Une crise comme miroir des inégalités (mai-juin 2020)
Auteur Paul Blanjean, Contrastes mai-juin 2020, p.3–5
© Silviu Costin Iancu de Pixabay
La crise du COVID est certainement sans précédent. Bien sûr, ce n’est pas la première maladie qui se répand sur la planète. Elle pose des questions qui débordent largement les aspects sanitaires pour interroger les disfonctionnements de notre société.
L’adage qui prétend que nous sommes tous égaux face à la maladie est loin de la réalité. Les nombreuses inégalités ont été démontrées durant cette période. Sur le plan international, les différences importantes des systèmes de santé ont montré comment des populations plus vulnérables n’ont pas eu un accès aux soins. Nous n’aborderons pas les dimensions internationales. Pour connaître la situation dans les pays « du sud », nous vous renvoyons à d’autres publications dont le dossier réalisé par la CSC.1 Chez nous, malgré un système de santé censé couvrir toute la population, les fragilités étaient bien présentes. Les hôpitaux ont été débordés par l’afflux de personnes atteintes du coronavirus.
Les conditions de vie quotidienne durant le confinement ont été sensiblement différentes en fonction des réalités familiales et sociales. Être confiné dans une villa 4 façades avec un grand jardin ou dans un appartement au 4e étage d’un immeuble au cœur de la ville représente des réalités bien différentes. Être connecté à Internet, avoir des contacts virtuels avec sa famille, pouvoir « travailler à distance » et parler à ses collègues grâce aux téléconférences, c’est bien différent que de devoir prester dans un secteur considéré comme essentiel ou ne pas pouvoir exercer son travail et se trouver, en même temps, privé de contacts sociaux et familiaux.
La fermeture de tous les lieux culturels, sportifs ou de loisirs a aussi contribué à aggraver les distances sociales. Dans les familles où, quelle que soit la situation socio-économique, le quotidien est aussi fait de violences à l’encontre des femmes et des enfants, le confinement a aggravé ces réalités déjà insoutenables avant la crise.
L’avant… et l’après
© Pixabay-Silviu Costin Iancu
Nous reviendrons, dans le prochain numéro, sur les choix politiques et les modèles de société qui peuvent ou non émerger d’une telle crise. Cependant, il est déjà utile d’évoquer cette question au regard des mesures qui ont été prises ou non durant ces mois de confinement. Elles ne sont pas neutres et traduisent les rapports de force sociaux ainsi que les priorités qui sont déterminées par les gouvernements.
La crise du coronavirus a eu et aura bien entendu des incidences majeures sur l’économie et des répercussions importantes pour les travailleurs. Plus d’un million de travailleurs ont été contraints au chômage partiel alors que d’autres, en fonction du caractère considéré comme essentiel de leur travail, ont eu à prester sur le terrain. D’autres encore ont pu ou dû organiser leur journée en télétravail. Une analyse de genre du lien confinement/travail nous semble intéressante. Les pertes de revenus dues au chômage économique, pour une série de femmes en situation de monoparentalité ont provoqué de réelles difficultés financières. Sur le terrain, on a retrouvé beaucoup de femmes occupées dans des secteurs dits essentiels avec, paradoxalement des bas revenus. Celles qui ont pu télétravailler ont souvent aussi dû assurer « en parallèle » la garde des enfants étant donné la fermeture des écoles.
Mais les catégories les plus exposées furent probablement toutes celles que l’on retrouve sous la rubrique des « sans »…
C’est ainsi que, évoquant les « confinés de la rue », Marie Renard2 décrit l’aggravation de la situation de ces populations durant le confinement. Le nombre de personnes vivant dans la rue augmente sans cesse. A Bruxelles, en 10 ans, il a plus que doublé, passant de 1729 à 4187.3 Durant la même période, la précarisation a progressé globalement de façon importante dans la même région avec une progression de 73.4% du nombre de citoyens bénéficiaires du Revenu d’Intégration Sociale. Aux SDF s’ajoutent de nombreuses personnes fragilisées qui doivent se contenter d’un logement précaire.
Le Centre Avec ajoute que nombre de ces personnes connaissent aussi des problèmes de santé, de dépression ou d’assuétude. Si le confinement a été dur pour les personnes disposant d’un logement et d’un emploi, il fut encore bien plus sévère pour les plus précarisé.e.s bénéficiant de moins de protection de « gestes barrières ». Comment se laver les mains régulièrement en rue, d’autant que les cafés ou autres établissements où cela est possible d’ordinaire étaient fermés. De plus, il était devenu difficile, voire impossible de travailler au noir, faire la manche ou pratiquer toute autre forme de débrouille.
Déjà invisibles socialement en période ordinaire, les sans-papiers ont été encore plus en situation d’extrême précarité. Nous n’avons pas, en Belgique, suivi l’exemple du Portugal qui, pour protéger à la fois sa population et les sans-papiers a décidé, dès la fin du mois de mars, d’accorder une régularisation provisoire aux « clandestins » vivant sur son territoire.4 Le Portugal est « gouverné » à gauche avec un
gouvernement socialiste, soutenu « de l’extérieur » par des formations de gauche radicale.5
Renforcer la précarité ou renforcer la solidarité
Nous l’avons vu, la pandémie et le confinement sanitaire qui l’accompagne révèlent des réalités très différentes en fonction de la situation sociale et financière des personnes et des familles.
