Le casse du siècle (Janv.-Fév. 2020)
Auteur Christian Savestre, membre d’Attac, Contrastes Janvier-Février 2020, p.17–19
L’évasion fiscale, c’est une perte de recettes fiscales par dizaines de milliards pour les Etats. Mais c’est aussi l’exercice d’une violence inouïe aussi froide qu’implacable par une extrême minorité, constituée de grandes entreprises et riches particuliers qui ont décidé de faire sécession d’avec l’extrême majorité de leurs concitoyens en ne consentant pas à l’impôt qu’ils devraient payer. Il s’agit en fait d’une volonté délibérée de « ne plus faire société » de la part de ceux qui détiennent la toute-puissance financière.
Imaginons ce que déclencherait une grève de l’impôt de la part de ceux qui y consentent, c’est-à-dire vous et nous ! Les puissants ne manqueraient pas de violemment stigmatiser la chose et de faire utiliser la force d’Etat pour briser la grève. Mais, c’est pourtant bien à une grève de l’impôt à laquelle se livrent ceux qui pratiquent la fraude et l’évasion fiscales à grande échelle ; un privilège qu’ils se sont octroyé, à leur usage exclusif et qu’un citoyen lambda n’a aucune chance de connaître. Si jamais nous étions tentés de le revendiquer, nous n’aurions strictement aucune possibilité d’y accéder : notre impôt est prélevé « à la source » par notre employeur… qui, lui, ne paie pas le sien s’il est une grande entreprise. Les gouvernants des Etats ont ainsi confié à leurs pilleurs la collecte de l’impôt de ceux qui ne peuvent s’évader : une véritable machine infernale.
Lutte contre l’évasion fiscale : propagande ou réalité ?
A la suite de la crise financière et économique survenue en 2007/2008 (la plus grande crise du capitalisme depuis 1929), les grands de ce monde se réunissent dans le cadre d’un sommet du G201. Lors d’un discours devenu célèbre tenu à Toulon le 25/09/2008, l’un d’entre eux Nicolas Sarkozy, donne le ton en avant-première : « Il faut remettre à plat tout le système financier et monétaire mondial »… « L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini. Le laissez-faire, c’est fini. Le marché qui a toujours raison, c’est fini »… « La crise devrait amener à une restructuration de grande ampleur de tout le secteur financier mondial »… « Les paradis fiscaux, c’est terminé ».
Les scandales à répétition divulgués par des lanceurs d’alerte puis révélés par quelques journalistes indépendants démontrent à quel point ces propos (tous les puissants les tiennent) ne sont en fait que rodomontades destinées à anesthésier le citoyen : Offshoreleaks en avril 2013 et janvier 2014 ,Luxleaks en novembre 2014, Swissleaks en février 2015, Panama Papers en avril 2016, Paradise Papers en novembre 2017, Dubaï Papers en juillet 2018 à partir desquels est dévoilée pour la Belgique une filière d’évasion fiscale au sein de laquelle une oligarchie puissante (le Prince Henri de Croÿ et ses acolytes) a recours à des avocats fiscalistes et experts-comptables pour soustraire des milliards d’euros à la collectivité.
En réalité, l’évasion fiscale ne cesse de croître d’année en année et cela depuis plusieurs décennies. Elle ruine les Etats, remet en cause le vivre ensemble et sape la démocratie.
Pourquoi l’évasion fiscale est-elle rendue possible ?
Les traités européens portent presque expressément l’évasion fiscale dans leurs textes. En effet, le principe de concurrence fiscale y est érigé en dogme et l’Union européenne est même dotée d’une instance juridique faite pour sanctionner tout pays réfractaire : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Pourtant, les traités actuels, tout comme l’interprétation qui en est faite par la CJUE, relèvent de choix idéologiques purement néolibéraux. Il est d’une hypocrisie totale de faire semblant de s’étonner que les 28 pays (devenus tout récemment 27) autour de la table n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une nouvelle loi fiscale qui serait homogène et unique pour l’ensemble de l’Union européenne. La cause ? Les traités ! Et cela n’est pas être anti-européen que de le dire ; au contraire, c’est ne pas le dire qui est anti-européen. Il convient même de dénoncer tous les médias, politiques et économistes, qui, en mentant par omission et donc en entravant la bonne compréhension du problème par les peuples, entretiennent l’escroquerie généralisée. Parce qu’en continuant comme ça, en ne dénonçant pas cette aberration que constitue la concurrence fiscale, on fait le lit des régimes de droite et d’extrême droite qu’on voit peu à peu s’installer dans certains pays de l’Union européenne.
