Migration : Inaccessible équation (mai-juin 2020)
Auteure Laurence Delperdange, Contrastes mai-juin 2020, p.14–16
Au moment où seuls les oiseaux sont encore autorisés à migrer, il ne fait décidément pas bon être réfugiés, sans papiers, sans abri. Et le Covid-19 n’y change pas grand-chose, certains demeurant hors du grand filet de protection pourtant déployé pour tous.
Heureusement, mus par les élans solidaires citoyens nés de la pandémie, créatives et créatifs de tous bords se sont mis à la tâche. La mobilisation citoyenne a été sans faille pour trouver des solutions d’hébergement pour les personnes réfugiées chez nous. Cela, sous l’impulsion et l’appui concret et avisé des plateformes structurées de soutien aux réfugiés.1 Comme si, le gouvernement avec ses pouvoirs spéciaux considérait que la gestion de ces résidents particuliers n’était pas de son ressort. Excluant femmes, hommes et enfants venus d’ailleurs et sans papiers d’un vivre ensemble, échappant malgré eux, aux obligations de confinement. Ne courraient-ils ou ne représenteraient-ils aucun risque de contamination?
Une vie digne pour chacun
La Belgique n’est pas le seul pays à avoir fait preuve d’inconséquence et de peu d’humanité à l’égard de ces oubliés. Devant ce vaste puzzle monde, les dirigeants se sont souvent montrés peu adéquats. On aurait pu rêver de réponses cohérentes, concertées face au chaos mondial. On aurait pu croire que le virus qui nous rassemblait tous dans une même fragilité amènerait au-devant de la scène ce « just human » dans lequel nous nous reconnaîtrions tous, faisant tomber les étiquettes qui nous figent dans une société. Mais, nous sommes loin du compte. Les réfugiés demeurent, la plupart du temps, maltraités par les États.
Si les gouvernements du monde entier ont imposé des mesures d’immobilité et de distanciation sociale pour lutter contre la pandémie, les réponses en matière de contrôle des migrations ont été très variées. Des États ont fermé leurs frontières et certains ports, d’autres ont suspendu les expulsions et les détentions, d’autres encore les ont poursuivies.
Pour venir en aide aux réfugiés, ce sont donc, la plupart du temps, les citoyens et le monde associatif qui se sont largement mobilisés. Les plateformes de soutien aux réfugiés, les collectifs de citoyens rassemblés autour des dynamiques « Communes hospitalières »2 ont, dès le début de la pandémie, veillé à apporter des aides concrètes et des solutions d’hébergement à ceux qui, avant le confinement, dormaient dans la rue. Tandis qu’au niveau fédéral, pratiquement rien n’a été mis en place. Les communes se sont ainsi retrouvées en première ligne pour gérer la présence de personnes migrantes sur leur territoire en plein confinement. Certaines ont soutenu les initiatives citoyennes, mettant des locaux, du matériel à disposition. A Bruxelles, des hôtels vides ont été réquisitionnés3. On aurait pu s’attendre à ce que toutes les communes « labellisées » « Commune hospitalière », se positionnent résolument dans ces actions concrètes mais la réalité a été bien différente. Certaines se sont montrées peu actives sur le terrain faisant même parfois appel aux forces de l’ordre pour décourager les bonnes volontés. La commune a pourtant un rôle essentiel dans l’accueil des migrants. Elle est en effet en première ligne pour la prise en charge des personnes sans papiers sur son territoire. Or, on assiste parfois à une inversion des rôles : les CPAS appelant les citoyens solidaires en aide pour trouver des solutions. Les décisions de la ministre de l’Action sociale Christie Morreale autorisant l’ouverture de lieux d’accueil pour les migrants n’ont pas toujours été suivies par les gouverneurs de province, tandis que police et bourgmestre, sur le terrain local, apportaient parfois des réponses contradictoires aux propositions des citoyens.
Dans certaines régions, comme en Wallonie Picarde, une commission supracommunale a été mise en place de manière à ouvrir des lieux d’accueil sur différentes communes ; une option volontariste comme on aurait voulu en voir partout.
Quant à l’Office des Etrangers, il a suspendu l’enregistrement des demandes d’asile pendant la crise. Parallèlement, 300 personnes détenues en centre fermé ont été relâchées au début du confinement avec un ordre de quitter le territoire alors même que les frontières étaient fermées. Ces décisions n’ont été suivies d’aucune mesure d’accompagnement.