La période de confinement a mis en exergue des différences sociales majeures et le déconfinement présente les mêmes risques. Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, soutenu par de nombreuses organisations a réclamé une stratégie de déconfinement s’appuyant sur deux aspects majeurs. Le premier est une aide financière directe et urgente du fédéral en faveur des ménages appauvris avec un principe de confiance. Le deuxième est la planification d’un déconfinement organisé avec les acteurs concernés qui représentent le terrain, en assurant une synchronisation des entités fédérées. Pas moins de 300 acteurs (dont les EP) soutiennent cette stratégie6.
Pour Philippe Lamberts, coprésident des Verts au Parlement européen et Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté7, les Etats adoptent un comportement différent quand il s’agit d’aider une entreprise ou les personnes les plus pauvres. Ils affirment : « Dans une société néolibérale, il apparait normal de conditionner fortement les aides sociales et faiblement les aides économiques. De surveiller et punir les personnes physiques et de déresponsabiliser les personnes morales ». Le CADTM et ACIDe8 expriment quant à eux des craintes d’un « remake » de 2008. La situation dramatique que nous vivons est la conséquence directe des politiques d’austérité qui ont affaibli notre système de santé, nos services publics et notre sécurité sociale alors que les banques ont reçu des aides publiques massives. Le risque de coups de ciseaux dans les dépenses sociales est encore bien présent.
Cette crise est arrivée rapidement sans réelle possibilité d’anticipation. Mais on sait aussi qu’un retour de la pandémie est possible. Il faut en conséquence que les responsables politiques « découvrent un vaccin social », c’est-à-dire qu’ils imaginent déjà, de façon anticipative, des mesures efficaces et justes en faveur des publics les plus fragiles. Tout le monde n’a pas traversé la tempête dans les mêmes conditions et les risques pour demain sont plus importants pour les publics précaires. Durant cette crise, on a vu de nombreuses initiatives d’appels collectifs… Ils ne doivent pas rester de simples papiers. Il faut maintenant réfléchir à leur mise en œuvre. Mais s’il est important et intéressant que de nombreuses voix de la société civile s’unissent, il ne s’agit pas de « faire pour les gens » mais de faire avec. Les personnes en situation de pauvreté et précarité ont été trop peu associées aux différentes interpellations. Il s’agit de remédier à cette carence et de partir de leurs réalités et leurs expressions pour construire les luttes collectives qui pourront aboutir à des solutions trempées dans les valeurs de justice sociale et d’égalité.
Des mesures fédérales et régionales
Les gouvernements de Wallonie et de Bruxelles ont décidé de quelques mesures permettant d’amortir le choc des personnes précarisées, comme le prêt à taux zéro décidé par le gouvernement wallon pour faire face aux difficultés de paiement d’un loyer. Les services et réseaux de lutte contre la pauvreté des différentes Régions ont aussi interpellé les pouvoirs publics afin que personne ne soit oublié. Parmi leurs propositions on retrouvait une interpellation des universités et hautes écoles afin qu’elles soient attentives aux étudiant.e.s issu.e.s de groupes « vulnérables ». Ces derniers ont, de par les réalités de leur logement familial et leur équipement informatique, plus de difficultés à étudier chez eux.
L’appel recommandait quelques mesures et l’implication des services sociaux pour apporter des soutiens supplémentaires. Il demandait aussi au monde politique et social de s’interroger sur l’impact des mesures COVID-19 pour les personnes en situation de pauvreté ou précarité. Concrètement cela signifie que chaque mesure proposée doit être confrontée à la question de savoir si elle va améliorer la vie de ces personnes ou au contraire la dégrader. Parmi les propositions figurait aussi la poursuite et l’accroissement des aides d’urgence, l’engagement à ne procéder à aucune coupure d’eau ou d’énergie ou encore le maintien inconditionnel à un droit au revenu ainsi qu’une communication claire des mesures.
1. Voir : « La solidarité internationale au temps du coronavirus » in Syndicaliste n°926, 10 juin 2020
2. Voir Marie Renard : « Les confinés de la rue » in Les Newsletters du Centre Avec, 14 mai 2020
3. Le relevé est réalisé tous les 2 ans, les derniers chiffres datent de 2018.
4. Voir François Musseau : « Le Portugal régularise temporairement les sans-papiers » in Libération, 30/03/2020. Voir aussi l’article de ce Contrastes en pages 14 à 16.
5. Voir à ce sujet Paul Blanjean : « Il faut arroser les oeillets » in Contrastes « Nouvelle gauche en Europe. Casser l’engrenage de l’austérité », Juillet-août 2016.
6. http://rwlp.be/index.php/action-politique/reactions-a/987-communique-de-presse-lesacteurs-du-social-et-du-socioculturel-parlent-dune-voix-et-demandent-une-strategie-de-deconfinement-qui-prenne-au-serieux-toutes-les-populations
7. Voir Ph. Lamberts et O. De Schutter : « Responsabiliser le pauvre, pas l’entreprise : plongée dans la morale néolibérale », La Libre.be, 05/06/2020
8. CADTM : Comité pour l’Abolition des Dettes illégiTiMes – ACIDe : Audit Citoyen de la Dette en Belgique
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