Ils fraudent… Nous perdons ! (Janv.-Fév. 2020)
Auteur•e•s Paul Blanjean et Monique Van Dieren, Contrastes Janvier-Février 2020, p.14–16
La fraude fiscale est parfois présentée comme « le sport national ». C’est une image sympathique mais erronée d’un phénomène qui prive les pouvoirs publics de moyens budgétaires importants et accroît les inégalités. Pourtant, l’arsenal administratif et judiciaire existe pour le combattre. Mais lui donne-t-on les moyens d’égaler les sportifs professionnels de haut vol ?
Bien sûr, le mal n’est pas strictement belge. Loin de là. Tant la fraude que l’évasion fiscale sont répandues à travers toute la planète. Si diverses études mettent en avant des chiffres qui donnent le tournis, ils sont sans doute sous-évalués, ces pratiques étant, par nature, dissimulées par leurs auteurs. Nous parlerons ici essentiellement de la fraude fiscale. L’évasion fiscale fait, par ailleurs, l’objet de
l’article suivant.
Un sport de combat
Il est évidemment impossible de disposer du montant exact de la fraude fiscale. Cependant, le montant annuel de 20 à 30 milliards est considéré comme tout à fait vraisemblable par la plupart des observateurs (voir page précédente). A titre de comparaison, relevait le député Ecolo Georges Gilkinet, l’ensemble des recettes annuelles de l’impôt des personnes physiques s’élève à 50 milliards et le budget de la sécurité sociale à 100 milliards. A ce jeu, les perdants sont ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus car la fraude prive, chaque année, les pouvoirs publics de montants importants qui pourraient être affectés à des politiques sociales et à une répartition plus équitable des revenus.
Si frauder le fisc est présenté comme un sport pratiqué par tous, cela nécessite des nuances importantes. Même si beaucoup vont utiliser des formules toutes faites comme « les petits ruisseaux font les grandes rivières », il est difficile de comparer le non-paiement de la TVA d’un particulier à son plombier pour un petit dépannage à la fraude à grande échelle organisée par les individus et sociétés qui sont les plus riches. Mais si la fraude est un sport, il est sans nul doute un sport de combat car il boxe et bafoue les intérêts des peuples, booste les politiques d’austérité et accroît les inégalités.
Pour arrêter l’hémorragie, il existe en théorie de nombreux organismes pour contrôler et sanctionner la fraude fiscale : l’administration fiscale, la police financière, la justice pénale, ainsi qu’une série de services mixtes ou indépendants. Cependant, leurs moyens humains et financiers se réduisent fortement, les mettant de plus en plus hors jeu face à l’ingénierie fiscale et aux machines de guerre
déployées par les entreprises et les gros patrimoines pour défendre leurs intérêts.
L’administration fiscale en souffrance
Depuis plusieurs années, les syndicats du ministère des Finances dénoncent la diminution drastique du nombre de contrôleurs qui, de 2012 à 2018 sont passés de 4.721 à 2.715, ce qui représente une diminution de plus de 40%.1
Bien que le phénomène se vérifie dans l’ensemble des administrations publiques, avec une réduction globale du personnel fédéral d’environ 13% en 10 ans, c’est aux Finances que l’on compte le plus de pertes.
Le SPF Finances est composé de différents services. Les contrôleurs fiscaux travaillent à l’Administration Générale de la Fiscalité (AGFisc), qui a pour objectif de garantir le calcul correct des impôts et d’effectuer les contrôles. Au sein du ministère des Finances, c’est l’AGFisc qui a subi la plus grande perte de personnel, passant de 10.623 agents en 2010, à 8.174 en 2018, soit une baisse de plus de 25% en 8 ans. “Comment expliquer, au nom de la réduction des dépenses, une baisse d’effectif dans une administration rentable ?”, s’indigne Eric Brisbois, porte-parole du syndicat UNSP Finances. D’après lui, cette baisse des contrôles aurait provoqué une perte d’environ 900 millions d’euros par an en recettes fiscales.
Et même lorsqu’une fraude est établie, il est souvent difficile de mettre la main sur les sommes réclamées. Il y a en effet une grande différence entre les montants “redressés” (ce que le fisc exige suite à un contrôle) et les montants “recouvrés” (ce qui est réellement perçu). Les principales raisons de cette non-perception sont la faillite, la mise en liquidation, la réorganisation judiciaire et l’insolvabilité. Contrairement à ce qu’avait annoncé le précédent gouvernement, les montants récupérés grâce à la lutte contre la fraude fiscale ont été à leur niveau le plus bas ces cinq dernières années. Sur les 2,1 milliards de redressement fiscal réclamés pour l’année 2017, il n’y a que 311 millions, c’est-à-dire à peine 12% qui ont été réellement récupérés. Beaucoup moins que la moyenne déjà très basse de 21%.2
Toujours au sein de l’administration fiscale, c’est l’Inspection spéciale des impôts (ISI) qui est chargée de traquer la fraude fiscale dite « grave et organisée ». Les gros poissons, donc. Ses 600 contrôleurs traitent environ 2.000 dossiers par an. Impôts sur le revenu, fraudes à la TVA, aux quotas carbone, à la résidence fictive à l’étranger… L’ISI est compétente pour tous types de fraudes et opère sur l’ensemble du territoire. Lorsque la fraude est avérée, l’ISI propose un accord au contribuable. En 2016, 85% des dossiers furent soldés par un accord. Mettre la main sur les sommes détournées représente déjà une victoire pour l’ISI. Mais les poursuites en justice sont quant à elles rarissimes.
