Interview – Et soudain, nous nous sommes découverts tous vulnérables (mai-juin 2020)
Propos recueillis par Laurence Delperdance, Contrastes mai-juin 2020, p.10–13
Les impacts de la crise sanitaire qui s’éloigne peu à peu au rythme du déconfinement engagé, seront plus ou moins traumatisants selon ce qui faisait nos conditions de vie avant cet arrêt brutal. Laura Rizzerio est philosophe et professeure de philosophie à l’Université de Namur. Nous lui avons demandé comment re-vivre ensemble… le « chacun chez soi » pouvant laisser des traces sur notre quotidien déconfiné.
Contrastes : Les inégalités sociales apparaissent encore plus criantes aujourd’hui, aggravées par la pandémie. Vous avez beaucoup travaillé sur le concept de vulnérabilité. Quels liens feriez-vous entre celle-ci et la justice sociale ?
Laura Rizzerio : La situation que nous vivons actuellement est une situation inédite qui nous met face à l’évidence que nous sommes tous vulnérables. Cela ne touche pas que certaines personnes qui seraient soit malades, soit confrontées à des difficultés d’ordre social ou socio-économique. Nous sommes tentés – c’est peut-être une façon de nous protéger – de penser que la vulnérabilité ne touche que les autres. Et qu’il faut l’aborder comme un problème à résoudre pour les autres. Or, la tentation de notre société contemporaine est de vouloir faire disparaître la vulnérabilité parce qu’elle dérange, qu’elle nous met face à notre propre impuissance.
Or, dans cette crise, nous nous rendons compte que la vulnérabilité nous affecte tous, que nous sommes tous vulnérables ; qu’un petit virus, un petit morceau d’ADN, peut mettre sur les genoux la planète entière et les puissances économiques. Cela veut dire que nous n’avons pas la capacité, par nous-mêmes, de vaincre cette vulnérabilité. Nous nous sommes rendu compte de notre impuissance.
Reconnaître notre vulnérabilité nous positionne autrement. Elle est une réalité mais cela ne veut pas dire qu’il faut se résigner. Au contraire : la découverte que nous sommes vulnérables nous fait comprendre que nous sommes tous liés ; cela nous mène, bras ouverts, à prendre soin de ces liens.
Comment cette prise de conscience de notre vulnérabilité partagée peut-elle éviter un certain repli sur soi ou au contraire, nous relier ?
Il faut effectivement se demander comment cette crise peut nous aider à faire surgir en nous des ressources de résilience qui nous permettent de reconstruire le tissu social. Je pense que nous devons tous essayer de trouver une position qui tienne compte de ce qui émerge en premier lieu dans cette crise, l’élément de résilience premier : cette redécouverte que nous sommes tous liés. Et cela est apparu dans la manière dont nous avons accepté la privation de nos libertés fondamentales. Nous l’avons acceptée, non pas parce qu’on nous l’aurait imposée par la force mais parce que nous avons pu reconnaître qu’il est un bien que nous partageons tous : la santé. Nous avons la responsabilité d’être attentifs à ce bien. Nous avons accepté d’être confinés pour le bien de tous, pas seulement pour notre bien personnel. Nous avons tenu compte de toutes les personnes exposées au danger : celles qui travaillaient dans le secteur de la santé mais aussi dans les services : la poste, le ramassage des immondices, les services de livraisons à domicile, les services sociaux… Toutes ces professions font partie de ce qu’on appelle le « care ». Or, elles sont très peu valorisées d’un point de vue salarial et en matière de reconnaissance du public. Elles étaient considérées à la marge et aujourd’hui, on se rend compte qu’elles sont essentielles pour notre survie. Des signes prouvent que ces liens nous tiennent à cœur. Il faudrait éduquer, amplifier cette conscience, faire en sorte que cela s’approfondisse.
La manière dont a été traitée la gestion des écoles, lieu essentiel de socialisation, est-elle symptomatique de la manière dont on considère l’éducation dans notre société ?
Oui, cela montre qu’il existe encore des réticences à prendre au sérieux l’importance du lien social bien présent au sein des établissements scolaires. Le gouvernement a considéré que l’école devait fermer pour des questions sanitaires mais l’école, lieu de socialisation, devrait faire l’objet d’un traitement particulier. Il est essentiel de revaloriser les métiers de l’enseignement. Être enseignant dans le primaire ou le secondaire n’est pas vraiment reconnu comme un métier essentiel.
On pourrait donc sortir de cette crise en assistant à un renversement de valeurs ? La compétitivité, la rentabilité, la productivité ne seraient plus les leitmotivs de notre société… ?
