Les Belges plébiscitent une taxation des patrimoines (Janv.-Fév. 2020)
Auteur François Gobbe, Kairos Europe WB, Contrastes Janvier-Février 2020, p.6–9
Le récent sondage IPSOS réalisé pour le CNCD-11.11.11 confirme le soutien des Belges à un impôt sur la fortune, de manière largement majoritaire tant au Nord qu’au Sud du pays. Un sondage LLB en 2012 donnait déjà environ 70% de soutien à une telle mesure. Cette mesure est-elle praticable… et souhaitée par le monde politique ? Eléments de réponse.
Selon le dernier sondage du CNCD, 73% des Belges sont favorables à l’instauration d’un impôt européen de 1% sur les patrimoines des ménages supérieurs à 1 million d’euros. Seuls 10% y sont opposés. En conclusion, le CNCD constate que « les Belges demandent plus de justice fiscale, en taxant moins les revenus du travail et en taxant davantage les hauts patrimoines, les revenus du capital et les comportements polluants… les Belges ont le sentiment que le système fiscal du pays est plutôt inégalitaire, et ce sentiment est partagé des deux côtés de la frontière linguistique ».
Bon nombre d’associations regroupées dans le Réseau pour la justice fiscale (RJF) et son pendant néerlandophone Financieel Aktie Netwerk (FAN)1, ont inscrit la revendication d’un impôt sur la fortune depuis de nombreuses années.
Des inégalités croissantes de revenus et de patrimoines
Au niveau mondial, le fossé se creuse. La richesse mondiale se concentre sur le 1% le plus riche, comme l’ont rappelé les rapports d’Oxfam publiés chaque année à l’ouverture du Forum de Davos : la petite classe moyenne s’appauvrit, une classe de précaires (nouveaux pauvres et travailleurs pauvres) est apparue. Les travaux de Piketty et G. Zucman, ainsi que ceux d’économistes britanniques et américains ont permis de mettre en évidence ces disparités de revenus croissantes dans la plupart des pays de la planète2.
Entre 1975 et 2014, la part des salaires dans le PIB pour l’ensemble des pays développés a diminué de manière constante, passant de près de 70% à un peu plus de 50%, au profit du capital !3 En ce qui concerne les revenus en Belgique, l’apparition des « gilets jaunes » mais aussi les actions syndicales concernant le financement de la Sécurité sociale, marquent une perception accrue du problème du pouvoir d’achat des ménages les plus faibles. Un Belge sur 5 a des difficultés à boucler les fins de mois.4 Le saut d’index et le blocage des salaires décidés par le gouvernement Michel en sont un des éléments pour la Belgique. Le Tax shift pour les bas salaires constituant une bonne nouvelle certes pour les salariés visés, mais aussi pour les bénéfices des sociétés et donc pour leurs propriétaires et/ou actionnaires !
Ainsi en 2017, les salaires des dirigeants de société et les dividendes accordés aux actionnaires grimpent avec les bénéfices des sociétés : pour l’ensemble des sociétés cotées à Bruxelles + 112% (soit 17 milliards d’euros). Les n°1 des entreprises du Bel 20 empochaient en moyenne chacun 2,16 millions d’euros (+2,1%) et atteignaient tous ensemble 12,5 milliards d’euros.5 En 2018, Carlos Brito d’AB InBev gagnait 92 fois la rémunération moyenne de ses salariés située à 24.000 euros par an6.
En 10 ans, les dividendes versés aux actionnaires par les entreprises dans le monde ont doublé7. Aux États-Unis en 2018, plus de 500 milliards $, en Grande-Bretagne près de 100 milliards $, en France 60 milliards $8. La Belgique occupait la huitième place dans le classement des dividendes des multinationales européennes.
En ce qui concerne les patrimoines, si l’on ajoute la croissance des prix de l’immobilier (qui constitue environ la moitié du patrimoine des Belges) et la hausse des marchés d’actions et des dividendes, on a pu constater une hausse continue des patrimoines des ménages belges depuis 2008, en augmentation d’un tiers en 10 ans, dépassant en moyenne les 400.000 euros par ménage9 ! Mais bien sûr, cette hausse moyenne profite avant tout aux plus aisés.
LA CONCENTRATION DE LA RICHESSE EN BELGIQUE ET SES APPROXIMATIONS
En Belgique, vu l’existence du secret bancaire fiscal jusqu’ici assoupli et non supprimé, et en l’absence de transparence et donc d’un cadastre sur les fortunes, il est difficile d’obtenir des informations sur la valeur réelle des patrimoines des ménages.
Cependant, diverses études permettent d’avoir une idée de la concentration des richesses et patrimoines des Belges.
Selon la Banque Nationale de Belgique1, les 20% les plus riches possèdent 59% du patrimoine et 44% des revenus globaux. En 2018, 112.600 personnes détenaient ensemble 271,2 milliards €. De 800 à 900 personnes détenaient chacune plus de 25 millions €2.
11% des ménages détiennent des actions cotées en Bourse. 80% de la valeur de ces actions sont également dans les mains des 10% les plus fortunés.