Parmi les mesures du gouvernement, l’une avait pour objectif de répondre à des impératifs économiques. En effet, pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre durant la crise du Covid, le délai de quatre mois à partir duquel les demandeurs d’asile peuvent accéder au marché du travail, a été supprimé. Sans toutefois être accompagné de mesures sociales. « Une pratique qui rappelle les accords conclus dans les années soixante pour faire venir des travailleurs italiens dans les charbonnages wallons, puis des travailleurs marocains et turcs pour relancer le secteur industriel belge », font remarquer certains.4 Dans le Limbourg, qui accueille chaque année 60.000 travailleurs saisonniers venant de Bulgarie, de Pologne, de Roumanie, il a fallu faire appel à des chômeurs, des demandeurs d’emploi, des allocataires sociaux, des demandeurs d’asile. Ceux-ci, ce qui est positif, ont vu leurs revenus augmenter de manière substantielle. De 7,8 € par jour en centre d’asile, ils ont perçu 8,5 € de l’heure.
Régularisation pour tous
En Belgique, on compte de 100.000 à 150.000 sans-papiers qui souvent travaillent sans contrat de travail et parfois même pour des sous-traitants répondant à des commandes publiques. Ils contribuent indirectement à l’économie du pays. En confinement, ils se sont retrouvés sans revenus. Vu les circonstances exceptionnelles, la Ligue des droits humains, le Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés et sans papiers) et plusieurs collectifs de sans-papiers proposent la régularisation pour tous1. Comme ce fut le cas en 1999 et en 2009. Il s’agirait d’octroyer durant une période déterminée, une régularisation des demandes.
Comme le souligne Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits humains, lorsque certains objectent qu’une telle mesure pourrait être une sorte d’appel à migrer : « Personne d’autre n’entre dans notre pays, eux sont déjà ici et contribuent à l’économie belge ». Pour lui, outre des arguments d’ordre économique, des raisons sanitaires et humanitaires motivent une telle proposition. Laisser des personnes dans la rue, sans être reconnues comme de véritables citoyens fait courir un risque aussi bien à elles-mêmes qu’à la collectivité.
D’autres pays ont décidé de régulariser les personnes sans papiers, sur leur territoire : le Portugal jusqu’au 30 juin et l’Italie pour les travailleurs saisonniers. Ce sont des avancées… « Notre société et notre économie ont tout à y gagner », remarque Alexis Deswaef.
On pourrait également opter pour une amnistie pour les familles avec enfants, poursuit-il. Mais cela demande un réel courage politique, pour faire front face aux pressions exercées par le Vlaams Belang sur la N-VA puis de celle-ci sur l’Open VLD, parti de Maggie De Block, ministre en charge de ces questions au niveau fédéral.
1. Voir : https://sanspapiers.be/deconfinons-les-droits-des-sans-papiers-contre-le-virus-laregularisation-cest-maintenant/www.cire.be
En Europe
En Grèce, plus de 11.000 réfugiés devaient être expulsés, le 1er juin, des logements sociaux qu’ils occupent, au risque de se retrouver à la rue. Le gouvernement assure vouloir faire de la place pour les 32.500 demandeurs d’asile des camps des îles surpeuplées.5
La mesure vise les réfugiés hébergés notamment dans le cadre d’un programme d’hébergement (ESTIA), géré par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et financé par la Commission européenne mais dont les contours sont déterminés par l’État grec.
Selon le ministre des Migrations, Noris Mitarachi, le programme d’hébergement ESTIA n’était censé venir en aide qu’aux demandeurs d’asile hébergés le temps du traitement de leur dossier.
Si les réfugiés ont techniquement le droit de travailler en Grèce – et peuvent ainsi subvenir à leurs besoins et trouver un logement par leurs propres moyens -, la réalité est néanmoins bien différente en raison du manque d’opportunités économiques dans ce pays lourdement touché par la crise et de la réticence des propriétaires grecs à louer un logement à des réfugiés en situation précaire.
Dans une tribune du journal Libération6, des professeurs d’université français, soulignent que beaucoup d’exilés ont bénéficié, durant la pandémie, d’une prolongation de leur titre de séjour. Mais que de nombreux Etats, dont la France, ont fait obstruction à la migration et à la demande d’asile. « Les frontières extérieures de l’espace Schengen ne peuvent plus être franchies que pour des « voyages essentiels », l’Italie et Malte ont fermé leurs ports, la France et les autres Etats membres ont réintroduit, sous une forme ou sous une autre, des contrôles à leurs frontières nationales. Le parcours migratoire des zones de conflits et de persécutions vers l’Union européenne, déjà singulièrement difficile et dangereux, s’est ainsi, encore, complexifié. La vulnérabilité de ceux qui empruntent les routes de l’exil ne peut qu’en être renforcée. Au-delà des seules conditions d’exil, le premier accueil des migrants et réfugiés a été grandement affecté par le confinement et le peu de dispositifs spécifiques mis en place pour garantir la continuité des services (accompagnement social, allocation, etc.). » Plusieurs mesures leur font craindre que ne soient sacrifiés sur l’autel de la sécurité sanitaire, les droits des demandeurs d’asile.
