Renverser l’échelle des valeurs (mai-juin 2020)
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes mai-juin 2020, p.17–20
A côté des experts scientifiques, surmédiatisés diront certains, des centaines de milliers de héros souvent moins visibles ont été mobilisés pour permettre à la population d’être soignée et nourrie. La crise sanitaire a mis en lumière la question centrale de l’utilité sociale des métiers.
Flikre-Prachatai
Parmi les héros de la crise sanitaire, il y a celles et ceux qu’on a applaudi pendant plusieurs semaines, qui étaient sur le front pour sauver le plus de vies possible : personnel hospitalier, des maisons de repos, soignants à domicile, ambulanciers… Derrière eux, il y avait tous les travailleurs de l’ombre qui assuraient l’intendance pour que la sécurité alimentaire et les besoins de base soient assurés : caissières, livreurs, éboueurs, travailleurs sociaux, chauffeurs de bus, facteurs… Et parmi tous les travailleurs sur le front, n’oublions pas non plus toutes celles et ceux qui travaillaient dans les entreprises dont l’activité n’était pas vitale mais qui avaient fait le choix de continuer leur business, parfois au détriment de la santé de leurs salariés.
Ne tombons pas dans la caricature en opposant les « confinés heureux » dans leur cocon d’un côté, et les « déconfinés sacrifiés », contraints de travailler au péril de leur vie. Le chômage économique ou le télétravail dans des conditions parfois très difficiles étaient loin d’être des situations enviables pour tous les travailleurs concernés. Mais de manière générale, ce sont celles et ceux qui ont sauvé des vies et assuré les besoins vitaux qui ont été les plus exposés aux problèmes de santé ; risques de contamination, travaux lourds, fatigue due aux heures supplémentaires… Ce sont souvent les emplois les moins bien payés et dont les conditions de travail sont les plus précaires (temps partiels, horaires coupés…). Pensons en particulier aux infirmières en hôpital ou à domicile, aides-soignants dans les maisons de repos, personnel des grandes surfaces, travailleuses du nettoyage… Toutes ces personnes ont continué à travailler la peur au ventre alors que les conditions de protection sanitaire (masques, protections en plexiglas…) n’étaient pas encore mises en place.
Pour Marthe Nyssens, professeure d’économie sociale1 , « ces métiers essentiels pour notre vie quotidienne ne sont ni suffisamment reconnus socialement, ni valorisés financièrement ». Elle espère que cette crise va nous permettre de jeter un autre regard sur la valeur économique et sociale de ces métiers qui relèvent à la fois du secteur marchand mais aussi non-marchand.
Dominique Méda, sociologue du travail2, partage ce souhait. « Des bataillons d’aides-soignantes et d’aides à domicile -en très grande majorité des femmes- assument des tâches cruciales pour la solidarité entre les générations. Ils assurent la toilette, les repas, l’aide aux gestes essentiels de nos seniors dépendants. Faute de reconnaissance et de rémunération suffisantes, de moins en moins de personnes effectuent ces activités difficiles ».
La crise actuelle est un moment opportun pour prendre en compte l’importance sociale des différents métiers. Dominique Méda cite l’anthropologue américain David Graeber qui explique que pour savoir si un métier est essentiel ou si c’est un bullshit job (boulot à la con), il suffit d’imaginer les conséquences sociétales de sa disparition. « Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante. L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, c’est qu’il est urgent de réétudier la hiérarchie sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle. Au-delà des incertitudes sanitaires et économiques qui nous inquiètent tous, je pense que chaque citoyen sera amené à se questionner. Nous allons apprendre énormément de choses sur la place du travail dans nos vies. De cette introspection peut naître
un désir de transformation fort ».
Les femmes de l’ombre
Au-delà des prises de conscience personnelles (sur l’utilité sociale de notre travail), c’est l’importance des services publics et du « care » (soins aux personnes) qui est mise en avant,
ainsi que la reconnaissance de la légitimité des revendications de ces catégories de travailleurs précaires. Parmi elles, le personnel soignant (700.000 personnes, dont 3/4 sont des femmes) tirait déjà la sonnette d’alarme bien avant la crise sanitaire sur la dégradation des conditions de travail dans ce secteur, résultat des politiques d’austérité imposées ces dernières années.