FRAUDE SOCIALE ET FRAUDE FISCALE : DEUX POIDS, DEUX MESURES
La fraude dite sociale consiste essentiellement à toucher indûment des allocations sociales ou de bénéficier d’un montant trop important pour lesdites allocations. Parmi les situations les plus fréquentes, on rencontre le fait de bénéficier d’une allocation durant une période de travail ou la non-déclaration d’une cohabitation.
C’est ce type de situation que le gouvernement Michel avait décidé de combattre en prévoyant deux mesures qui consistaient à ne plus avoir à avertir d’un contrôle ou à vouloir surveiller la consommation énergétique des personnes en chômage…
Il faut bien constater que malgré un contrôle renforcé à l’encontre des personnes en chômage, le nombre de personnes « en situation de fraude » reste dérisoire. Pour l’année 2016, par exemple, les visites domiciliaires n’avaient relevé que 105 situations « irrégulières » de cohabitation. 2017 fut une année record avec un montant de recettes s’élevant à 266 millions d’euros. (Sources : RTBF)
La criminalité en col blanc
A côté de l’ISI, la Cellule de Traitement des Informations Financières (ou CTIF) est une institution indépendante, placée sous le double contrôle des ministres de la Justice et des Finances. Sa mission consiste à lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Après une analyse minutieuse des transactions et lorsqu’elle constate des irrégularités, elle communique les informations au Parquet afin que celui-ci ouvre une enquête.
Selon l’ancien président de la CTIF Jean-Claude Delepière3 , sur l’ensemble des dossiers transmis par la CTIF à la justice en 2018, la “fraude fiscale grave” ne représentait que 12% des cas. Cependant, en ce qui concerne les sommes en jeu, elle portait sur près de 573 millions d’euros, soit 40% du total des montants suspects, loin devant le trafic illicite d’armes, de biens et de marchandises (12%), la fraude sociale (11%) et le trafic de stupéfiants (2%).
Pour Jean-Claude Delepière, ces chiffres sont cependant insatisfaisants. Entre 2009 et 2019, sur l’ensemble des 11.407 dossiers, seulement 179 ont abouti à une condamnation.
Selon lui, la raison est toujours la même : les sections financières sont débordées et la priorité n’est pas mise sur ce genre d’affaires. “Je ne pense pas qu’il y ait une réelle stratégie de lutte contre la délinquance financière organisée”. Il précise cependant que le problème ne peut être réduit à une perspective strictement belge.
Il existe également au sein de la police fédérale belge un service dédié à la criminalité économique et financière (ou criminalité en “col blanc”) : l’Office Central de Lutte contre la Délinquance Économique et Financière Organisée (OCDEFO). Composé de policiers et d’agents du fisc détachés, il dépend du ministère de l’Intérieur mais travaille en étroite collaboration avec l’ISI et constitue le “bras armé” de la Justice. Ce service belge, cité en exemple dans toute l’Europe, est peu connu du grand public. L’OCDEFO retrace les montages financiers, analyse le statut des sociétés, épluche les bilans comptables et les historiques bancaires. Avec le mandat d’un juge, les enquêteurs peuvent également mettre un suspect sur écoute téléphonique et lancer des perquisitions à domicile ou sur un lieu de travail. Les agents de l’OCDEFO enquêtent sur des réseaux où les enjeux économiques
peuvent être énormes.
Créé en 2001, ce service a permis d’endiguer le phénomène des “carrousels”, un système sophistiqué de fraude à la TVA. Grâce à l’étroite collaboration entre l’OCDEFO et l’ISI, les pertes annuelles enregistrées par l’État belge sont passées de 1,1 milliard d’euros en 2001 à moins de 50 millions aujourd’hui. En 2015, malgré ses bons résultats, l’OCDEFO a été menacé d’existence : “Je crois que dans certains
milieux, l’OCDEFO dérange. On s’intéresse parfois à des personnalités, à des grands financiers, voire à des réseaux politiques…”, avoue Philippe Noppe, chef de service. L’OCDEFO a finalement été maintenu.