La concurrence fiscale, ça veut dire quoi ? Le principe de concurrence fiscale induit que les instances européennes considèrent que l’impôt est une charge comme une autre, comme votre facture d’électricité, comme votre facture de chauffage, comme vos fournitures de bureau… Il faut donc, ces charges, les réduire au maximum. Mais l’impôt, ce n’est pas cela ! L’impôt, c’est ce qui va financer toute la collectivité, tout le système d’éducation, d’enseignement supérieur, de santé, de retraites… C’est ce qui va faire en sorte que les citoyens font société ensemble. Donc, qu’est-ce qu’on demande aux citoyens, avec ces traités qui induisent la concurrence fiscale ? On leur demande de renoncer à faire société. Quand on compare la courbe de l’impôt de société sur 40 ans, au sein de l’Union européenne et la courbe de la TVA, qui est l’impôt le plus injuste, on remarque que les taux de TVA augmentent considérablement durant cette période et que les taux d’impôts de société, eux, s’effondrent. Ainsi, l’inégalité est bien là. Cependant, un autre choix aurait pu être fait : celui de considérer l’impôt comme le pilier nécessaire au financement des besoins collectifs. Parce que le choix actuel de la concurrence fiscale et de la destruction de l’impôt mène à un assèchement des ressources de l’État, qui a lui-même pour conséquence de réduire les services publics puis de les privatiser, ce qui ne les rend donc plus accessibles à tous, mais bien en fonction des capacités financières de chacun. Cette logique mène donc à un abandon de la fonction redistributive de l’impôt (entre les plus riches et les plus pauvres), en le remplaçant par des taxes, plus injustes.
Cette concurrence fiscale effrénée joue sa pleine mesure avec l’existence de paradis fiscaux, qui eux dérogent à toute règle même minimaliste en matière de fiscalité. Et l’Union européenne en regorge : Luxembourg, Irlande, Pays-Bas, Malte, Chypre, Belgique.
LES BIG FOUR, UNE ADDICTION À L’ARGENT MALSAINE ET NUISIBLE
Les Big Four jouent un rôle clé dans l’organisation et le fonctionnement du capitalisme mondialisé. Ils sont prestataires de services pour des centaines de milliers d’entreprises (dont les plus grandes) mais aussi pour des institutions et gouvernements régionaux, nationaux et internationaux. Derrière leur façade respectable affichant comme un leitmotiv les mots éthique, valeur, rigueur, responsabilité sociétale, entreprise citoyenne etc., ils ont construit l’industrie du fiscotrafic qu’ils gèrent, comme toutes leurs activités, de manière globale. Ils sont surreprésentés dans les paradis fiscaux dénoncés depuis des dizaines d’années par les ONG, observateurs spécialisés et militants. Pilleurs des Etats tout en étant leurs conseillers, ils recrutent également à tour de bras parmi leurs meilleurs étudiants et contribuent massivement à détruire la notion de citoyenneté.
Les « Big Four » connaissent des taux de croissance en chiffre d’affaires et en effectifs impressionnants, notamment dans les paradis fiscaux. « Les Big Four » continuent à auditer et conseiller les banques, compagnies d’assurances et autres établissements financiers qu’elles auditaient et conseillaient déjà avant la crise de 2007/2008 sans avoir décelé alors le moindre problème.
Au Luxembourg, ils sont plus de 8.500 alors que l’activité économique réelle n’en justifierait que 300. Le scandale des Luxleaks (novembre 2014) n’a absolument pas entravé leur croissance. Bien au contraire, elle n’a fait que s’amplifier.
Les organisateurs de l’évasion fiscale : de véritables fiscotrafiquants ?