Les femmes, et en particulier les femmes racisées, ont été en première ligne des risques encourus, car elles étaient souvent assignées aux activités essentielles mais pourtant pénibles,
exercées dans des conditions précaires. « Dans le secteur de la distribution, 90% des caissières sont des femmes. Dans celui du nettoyage et de la domesticité, une écrasante majorité sont des femmes migrantes, qui se retrouvent soit exposées à de hauts risques (en continuant à travailler), soit perdent leur emploi sans compensation (car en situation irrégulière). La crise actuelle exacerbe ces inégalités et visibilise le fait que ce sont souvent des personnes marginalisées qui font tourner la machine capitaliste. »3
Comment expliquer le grand écart entre l’utilité sociale des métiers et leur valorisation financière ? Selon Dominique Méda4, les grilles de classification déterminant les salaires ont
été conçues par des hommes. Pour ceux-ci, les compétences que les femmes valorisent dans
leur emploi sont considérées comme « naturelles » et ne nécessitent donc pas de formation
ni de rémunération, tandis que celles des hommes nécessitent l’acquisition de savoirs et
un apprentissage technique qui méritent d’être récompensés par une haute rémunération. Elle pointe aussi le manque de mobilisation syndicale dans des secteurs comme les soins à domicile ou le nettoyage.
Confinés et déconfinés, même combat
Durant cette crise, des timides voix syndicales se sont fait entendre sur la poursuite ou la reprise d’activités dans des secteurs non-essentiels, en particulier lorsque les conditions sanitaires faisaient défaut. Une fois le déconfinement entamé début mai, la question des critères de reprise des activités est en réalité devenue politique. Pour Nicolas Latteur5, « il apparaît nécessaire de politiser les critères qui font d’une activité un élément essentiel ou non. Aujourd’hui, à l’heure de la crise sanitaire, les décisions qui sont prises en urgence par le gouvernement empiètent sur les dynamiques du marché capitaliste. Des pans entiers de l’économie sont administrés. Si l’hégémonie du marché continue à exister, on entraperçoit ce que pourrait être un système de planification, même si celle-ci se déploie de manière autocratique par l’institution de l’état d’urgence ou l’obtention de pouvoirs spéciaux. Une part de la logique capitaliste s’est vue entravée. De telles mesures renvoient à la priorité donnée à la satisfaction des besoins plutôt qu’à la solvabilité des gens. Dans une logique démocratique, les besoins, tout comme les productions pour les satisfaire, doivent être collectivement interrogés et définis ». Et l’auteur de souligner l’importance de cette réflexion dans le cadre de la reprise des activités économiques, et surtout face à l’enjeu climatique ; produire et répartir de façon égalitaire une consommation des ressources qui doit être soutenable.
Mais si nous mettons en avant les « héros déconfinés » qui ont permis à toutes et tous de continuer à vivre et à être soignés, n’oublions pas de souligner que la vie n’était pas nécessairement rose non plus pour ceux qui ont été contraints de télétravailler dans des conditions difficiles, devant cumuler simultanément et dans un espace parfois très restreint le métier de travailleur mais surtout de travailleuse, d’enseignante et de ménagère, en particulier dans les familles monoparentales.
Pour les travailleurs qui ont eu recours au télétravail comme pour tous les autres, nul doute
que la crise va également laisser des traces (positives ou négatives) sur leurs conditions de travail futures. Les mobilisations syndicales et la concertation sociale seront déterminantes pour veiller à ce que la législation sociale ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la relance économique.
HOMMAGE AUX TRAVAILLEURS DE L’OMBRE
Remerciements adressés aux travailleurs sociaux par Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant.
Depuis le début de cette crise, on a très peu parlé de certains travailleurs de l’ombre. Celles et ceux qui bossent dur dans les services résidentiels de l’Aide à la jeunesse, dans les travées des prisons, dans les maisons d’accueil pour SDF, dans les foyers pour personnes handicapées. J’en connais des tas.
Qui ont fait preuve d’inventivité et de créativité pour assurer la sécurité et le confort de leurs bénéficiaires. Qui ont obturé tous les trous, réglé chaque détail, pour que cette crasse ne les atteigne pas. Pour les protéger, ils ont logé sur place, sur une paillasse, parfois des semaines. Sans rentrer chez eux. Sans voir les leurs. Ils ont mouillé le maillot et tenu bon. Sans gloriole, sans applaudissements au balcon, sans trop d’intérêt des médias. Sans masque non plus. Sans gel. Sans moyen complémentaire pour faire face aux nouveaux enjeux.
Ils l’ont fait et ils le font par devoir. Par envie. Par engagement. Le souci de bien faire. D’être utiles. Une forme d’amour pour celles et ceux qui leur font confiance. Et qui, parfois, n’ont plus qu’eux. Les travailleurs sociaux sont habitués à l’ombre. A cette ombre honteuse dans laquelle on les cantonne pour faire taire la révolte. J’en connais aussi pas mal qui font de la prévention. Eviter les exclusions. Eviter les violences et les injustices. Ils sont encore moins visibles. Parce que, par définition, on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure, ni des tracas qui ne se passent pas. Parce qu’ils ont été évités par des éducs de rue, des médiateurs de quartier, des animateurs de MJ, des AS, des psys en santé mentale, qui auront désamorcé les bombes avant qu’elles ne nous explosent en pleine face.
