Globaliser les revenus, une utopie ? (Janv.-Fév. 2020)
Auteur•e•s Daniel Puissant et Monique Van Dieren, Contrastes Janvier-Février 2020, p.3–5
En Belgique, les revenus du travail, du capital et de l’immobilier sont taxés séparément, et à des taux différents. On ne globalise donc pas les revenus d’une personne avant de les taxer. Or, globaliser les revenus serait une des meilleures manières de tendre vers une plus grande justice fiscale. La Belgique l’a déjà fait par le passé… pourquoi pas aujourd’hui ?
La progressivité de l’impôt est LA règle de base en matière de fiscalité juste. La globalisation des revenus serait une réponse adéquate pour rendre la progressivité de l’impôt réellement effective : les plus hauts revenus sont logiquement censés payer proportionnellement plus d’impôt que les moins riches. Dans la réalité, c’est tout le contraire puisque actuellement, ceux qui possèdent des capitaux ou des biens immobiliers, généralement plus riches, sont moins taxés que ceux qui vivent uniquement de leur travail (les salariés).
On parle cependant très peu de globalisation des revenus dans le monde politique et l’opinion publique, contrairement à l’impôt sur la fortune qui est une autre revendication-phare des associations et partis politiques qui défendent une fiscalité plus juste. Précisons d’emblée que ces deux propositions sont complémentaires et non contradictoires ; la première concerne la taxation des revenus (ce que les personnes gagnent), tandis que l’impôt sur la fortune toucherait le patrimoine (ce qu’elles possèdent).
Cette proposition vise à globaliser tous les revenus (travail, capital, immobilier) et à les taxer ensuite à un même taux progressif. Cela signifie que les revenus du travail ne seraient plus taxés davantage que les revenus du capital (intérêts de placements financiers, plus-values…) ni que ceux de l’immobilier, comme c’est le cas actuellement. Ce serait donc un très grand pas vers plus de justice fiscale.
Globaliser… quoi ?
Pour qu’il y ait une réelle progressivité de l’impôt et donc plus de justice fiscale, TOUS les revenus du travail, les revenus immobiliers et les revenus mobiliers (revenus du capital) devraient rentrer dans le calcul de l’IPP et dans la globalisation.
Certains revenus sont connus, à savoir les salaires, les allocations sociales, les loyers des immeubles donnés en location à titre professionnel et le revenu cadastral des immeubles. Ces revenus son tellement connus qu’ils sont déjà pré-complétés par l’Administration fiscale lorsque vous recevez votre déclaration à remplir ! Le niveau de taxation de ces revenus est progressif (de 25 à 50% selon les tranches d’imposition. Voir encadré). Par contre, ce qui n’est pas connu jusqu’à présent, ce sont les loyers réels des immeubles donnés en location à titre privé. A noter cependant qu’il existe une base de données des baux, mais qui n’est pas exploitée.Les revenus mobiliers sont très peu connus (à cause du secret bancaire fiscal)… et très peu taxés.
Un précompte mobilier (30 %) est perçu sur les dividendes d’actions et sur les intérêts d’obligations ou de comptes par les banques au profit du Trésor. Mais dans certains cas (cela dépend des conventions internationales de double imposition entre pays), il n’y a pas de précompte mobilier pour les revenus versés aux personnes résidant à l’étranger. Ce qui explique la création de sociétés-écrans dans des paradis fiscaux. Ces sociétés sont, en fait, détenues réellement par des Belges. Elles n’ont pas d’activité économique réelle, mais sont créées dans le but exclusif d’éluder l’impôt.
Alors que les revenus professionnels sont taxés de manière progressive, la taxation des revenus financiers est peu progressive et très légère, voire nulle (plus-values). Les revenus financiers sont donc faiblement taxés dans notre pays parce-que les intérêts et les dividendes sont taxés au précompte mobilier libératoire (30%) et échappent ainsi à la progressivité de l’impôt. De plus, les plus-values financières liées à la spéculation financière ne sont pas taxées. La Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg sont les deux seuls Etats membres de l’U.E. qui ne taxent pas ces plus-values !
La progressivité de l’impôt, socle de la justice fiscale
La progressivité de l’impôt est au centre de la redistribution des richesses par l’impôt. Pour l’IPP, le barème progressif varie aujourd’hui de 25% à 50% selon la tranche de revenus. Avec une partie du revenu non imposable (quotité exemptée d’impôt) de 7430 €.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi… Il faut savoir que pendant les Trente Glorieuses (de 1945 à 1975), les revenus les plus élevés étaient beaucoup plus taxés qu’actuellement.