L’évasion fiscale est un crime qui se perpétue à l’échelle mondiale. Il n’est pas de crime mondial sans organisation mondiale. Mais quelle est-elle ? La monstruosité du crime nécessite de la dénoncer avec une force qui soit à la mesure de la violence qu’elle exerce planétairement, d’autant plus que cette organisation mondiale passe sous les radars. Le commun des mortels n’en a pas connaissance. Elle a pourtant pignon sur rue, mais il ne la voit pas. Comment la démasquer et la stigmatiser alors qu’elle dispose d’un quasi-monopole dans son domaine, donc sans concurrents avec lesquels elle pourrait être comparée ? Qu’est-ce qui peut bien pousser une grande entreprise ou un riche particulier à vouloir détenir toujours plus de centaines de millions, voire de milliards, sinon la réelle addiction que constitue cette extrême avidité d’accumuler encore et encore les richesses ? Cette addiction frénétique à l’argent n’a sans doute d’égale de par sa force inexorable que l’addiction à la drogue. Pas de drogue sans narcotrafiquants.
Le dictionnaire nous apprend que le mot trafic signifie « commerce illicite, honteux et clandestin » et qu’au sens familier, il recouvre « un ensemble d’activités plus ou moins mystérieuses, compliquées ». De là à conclure qu’il n’y a pas d’évasion fiscale sans fiscotrafiquants, il n’y a qu’un pas que chacun choisira de faire ou de ne pas faire. Personne n’imagine lutter contre la drogue sans lutter contre les narcotrafiquants. Personne ne peut prétendre lutter contre l’évasion fiscale sans déclarer la guerre à ses organisateurs. Cette organisation mondiale que l’on définit souvent par l’expression « Les Big Four »2, c’est plus d’un million d’employés dans le monde, présent dans 180 pays (voir encadré).
Que faire ?
La lutte contre l’évasion fiscale est d’abord et avant tout une lutte politique. C’est sur ce terrain que la société civile (associations et simples citoyens) doit se battre et non se laisser entraîner dans des débats techniques d’experts derrière lesquels se cachent le plus souvent de véritables idéologues de la pensée néolibérale.
Très concrètement en Belgique, l’affaire des Dubaï Papers donne l’occasion à cette société civile de réagir concrètement en s’emparant d’un scandale où l’on voit certains avocats fiscalistes et experts-comptables agir de concert pour organiser l’évasion fiscale. Saisir cette occasion, l’association Attac l’a fait3 en portant plainte (déontologique) auprès de l’Ordre des avocats et des experts-comptables en charge de faire respecter la déontologie de ces professions, c’est agir contre les auteurs d’un scandale mortifère sans lesquels l’évasion fiscale est impossible.
POUR LUTTER CONTRE L’ÉVASION FISCALE, LES PROPOSITIONS DU RJF :
• Lever le secret bancaire fiscal au niveau national et mondial par l’introduction de l’échange automatique de toutes les informations financières entre banques et administrations fiscales ;
• Établir un registre public des bénéficiaires de sociétés écrans dans le monde entier ;
• Exiger de toutes les sociétés multinationales (quel que soit leur chiffre d’affaires) qu’elles produisent des rapports publics pays par pays où sont reprises des données comme le chiffre d’affaires, les bénéfices, les impôts payés, le nombre d’employés, etc. ;
• Interdire toute transaction économique vers des paradis fiscaux, sauf s’il existe une demande préalable prouvant que ces transactions correspondent à des activités économiques réelles dans les pays concernés ;
• Imposer des sanctions plus sévères à tous les responsables, parties prenantes et intermédiaires impliqués dans les fraudes et évasions fiscales, y compris la fermeture ou les sanctions à l’égard des intermédiaires financiers (avocats fiscalistes, comptables, bureaux fiscaux, bureaux d’audit) qui commettent ou conçoivent des fraudes fiscales graves et/ou sont impliqués dans du blanchiment d’argent.
1. Le Groupe des vingt est un groupe composé de dix-neuf pays et de l’Union européenne dont les ministres, les chefs des banques centrales et les chefs d’État se réunissent annuellement.
2. Les Big Four : Deloitte, Price Waterhouse Cooper (PwC) , Ernest&Young (EY) , KPMG
3. Attac: Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne. N’importe quelle association peut le faire. N’importe quel citoyen le peut également, sans avocat et sans frais, à l’exception du coût d’affranchissement d’une lettre recommandée avec accusé de réception.
Un 4X4 avec des vitres teintées, une plaque d’immatriculation honteusement provocante.
Son propriétaire ? Thierry Afscrift, avocat fiscaliste connu pour aider les riches contribuables à faire de « l’optimisation fi scale ». Et il ne s’en cache pas : « L’évasion fiscale est un droit fondamental du contribuable », lit-on en grand sur la page d’accueil de son site internet.