Éloge du désarroi
On voit actuellement passer tant de choses sur nos écrans. Des chiffres. Des mesures. Des recommandations. Des blagues. Des virologues mal rasés. Des infirmières épuisées. Des opinions. Des cercueils. Des citations. Des couvertures de livres. Des sourires. Des masques manquants. Des larmes. Des cris. Des fables. De l’aigreur. De l’espoir. Et même, du silence.
Pour tous ceux qui ne sont pas en première ligne, dans le courage de l’urgence vitale, pour tous ceux qui ont un peu de temps et un peu d’espace, c’est-à-dire un peu de chance, la possibilité existe de penser à l’après. Ce n’est pas seulement une possibilité, c’est une exigence.
Ces derniers jours, l’animosité attise la recherche de boucs émissaires. Notre humanité fait naître en nous un sentiment de revanche, certains pensent déjà aux têtes qu’il faudrait couper. Macron, De Block, Wilmès, etc. Parce qu’ils ont définancé les hôpitaux, parce qu’ils ont coupé dans les budgets. Les preuves sont là, accablantes : ces vidéos datant d’il y a quelques semaines à peine, ce mépris pour les services publics, cette volonté de rationaliser, la destruction de millions de masques. Cette absurdité éclate aux yeux du grand public avec l’évidence de la faute coupable. Leur défense sera impossible.
Pourtant, il y a autre chose à faire de cette évidence que de bâtir des bûchers comme s’il s’agissait d’un crime prémédité. C’était effectivement criminel, mais il est malhonnête de faire des raccourcis sur l’intentionnalité des décisions passées. Si, par rancœur, nous nous ruons dans le caractère exceptionnel de la situation pour redistribuer les anciens rôles de la gauche contre la droite, de l’État contre le marché, de l’égalité contre la liberté, si nous nous contentons d’ânonner des répliques du 20e siècle, alors nous contribuerons nous aussi à ce “retour à la normale”, à ce business as usual que nous voulons éviter.
Nous pouvons peut-être choisir une autre voie, plus politique, j’ai envie de dire plus “historique”. Voire, osons le mot, plus spirituelle.
Plus politique, d’abord. La mondialisation, le néolibéralisme, l’austérité sont en train de périmer et d’agoniser sous nos yeux. Ce sont ces logiques nos ennemies, et pas les personnes qui les ont portées avec plus ou moins de mauvaise foi ces dernières années. Par exemple quand Macron, quand des libéraux reconnaissent face caméra, hébétés, désorientés, qu’il faut sortir certains secteurs de la logique de marché, que plus rien ne devra être “comme avant”, nous devrions nous appuyer sur ces déclarations pour en faire un levier de basculement politique, peu importe que Macron soit sincère ou pas. Dans l’espace médiatique, dans la conquête d’une “hégémonie culturelle”, ce sont les paroles qui comptent et non les intentions. Rebondissons en actes sur les paroles et ne perdons pas notre énergie à traquer l’insincérité des uns et des autres. Notre avenir dépend de notre capacité à aller de l’avant, à dépasser le néolibéralisme vers quelque chose qui n’existe pas encore, et non à le tirer en arrière vers d’anciennes formules sociales dont nous avons, aussi, à tirer d’amères leçons. Chacun aura bien sûr des comptes à rendre. Mais comme notre temps est compté, il s’agit d’apprécier finement la limite entre bilan politique, justice et obsession malsaine de revanche.
C’est donc aussi une attitude plus spirituelle qui est requise. Plus radicale. Ce qui peut rassembler aujourd’hui et réorienter nos politiques demain nécessite comme préalable la reconnaissance d’un désarroi collectif. Le désarroi, étymologiquement, c’est le désordre. Désorientation de nos idées, de nos projets, du sens de nos activités, de certaines de nos institutions et de nos valeurs. Nous ne mesurons pas encore la grandeur du château de cartes qui s’effondre sous nos yeux. Avant de reconstruire quelque chose, cela vaut peut-être la peine de rebattre les cartes, de les “mettre en désordre”. Le désarroi peut nous rassembler, nous éviter de nous lancer dans des entreprises démentielles car, comme le disait Nietzsche, “ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude”. Or il n’est pas impossible que ce moment historique fasse douter beaucoup de monde. Des chefs d’entreprise, des actionnaires, des parents, des profs, des syndicalistes, des employé.e.s de toutes sortes. Même des présidents. Nous avons été imbéciles. Nous devons préserver la possibilité pour chacun d’être dans le désarroi. De changer d’avis. Le nombre des imbéciles pourrait se réduire de lui-même, si nous ne les emprisonnons pas par avance dans leurs rôles, dans leurs certitudes passées.
Bref : le moteur de l’histoire ne saurait être un procès. Une réorientation sociale, écologique, qui reconstruira des communs, passe par un désarroi partagé. Ne laissons pas les anciens axes binaires nous empêcher de penser radicalement et d’être inventifs. Nous en avons le devoir vis-à-vis de celles et ceux qui affrontent l’urgence minute après minute, et par respect pour tous ceux qui y laisseront leur vie.
Guillaume Lohest
Carte blance publiée dans La Libre du 2/4/2020
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