L’impôt élevé sur les revenus supérieurs a servi à reconstruire le pays, à financer des services publics de qualité et a permis de lisser les écarts de revenus. Le taux élevé d’imposition de l’époque n’a cependant en rien freiné le
développement de l’économie, contrairement à ce que prétendent aujourd’hui les défenseurs de la théorie du ruissellement…
En Belgique, dans les années 50, la tranche supérieure de revenus était taxée à… 80% ! Ce taux était encore à 72% en 1978. Il a connu une chute assez brutale dans tous les pays occidentaux et aux États-Unis au début des années 80, sous la pression des politiques néolibérales de Thatcher et Reagan. C’est ainsi qu’en 1983, sous la houlette du ministre des Finances de l’époque Didier Reynders, il est passé à 50%, c’est-à-dire son niveau actuel.
(Re)globaliser les revenus : possible ?
La globalisation des revenus professionnels, immobiliers et mobiliers a existé entre 1960 et 1980. Elle a été supprimée parce que la plupart des bénéficiaires de revenus financiers ne les déclaraient pas et que l’administration fiscale n’avait pas les moyens de contrôler l’existence de ces revenus. C’était l’époque où de nombreux Belges prenaient le train pour le Luxembourg avec une valise sous le bras…
Or, l’échange automatique d’informations entre les institutions financières et les administrations fiscales est en vigueur depuis 2016 pour les comptes bancaires détenus dans les autres pays de l’U.E. par des personnes (physiques ou morales) résidant en Belgique. L’administration fiscale est donc en mesure de disposer des informations nécessaires pour pouvoir appliquer la globalisation des revenus. Mais a-t-elle les moyens de traiter cette masse d’informations ? Et y a-t-il une volonté politique pour la mettre en œuvre ? Pas sûr…
Par ailleurs, il est à noter que cette globalisation existe partiellement dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, les contribuables reçoivent une déclaration pré-remplie avec les revenus mobiliers communiqués par les banques et les assurances. Les revenus mobiliers sont cependant imposés à un taux distinct des autres revenus. En France, les contribuables ont le choix entre la globalisation et l’imposition à un taux distinct pour les revenus mobiliers (y compris les plus-values mobilières et immobilières).
Outre l’intérêt d’une telle mesure en termes d’égalité face à l’impôt (taxation de tous les revenus et en particulier les plus élevés), la globalisation pourrait théoriquement rapporter plusieurs centaines de millions, voire plusieurs milliards à l’État afin de réduire le déficit budgétaire et financer des politiques publiques. Avant les élections fédérales de mai 2019, le Bureau du Plan a calculé le coût ou le bénéfice escompté d’une série de mesures proposées dans les programmes des partis politiques, et parmi elles la globalisation des revenus. Il estime que la mesure pourrait rapporter 1,6 milliard € (sur base de la proposition du PS) ou 5,6 milliards sur base de celle du SPA). La différence est importante et nous ne connaissons pas les bases de calcul ni les taux d’imposition appliqués. Mais cela prouve que ce type de mesure est chiffrable et peut être bénéfique pour les finances publiques, moyennant une série d’écueils à surmonter.
Des écueils techniques…et politiques
Pour concrétiser cette mesure d’équité fiscale, deux gros écueils se profilent cependant à l’horizon. Le plus gros écueil, c’est la méconnaissance par le fisc de certains revenus. En effet, le préalable à tout rééquilibrage de la fiscalité est la connaissance de tous les revenus. Si la connaissance des salaires et du patrimoine immobilier est une réalité (même s’il ne faut pas négliger la fraude fiscale, l’économie souterraine et la fragilisation de l’administration du cadastre), il n’en est pas de même du patrimoine financier et donc de ses revenus. En effet, les banques n’ont pas l’obligation d’établir annuellement une liste des bénéficiaires de revenus financiers avec les montants de ces revenus (intérêts, dividendes et plus-values). Aujourd’hui, la taxation libératoire (précompte mobilier) sur les intérêts et dividendes est opérée par les banques, dans l’anonymat. Le secret bancaire fiscal ne peut être levé que lorsque l’administration fiscale relève un ou plusieurs indices sérieux de fraude. Sans la levée complète du secret bancaire fiscal et l’établissement d’un cadastre du patrimoine financier, la globalisation des revenus financiers risque donc d’être très inefficace. Le second écueil est celui du risque réel de « fuite » des revenus déclarés à l’impôt des personnes physiques (IPP) vers l‘impôt des sociétés (ISOC). En effet, le taux d’imposition à l’ISOC étant moins élevé que celui de l’IPP, de nombreuses professions libérales créent une société (taxée à l’ISOC) plutôt que de rester sous statut d’indépendant. Ce phénomène risque de s’amplifier avec la globalisation des revenus, ce qui aurait pour effet de diminuer fortement l’assiette fiscale de l’IPP, c’est-à-dire le volume global des revenus qui y sont déclarés. L’effet de la globalisation des revenus pourrait même être totalement contreproductif si des mesures ne sont pas prises pour éviter le passage abusif en société.