Le dernier acteur important dans la lutte contre la fraude fiscale, c’est la Justice. Et son principal adversaire face à la criminalité financière, c’est le temps. En effet, trop d’affaires financières ne sont jamais jugées et s’éteignent pour cause de prescription des faits ou de dépassement du délai raisonnable. Certains cabinets d’avocats se seraient même spécialisés dans le maniement des procédures légales avec un seul objectif : jouer la montre.
Plus de la moitié de la fraude fiscale est pratiquée par les 10% les plus riches.
Pour les matières économiques et financières, Le Conseil Supérieur de la Justice souligne le manque cruel d’enquêteurs et de magistrats spécialisés, l’engorgement des tribunaux, l’insuffisance de la capacité policière susceptible d’être affectée à des enquêtes complexes en matière fiscale ainsi que l’utilisation “d’outils informatiques archaïques” au sein de la Justice. Les parquets sont aujourd’hui débordés et les dossiers financiers ne sont pas la priorité.
Et dans les faits, combien des grands fraudeurs finissent-ils réellement en prison ? Le juge d’instruction Michel Claise confirme : “À quelques exceptions près, il n’y a pas de fraudeurs fiscaux derrière les barreaux. Nous avons cependant de petits résultats, médiocres, mais des résultats quand même”. De quels résultats parle-t-il ? La majorité des affaires de grande fraude fiscale traduites en justice (et qui n’arrivent pas à la prescription) ne se soldent ni par une peine de prison, ni par un acquittement. Les “résultats” mentionnés par Michel Claise sont ceux de la transaction pénale (voir encadré).
Criminalité. Le mot est fort, mais pour Michel Claise, c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans une interview accordée au magazine « Solidaire », à l’occasion de la sortie de son ouvrage4 sur la criminalité financière, il évoquait le fait que la fraude fiscale coûte 2000€ par an à chaque citoyen européen et que « c’est ce que le citoyen n’a pas. La recherche scientifique, la culture, le combat social, l’enseignement… tout cela pourrait être mieux financé, mais l’argent va dans la poche des mafieux… ». Il pose les questions du pourquoi et du comment et dénonce le démantèlement des outils de lutte contre la criminalité financière. Il rappelle que, chaque année, faute de moyens de l’administration fiscale et judiciaire, 20.000 dossiers sont classés sans suite.
LA BLANCHIMENT D’ARGENT SALE
La transaction pénale est un mode de règlement des litiges pénaux. Le ministère public peut proposer à l’auteur présumé d’une infraction de payer une somme d’argent, en échange de l’abandon total des poursuites, sans trace dans le casier judiciaire. La transaction pénale n’implique, légalement, aucune reconnaissance de culpabilité. La transaction pénale passe l’éponge sur les crimes fiscaux. Pour les plus pragmatiques au sein de la Justice et de l’administration fiscale, elle permet de désengorger les tribunaux et de récupérer un peu d’argent qui serait de toute manière perdu si le dossier traîne trop en justice. Mais la Cour constitutionnelle a estimé que la loi sur la transaction pénale viole le principe
d’égalité et de non-discrimination.
Un autre mécanisme est prévu par le législateur, qui a pour objectif de rapatrier des capitaux ou valeurs mobilières non déclarés au fisc. Il s’agit de la Déclaration libératoire unique (DLU). Celle-ci permet aux contribuables belges de régulariser volontairement ces capitaux et de bénéficier d’une triple immunité (fiscale, sociale et pénale), moyennant le paiement d’une pénalité forfaitaire unique. Le but est de réduire la fraude et d’augmenter la base taxable, ce qui augmente les revenus de l’État. Une véritable “amnistie fiscale” qui avait commencé en 2004, le gouvernement insistait alors sur le caractère unique du mécanisme. Pourtant, plusieurs autres “vagues” de DLU ont été organisées, avec peu de résultats. On estime que seulement 5% du capital caché à l’étranger a été régularisé depuis la première DLU.
Pour en savoir plus : Regardez La Fuite
Nous vous conseillons vivement de consulter le web-documentaire La fuite. Réalisé par Clément Deschamps (textes) et Laura Krings (illustrations) dans le cadre d’un travail de fin de master en journalisme (ULB), ce documentaire très fouillé part à la rencontre des acteurs-clés de la lutte contre la fraude fiscale en Belgique. De nombreuses informations et citations de cet article en sont extraites.
1. UF Infos, journal du syndicat UNSP Finances, septembre-octobre 2019.
2. Informations extraites du web-documentaire La Fuite, par Clément Deschamps et Laura Krings, publié sur www.alterechos.be
3. Cité dans le web-documentaire La Fuite.
4. Michel CLAISE, : « Essai sur la criminalité financière. Le club des Cassandre », Editions Racine, 2016