Je pense que ce qui devrait changer en premier lieu est une certaine conception de l’individu comme individu isolé, dont la réussite serait identifiée par la capacité à se donner un projet de vie et à le réaliser de façon autonome, indépendante, en ne comptant que sur ses ressources et par le mérite. La crise actuelle nous permet de réinterroger la conception que nous avions de l’autonomie. Celle-ci ne peut plus être identifiée comme une simple indépendance, car nous avons tous constaté qu’une pandémie peut soudainement nous frapper tous de la même manière.
La crise actuelle nous permet de réinterroger la conception que nous avions de l’autonomie.
La crise d’aujourd’hui nous permet de comprendre que nous pourrions être davantage autonomes si nous reconnaissions que nous avons besoin les uns des autres et que l’autonomie correspond à la capacité à être soi-même au milieu des autres et dans un tissu social de lien. En effet, après cette crise, nous ne serons plus jamais les mêmes.
Nos relations, sans changer dans le fond, pourraient devenir plus riches en « sollicitude ». Ce qui veut dire habitées par la conviction que nous sommes tous responsables les uns des autres et que notre liberté individuelle et notre autonomie doivent être comprises comme une capacité à s’inscrire dans une relation d’échanges réciproques, même dans le cadre de relations qui sont (et doivent rester) asymétriques (comme la relation entre médecin et patient ; enseignant et élève ; patron et employé, etc.).
Quels pourraient être les dynamiques à créer pour insuffler ces repositionnements dans nos sociétés ?
Le travail de l’action politique est indispensable. Les responsables de l’action politique doivent faire leur part. Mais, il faut comprendre que nous devons tous contribuer à un changement. Il n’y a pas d’un côté les responsables et de l’autre ceux qui subissent.
La crise nous a permis de rentrer dans d’autres logiques.
L’action citoyenne est aussi fondamentale. Si nous opérons des changements entre nous, que nous mettons en avant certains besoins, cela va obliger les instances dirigeantes à modifier leur façon de se comporter. La crise nous a permis de rentrer dans d’autres logiques. On a pu tester le télétravail, le non-déplacement (surtout en voiture !), d’autres manières de consommer, l’impossibilité de faire du shopping, cela en bien ou en mal ; nous avons réalisé que nous pouvons fonctionner autrement. Et nous avons constaté des impacts positifs au niveau énergétique et environnemental. Nous pouvons faire en sorte que cela amène un changement fondamental en continuant sur cette lancée.
Face à ces changements de comportement, nous n’avons pas tous été égaux. S’il est facile pour certains de télétravailler, de ne pas trop subir le confinement en profitant d’un espace privatif extérieur, d’avoir recours aux producteurs locaux, pour d’autres, les conditions de vie, de revenus ont été très difficiles. Comment en tenir compte pour l’avenir ?
Effectivement, les inégalités sociales se sont creusées. Elles existeront toujours et il faut bien sûr en tenir compte et travailler à les réduire. Cela doit passer avant tout par l’école, en rendant accessible pour tous une éducation de qualité, la démocratisation des coûts scolaires. Plus globalement, il est important d’être conscients des inégalités pour pouvoir les réduire, même si on ne pourra pas les éliminer complètement. Il faut aussi réfléchir à une redistribution de la richesse.
Le fait qu’on ait été enfermé chez soi, mais que le monde extérieur rentre plus chez certains que chez d’autres via Internet, les réseaux sociaux, va-t-il creuser davantage l’écart avec ceux qui sont encore plus isolés face au confinement ?
Ceux qui sont plus solitaires, l’étaient déjà peut-être volontairement avant et ils ont peut-être accueilli le confinement avec moins d’appréhensions, de chagrin. Néanmoins, la sortie du confinement risque d’être davantage dramatique pour eux. Les personnes isolées se sont peut-être habituées à cet isolement imposé à tous. Mais leur solitude n’en reste pas moins une. Et des personnes qui avaient des liens assez étoffés, vont peut-être se sentir isolées dans cet entre-deux.
D’autre part, certains lieux semblent avoir été un peu oubliés des politiques. Par exemple les paroisses, les maisons de jeunes, les cafés, les écoles d’alphabétisation, les cours de gymnastique, de couture… Tous des lieux de vie, de rencontres qui peuvent favoriser les liens sociaux… Or, on ne les a pas déconfinés alors que d’autres l’étaient déjà. Cela a fait courir le risque de voir les liens sociaux se désagréger… Dans le même temps, on a assisté à la naissance de nouveaux lieux de socialisation, par exemple entre voisins, dans les quartiers… Faire sentir à ceux qui ont la possibilité d’organiser la société, l’importance de ces lieux et penser la manière de pérenniser les liens et de les valoriser permettrait de soutenir la transition vers un autre mode de vie sociale.