Sur base d’une enquête déclarative européenne3, les bases de données de 2010 et 2014 révèlent que le top 10 des fortunes possèdent plus de 40% de la fortune totale en Belgique et le 1% plus de 12%.
Selon une autre étude de l’Université d’Anvers4, le 1% des ménages les plus riches avec 2,2 millions d’euros net, pourraient détenir jusqu’à 18 à 20% des patrimoines, soit un cinquième du total.
Pour Oxfam en 2017, les 10% les plus riches possédaient la moitié du patrimoine global des ménages belges5 .
Selon Marco Van Hees (député PTB), le 1% le plus riche possédait plus que les 60% les plus pauvres en 2013, soit plus de 375 milliards d’euros.6 Tout au sommet, les familles milliardaires (Boël, Frère, de Spoelberg, Solvay, Ackermans, van Haaren… ) s’appuyant pour la plupart sur des Holdings7, sont passées de une en 2000 à 27 en 2018, détenant ensemble 100 milliards d’euros… avec des taux d’imposition proche du zéro. Rien qu’entre 2014 et 2018, avec le gouvernement Michel, leur nombre a doublé.
——————————————————-
1. Les Belges sont riches, mais qu’y a-t-il dans le coffre ?, Dominique Berns, Le Soir, 12 janvier 2018
2. Voir l’enquête européenne sur base déclarative (HFSC) de la BCE ( 2016 ) reprise par la BNB
https://www.nbb.be/fr/articles/la-repartition-dupatrimoine-en-belgique-premiers-resultats-de-la-seconde-vague-de-la
3. HFCS – Household Finance and Consumption Survey. Enquête faite auprès des personnes elles-mêmes et dont les résultats sont donc basés sur leurs propres déclarations, sous-estimant pour diverses autres raisons la richesse des plus hautes fortunes.
4. De verdeling van de vermogens in Belgïe : een actualisering, Sarah Kuypers, Ive Marx, CSB juin 2017 ; voir aussi La répartition du Patrimoine en Belgique après HFCS 2, Philippe Du Caju, 2016
5. La Libre Belgique 10 janvier 2017
6. Archive PTB11 décembre 2018 ; voir aussi sur tout ceci, Les gros patrimoines en Belgique – www.lesgrossesfortunes.be
7. Holding, société dont l’activité principale est de gérer des participations en actions, exonérée de taxes en Belgique tant sur les dividendes perçus que sur leurs plus-values sur actions (achat/vente).
L’injustice fiscale belge et les facilités accordées aux plus fortunés
L’origine de la concentration de la richesse aux mains de quelques fortunés est à trouver (outre un contexte mondialisé dérégulé favorable aux opérations financières) dans un contexte fiscal de plus en plus favorable pour les détenteurs de capitaux, spécialement en Belgique.
Suivant les études de Decoster10, 15% des revenus potentiellement imposables ne sont pas visibles dans les déclarations fiscales belges, soit pour l’année 2013, 40 milliards sur 264 !
Comment l’expliquer ? L’origine de cette disparition est multiple : la plus évidente est celle qui taxe les dividendes. La taxation est immédiate dès le paiement (précompte) et celle-ci est libératoire : on ne la reprend pas lors de la déclaration fiscale du particulier. Cette disposition permet de ne pas additionner ces revenus aux autres revenus. Il n’y a donc pas ici globalisation des revenus réels (travail + immobilier + capital). Comme on peut estimer que les actions sont à 80% dans les mains des 10% les plus fortunés, on comprend comment ce précompte libératoire avantage les plus fortunés, en évitant de les taxer sur leurs revenus réels.
Contribuant à ce déséquilibre fiscal entre citoyens, il faut encore ajouter toujours en Belgique, la suppression des tranches supérieures d’imposition à l’IPP. Au total, par diverses mesures, la progressivité de l’impôt s’est vue fortement réduite, apparentant celle-ci à une sorte de flat Tax : une proportion de prélèvements égale pour tous quels que soient leurs revenus.
On doit ajouter enfin les pertes en recettes fiscales dues à la fraude et à l’évasion fiscale, estimées à plus de 20 milliards d’euros et accessibles aux plus nantis, grâce aux services d’avocats spécialisés et de bureaux de conseils et d’audit comme les Big Four, peu combattues par nos gouvernements successifs, ni non plus au niveau européen ! La Belgique est en effet une terre d’asile des Français et des Hollandais fortunés, spécialement désireux de léguer leurs entreprises à leurs descendants, puisque rappelons-le, en Belgique (pratiquement exception européenne), on n’y taxe pas les plus-values sur cession d’actifs.