Qu’en pensent les partis ?
Lors d’une matinée de réflexion consacrée à ce sujet en novembre dernier, les Equipes Populaires ont invité les représentants des partis politiques francophones à donner leur opinion sur cette proposition et à mesurer leur degré de motivation pour la faire avancer politiquement. En effet, la globalisation des revenus faisait consensus à gauche du côté francophone (PS, Ecolo, PTB) et même en partie au centre (DéFI)1.
Pour le PS, qui y est largement favorable, certains écueils évoqués sont surmontables, et une mise en œuvre pourrait s’envisager à moyen terme avec les éléments financiers qui sont déjà en possession de l’administration fiscale.
Pour le PTB, c’est clairement oui. Pour ce parti, c’est la revendication prioritaire après celle de l’impôt sur la fortune. Ecolo y est également totalement favorable, en reconnaissant cependant qu’il y a d’autres écueils techniques à surmonter. DéFI se prononce également pour la globalisation, mais propose de procéder en deux étapes (taxation séparée des revenus immobiliers et du capital d’un côté et revenus
du travail de l’autre) avant une globalisation complète. Le cdH, quant à lui, ne soutient pas cette revendication, mais déclare cependant être attentif à vouloir rééquilibrer la fiscalité sur le travail et sur le capital.
Ce type de proposition a-t-il un avenir politique ? Ce pourrait ne pas être utopique s’il n’en tenait qu’aux partis politiques francophones, les partis néerlandophones y étant largement opposés. Le gouvernement est en affaires courantes mais le Parlement est à pied d’œuvre ; Pourquoi ne pas profiter de cette opportunité politique pour mettre la question à l’agenda de ses débats, demandait un participant au débat en s’adressant aux représentants des partis ?
D’autres participants (et même des représentants politiques eux-mêmes) sont moins optimistes : il ne faut pas croire que les souhaits des partis politiques, même s’ils sont nombreux à défendre un même projet, se traduisent automatiquement par des votes favorables au Parlement. « C’est du show tant qu’ils savent que le rapport de force n’est pas suffisant pour obtenir le changement », a-t-on entendu dans la salle. D’où l’importance de la pression de l’opinion publique, seul élément qui peut éventuellement faire bouger politiquement les choses.
1. Dans le cadre des élections de mai dernier, le Réseau pour la Justice Fiscale (RJF) et son homologue néerlandophone (FAN) ont rédigé un mémorandum avec l’ensemble de leurs revendications aux niveaux belge et européen. Ils ont ensuite interrogé les partis politiques pour connaître leur opinion sur l’ensemble de ces revendications. Ces documents sont disponibles aux Equipes Populaires ou téléchargeables sur www.hetgrotegeld.be
POUR UNE GLOBALISATION JUSTE, LES PROPOSITIONS DU RJF
• Lever complètement le secret bancaire fi scal et établir un cadastre
du patrimoine financier
• Taxer les plus-values financières comme les autres revenus
financiers
• Limiter les possibilités de passage en société
• Taxer plus équitablement les revenus immobiliers
• Améliorer la progressivité de l’impôt
• Faire appel à la recherche universitaire pour réaliser une étude d’impact
POUR AMÉLIORER LA PROGRESSIVITÉ DE L’IMPÔT, LES PROPOSITIONS DU RJF :
• Augmenter la quotité exemptée d’impôt, ce qui profiterait surtout aux revenus faibles et moyens ;
• Rehausser les tranches intermédiaires du barème de l’IPP, en vue d’alléger les revenus moyens ;
• Réintroduire, dans le barème de l’IPP, les taux les plus élevés qui existaient dans le passé.