Vous avez étudié la philosophie au fil des âges et du temps : comment peut-on expliquer comment on en est arrivé à ce détricotage du lien social et à l’avènement d’une vision restrictive de l’autonomie ? L’analyse qu’une société porte sur elle-même a-t-elle été absente ?
Cette idée d’homme « réussi », capable d’avoir un projet de vie et de le réaliser apparaît à l’époque moderne. Avant, l’homme se concevait comme partie d’un ordre qui le dépassait, dans lequel il trouvait sa place, le sens de sa vie et aussi une certaine paix. Incarné par le pouvoir, cependant, cet ordre courait le risque de rendre l’homme soumis à une hiérarchie de pouvoir. Le versant négatif a été d’imaginer que l’homme réussi est l’homme indépendant, c’est-à-dire libre en tant que « détaché de tout lien ».
Or, si on est détaché de tout lien, on est un sujet isolé. La révolution industrielle, le mythe du progrès rendu possible par le développement rapide de la science, le pouvoir de l’argent et de la finance dans un monde de plus en plus interconnecté et dépourvu de frontières ont fait le reste, avec comme conséquence les crises économique, sociale, climatique et même sanitaire, que nous connaissons aujourd’hui. Or, la soif de pouvoir, de domination font partie de la nature humaine et doivent être maîtrisées.
Aristote dans son traité politique pointait déjà comme un des maux de la cité, le fait de faire de l’argent avec de l’argent. Il exhortait ses contemporains à se protéger de ce risque. C’est là que la vertu intervient.
Les philosophes de l’antiquité ont insisté sur la nécessité de l’éducation à la vertu, la nécessité de maîtriser cette soif de domination à travers l’éducation et l’exercice de la sagesse. Aujourd’hui, la référence à la vertu est considérée comme obsolète, parce qu’on a conservé une notion étriquée du terme vertu. Pourtant, c’est sans doute un leadership vertueux qu’il faut pour sortir de la crise dans laquelle nous nous trouvons, et un sens de responsabilité accru de la part de chaque personne. Nous sommes des êtres raisonnables et nous devons réapprendre à nous laisser guider par la raison.
On a ralenti notre garde par rapport à cela. Nous sommes dans ce désir compréhensible de débrider notre liberté par rapport à des lois venues de l’extérieur. Et on en vient à penser que la liberté est entendue comme une autorisation à faire ce qu’on veut. Or, si j’ai la chance de vivre dans de bonnes conditions, cela ne me dispense pas de penser à la destination universelle des biens. Je dois me contrôler dans la manière de m’orienter, de consommer, de gérer mes propres richesses. Cela doit partir de ma propre responsabilité. L’action politique n’est pas suffisante. Il faut que le politique intervienne mais il faut aussi que nous-mêmes nous puissions nous positionner vis-à-vis du bien commun.
Cela passe donc par une pensée philosophique qui conduirait chacun à s’interroger sur lui-même ? N’est-ce pas trop absent de ce monde d’aujourd’hui ?
En Belgique, la philosophie en tant que telle n’est pas matière d’enseignement dans les écoles secondaires. C’est dommage. Depuis 2017, un cours de philosophie et citoyenneté a été introduit dans le réseau officiel pour une heure par semaine. C’est insuffisant si l’on veut garantir un véritable apprentissage de la philosophie. Or, cet enseignement est présent dans d’autres pays. Par ailleurs, on constate un intérêt croissant pour la philosophie. Quand on organise des conférences de philosophie, les gens répondent présents. La demande est forte et il faudrait l’écouter pour y répondre de manière adéquate. Quant à la spiritualité, on lui octroie peu de place, surtout là où elle prend la forme d’une religion constituée, avec ses rites et ses lieux de culte. On souhaite que ces formes « organisées » de spiritualités soient limitées à un cadre privé, sans doute en craignant que l’expression publique d’une religion nuise au vivre-ensemble. Cela ne va pas favoriser la possibilité pour certains de trouver, dans ces lieux, un poumon pour leur vie, un lieu de ressourcement, dans un monde où le salut est souvent associé à la réussite. Personnellement, je crois que l’accueil mutuel de ces différentes spiritualités et religions peut contribuer à la construction d’un tissu social multiple et varié qui peut être la réponse créative à l’individualisme ambiant, à la discrimination, au racisme et à l’exclusion, surtout des personnes les plus vulnérables.
–