Le préalable à l’ISF : un cadastre des fortunes
La dernière protection des plus fortunés, c’est le secret bancaire belge et ce qu’il en reste. Certes, le secret bancaire a été assoupli : un point de contact central a été établi au niveau de la Banque nationale. Les banques doivent y déclarer annuellement les noms et n° des titulaires de compte, permettant ainsi aux employés du fisc en cas de suspicion ou indices d’irrégularité d’avoir accès à des informations plus détaillées auprès des banques elles-mêmes. Cette procédure liée au bon vouloir du chef de service aux Finances et à celui des banques est lente, reste peu utilisée sauf en cas d’évidence de délits. Ceci n’assure pas du tout la transparence des fortunes financières nécessaire à l’établissement d’un impôt sur la fortune.
On peut penser qu’il y a là une anomalie « belge ». En Hollande, il n’y a pas de secret bancaire fiscal et chaque année, tous les ménages paient une contribution sur leur richesse. En France, les banques transmettent chaque année au fisc toutes leurs données bancaires et l’Allemagne a élargi les compétences administratives en matière d’accès aux données bancaires. Le taux de fraude dans ces pays est inférieur à celui de la Belgique. Si les exemples de ces pays étaient suivis, on estime de 7 à 8 milliards € la somme qui reviendrait au Trésor de l’Etat. Les réseaux RJF/FAN
dans leur Mémorandum ont demandé un registre précis et exhaustif des patrimoines des citoyens, qui puisse répondre à cette question.
Des parlementaires Ecolo ont déposé une proposition de loi allant dans ce sens11. Le PS et le PTB y sont favorables ; le cdH est favorable à une pleine transparence par rapport à l’administration, sans nuire à la protection de la vie privée. Pour le MR et DéFI, c’est non sans justification.
Pourtant, des éléments d’un cadastre des fortunes existent déjà : cadastre immobilier, enregistrement du parc automobile, le point central des comptes bancaires au niveau de la BNB, le registre des propriétaires de sociétés UBO… Où est la volonté politique permettant d’unifier l’ensemble des divers éléments pouvant servir à établir un cadastre des fortunes ?
Ou préfère-t-on continuer à se voiler la face devant les inégalités existantes et des injustices fiscales croissantes ?
Est-ce d’actualité ?
Le contexte économique international, pousse à un tel impôt sur les plus fortunés : Christine Lagarde, ancienne présidente du FMI et actuelle présidente de la BCE, face au ralentissement de la croissance d’économies développées qui reposent sur la consommation, s’est permis en 2018, de critiquer le dogme économique qui prévaut généralement : à savoir qu’il faut avantager les détenteurs de capitaux dans l’espoir qu’ils vont investir cet argent et que comme par magie, il s’en suivra « un ruissellement de richesses » vers les plus faibles. Cette théorie ne semble nulle part se produire. C’est l’occasion de rappeler comme l’a fait l’économiste libéral belge Paul De Grauwe12 que dans d’autres temps, après la grande crise de 1930, le président Roosevelt aux USA a imposé aux plus gros revenus un taux de taxation de 79% en 1936. En 1970, ce taux était encore de 70% aux États-Unis.
Comme l’a déclaré également Thomas Piketty, cela n’a pas tué le capitalisme… Il dénonce dans cette accumulation de richesses, une classe de « rentiers », peu enclins à faire « travailler » leur argent au profit de la société. Au sein de la gauche du parti démocrate aux USA ainsi qu’en Allemagne, des voix importantes se font entendre pour réclamer un impôt sur la fortune.
En résumé, il ne s’agit pas de taxer plus, mais de taxer avec justice. Aux épaules les plus larges, il doit être demandé un effort en proportion de leurs capacités, comme l’a établi la Déclaration de Droits de l’Homme de 1789 (art. 13), à la suite d’un autre ras-le-bol fiscal.
1. RJF www.lesgrossesfortunes.be
FAN www.hetgrotegeld.be
2. Rapport sur les inégalités mondiales, coord.
Alvaredo, Chancel, Piketty, Saez, Zucman,Seuil, 2018
(524pp); Capital et idéologie,T. Piketty, Seuil 2019
(1198pp)
3. Distribution et redistribution des revenus, C. Valen-
duc, CRISP n° 2346–47 (2017), p.23
4. Enquête EU-SILC, L’Echo, 29 janvier 2019
5. Généreux dividendes après une année faste, Serge
Mampaey, L’Echo, 31 mars 2018, p.22
6. Stefaan Michielsen, L’Echo, 6 avril 2019
7.En 10 ans, les dividendes versés dans le monde ont
doublé, Marc Collet, L’Echo, 18 février 2019
8. Les vraies frontières du partage de la valeur, Pierre-
Yves Gomez, Le Monde, 26 janvier 2019
9. Wouter Vervenne, L’Echo, 13 avril 2017
10. Estimate of the evolution of Top income shares in
Belgium from 1990–2013, Decoster et alii, Discussion
Paper 17–18 (2017)
11. Proposition de loi portant création d’un registre
patrimonial, G.Gilkinet, Kristof Calvo et consorts, 10
janvier 2019, 54K3451
12. Les inégalités pervertissent la démocratie, Paul De
Grauwe, Imagine janvier/février 2018, p.82 ; Les riches
paient-ils trop peu d’impôts ?, Paul De Grauwe, Le Soir,
9 janvier 2019