Quant aux pays où les populations sont déjà particulièrement éprouvées, beaucoup vivant dans des camps de réfugiés (Syrie, Bangladesh, Yémen, Soudan…), il n’existe actuellement aucun système de filtrage ou de test pour le Covid-19 et il n’y a pas d’unités de soins intensifs.
Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être des hommes, des sujets ensuite. La désobéissance civile, H.D. Thoreau, 1849
Des voix s’élèvent
Face à ces situations dramatiques, des voix s’élèvent un peu partout. Celles par exemple de ces experts des droits de l’homme indépendants des Nations Unies qui ont appelé les États à protéger les droits des migrants et de leurs familles, quel que soit leur statut migratoire, pendant et après la pandémie de Covid-19.7
« Les sans-papiers occupent des emplois instables – généralement sans prestations, ni droit aux allocations de chômage – et, dans certains cas, ont été exclus des mesures d’assistance sociale mises en œuvre par les États ». Ils ont rappelé les contributions économiques importantes des migrants aux sociétés dans lesquelles ils vivent. « Dans ce contexte, nous appelons les gouvernements à promouvoir la régularisation des migrants en situation irrégulière », ont-ils invoqué. Les gouvernements doivent également envisager la suspension temporaire des expulsions ou des retours forcés pendant la pandémie », ont-ils déclaré. Des milliers de migrants sont actuellement bloqués aux
frontières du monde entier, en Asie, en Afrique, dans les Amériques ou en mer, sur les côtes de l’Europe ». Ces experts ont exhorté les États à « garantir les droits et la continuité des procédures pour les personnes ayant besoin d’une protection internationale, y compris l’accès à leur territoire, et à poursuivre les opérations de recherche et de sauvetage des personnes en détresse en mer. »
Dans un monde où 17% de la population mondiale, la plupart dans les pays occidentaux, détient 73% des richesses mondiales, où les catastrophes liées au réchauffement climatique frappent durement des populations déjà très éprouvées, appliquer l’article 13 de la déclaration universelle des droits humains « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », est un devoir juste humain. « L’humanité n’est pas assignée à résidence » comme le souligne Edwy Plenel, directeur de Mediapart. Mais, cette urgence inédite a mis en lumière, une fois de plus, la suprématie de l’économie sur l’humanisme. La cacophonie était à tous les échelons : des communes aux États, aux organisations internationales. Pendant ce temps-là, les citoyens, eux, apportaient collectivement des réponses adéquates aux cris désespérés des exclus, des victimes, des oubliés de toutes les crises. Et le fossé s’est creusé encore et encore…
1. BXLrefugees – Plateforme citoyenne est suivie par plus de 56.000 personnes.
2. Une initiative du CNCD-11.11.11 suivie par de nombreuses associations et citoyens. « Une commune hospitalière est une commune qui, par le vote d’une motion, s’engage à améliorer l’information et l’accueil des personnes migrantes, quel que soit leur statut. Elle s’engage, à son échelle, pour une politique migratoire basée sur l’hospitalité, le respect des droits humains et les valeurs de solidarité. » Site Internet : www.communehospitaliere.be
Lire aussi : « Pandémie : mobilisations citoyennes et modes de gestion locale de la question migratoire », Joachim Debelder et Altay Manço, Analyse de l’IRFAM n°1, 2020.
JOC, Dans la ville solidaire qui s’auto-organise, mai 2020
3. Le Soir, Coronavirus : un hôtel bruxellois pour confiner les migrants, 20/03/2020 https://migrationslibres.be/
4. Migrations Libres (Collectif média solidaire des oubliés et des sans-papiers) : https://migrationslibres.be
5. Info migrants le 01/06/2020 Sur le sujet : Lesbos, la honte de l’Europe, Jean Ziegler, Paris Seuil, 2020
6. Julian Fernandez, professeur à l’université Panthéon-Assas, Thibaut Fleury Graff, professeur à l’université de Versailles-Paris-Saclay et Alexis Marie, professeur à l’université Reims-Champagne-Ardenne, Libération, 18 mai 2020
7. Un.org/fr/2020 L’ONU 26 mai, Contre le virus, la régularisation c’est maintenant !
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