Personne ne peut prédire dans quel état la crise laissera finalement les plus faibles et plus fragiles. Mais on peut déjà dire avec certitude qu’elle laissera des traces. Lourdes. Profondes. Des familles exsangues, des enfants maltraités en silence, des ados réprimés. Un monde littéralement affamé. En manque d’air. Il paraît que le déconfinement est en vue. On verra alors les premiers dégâts de ce moment cloîtré, alors que de nouveaux problèmes ne manqueront pas de se faire jour. Les travailleurs sociaux seront présents. Fatigués, exténués sans doute, mais prêts à relever de nouveaux défis. Il faudrait qu’on leur dise plus souvent merci. Merci Mesdames, merci Messieurs, merci les ami.e.s : ce que vous faites de bien, ce que vous faites de bon pour votre public nous fait du bien à nous aussi. Cœur avec les doigts.
Bernard De Vos Dumont, sur sa page Facebook, le 22 avril 2020
Démocratiser, démarchandiser
Malgré la réelle menace de déréguler les acquis sociaux (augmentations des heures d’ouverture des magasins, non-négociation sur les périodes de congés, glissement des emplois salariés vers des activités franchisées, des intérims…), la crise pourrait cependant représenter une formidable opportunité pour remettre en cause le modèle productiviste et capitaliste du marché du travail.
La relocalisation de l’économie pourrait permettre la création massive d’emplois dans le
domaine de la transition écologique, y compris dans des secteurs aujourd’hui délaissés à
cause de la course à la productivité (agriculture, commerces de proximité…).
Outre ce défi de dépollution de l’activité économique, Isabelle Ferreras6 souligne un autre
chantier important, celui de la démocratisation de l’entreprise. « Si l’on se demande sérieusement comment exprimer la reconnaissance des entreprises et de la société dans son ensemble envers les travailleurs, il faudra bien sûr aplatir la courbe des rémunérations et démarrer moins bas. Mais ces seuls changements ne suffiront pas. Il est aujourd’hui devenu injustifiable de ne pas émanciper les investisseurs en travail (les salariés) en leur accordant la citoyenneté dans l’entreprise. Car ils en sont LA partie constituante, pourtant toujours trop souvent exclue du droit de participer au gouvernement de l’entreprise, monopolisé par les apporteurs en capital ». Elle plaide pour que les Etats, qui doivent aujourd’hui intervenir pour sauver les entreprises de la faillite, conditionnent leurs aides non seulement à des normes environnementales plus strictes mais aussi à des conditions de démocratisation de la gouvernance au sein des entreprises. Ainsi, l’Etat possède aujourd’hui un levier essentiel pour opérer un changement de cap, car « les apporteurs de capitaux ne veilleront pas spontanément ni à la dignité des investisseurs en travail, ni à la lutte contre l’effondrement climatique ».
Enfin, « cette crise illustre aussi combien le travail ne devrait pas être traité comme une
marchandise, qu’il existe des besoins collectifs stratégiques qui doivent être immunisés de la
marchandisation. La logique de rentabilité ne peut pas décider de tout, il faut protéger certains secteurs des seules lois d’un marché non régulé ».
Gageons que la prise de conscience citoyenne de l’importance des services collectifs et de la
sécurité sociale reprenne vigueur, après avoir été malmenée par le discours néolibéral du tout
au marché et des bienfaits de la privatisation.
1. Cette crise nous révèle les fragilités de notre économie. Interview de Marthe Nyssens dans
Le Vif du 20/04/20
2. La crise du Covid nous oblige à réévaluer l’utilité sociale des métiers. Interview de Dominique Méda dans l’Eco du 23 avril 2020
3. Rapports sociaux inégalitaires au sein du travail : une évidence durant le confinement. Christine Vanden Daelen, CADTM, 30 avril 2020
4. Les métiers ultra-féminins ultra-mal payés nous permettent de continuer à vivre. Interview
réalisée par Safia Kessas sur le Première-RTBF le 17avril 2020
5. Quel travail voulons-nous ? Nicolas Latteur, Cepag, avril 2020
6. Travail : Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer. Carte blanche signée par 3.000 professeurs et chercheurs de par le monde, publiée dans la plupart des journaux belges francophones le 15 mai 2020.
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