On peut aussi considérer le silence démocratique comme une caisse de résonance de la parole d’autres, comme un silence libre et conscient destiné à laisser la place à des voix plus utiles que la nôtre.
« Il est bon de parler, et meilleur de se taire » écrit Jean De La fontaine dans la fable L’ours et l’amateur de jardins. Il poursuit en précisant : « Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés. » Autrement dit, lorsqu’on en fait usage à outrance.
Ceci n’était toutefois qu’une opinion.
Guillaume Lohest
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