Qui veut encore défendre les droits humains ? (Septembre-Octobre 2020)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes Septembre-Octobre 2020, p.3–6
Alors qu’il semblait acquis, dans la seconde moitié du 20e siècle, que le monde entier allait progresser en matière de démocratie et de droits humains, on dirait que l’inverse est en train de se produire. La Chine impose son modèle autoritaire, les populismes fleurissent et la diplomatie occidentale semble avoir abandonné cette préoccupation universelle. Peut-être même l’opinion publique. Où en sommes-nous ?
Eleanor Roosevelt tenant la version anglaise de la DUDH en novembre 1949.
Une bougie à la fenêtre le 10 décembre. Des lettres préparées par Amnesty pour demander la libération de personnes injustement emprisonnées dans des pays lointains. Quelques souvenirs d’un cours de religion. Votre rapport aux Droits de l’Homme peut se limiter à cela : quelque chose qu’on vous a toujours présenté solennellement comme le fondement des sociétés démocratiques modernes. Trop solennellement ? Qui sait, peut-être avez-vous déjà utilisé l’insulte ou la moquerie « droit-de-l’hommiste » pour critiquer des engagements militants qui vous semblaient artificiels, abstraits, de l’ordre de la bonne conscience. Puis un jour, en Belgique ou ailleurs, vous êtes confronté à une situation réelle, à un témoignage qui vous change, à une rencontre en chair et en os, et vous comprenez que les droits humains fondamentaux ne sont pas une idée en l’air. Et vous avez envie de les défendre. Mais par où commencer ? Où sont-ils menacés ?
Comment se portent-ils, en 2020, ces droits humains fondamentaux ? Répondre à cette question n’est pas si simple qu’on peut le penser. Intuitivement, on aurait envie de répondre que les choses empirent, et c’est sans doute le cas. Toutefois, il est essentiel, en la matière, de pouvoir objectiver la situation en s’appuyant sur des données et des rapports de terrain. Mais quelles données et quels rapports ?
À quels rapports se fier ?
Gay Pride à Lille en 2014 Amnesty international
Wikimedia
Il existe beaucoup d’instances internationales se revendiquant des droits humains. La plus officielle est le Conseil des Droits de l’Homme, créé par l’Assemblée générale des Nations Unies le 15 mars 2006. Celui-ci a mis en place un Examen Périodique Universel (EPU), qui examine la situation des droits humains dans chacun des pays membres. Mais le Conseil des Droits de l’Homme est sujet à controverse, essentiellement parce qu’il compte en son sein, au gré des mandats occupés par les pays membres des Nations Unies, plusieurs pays fort peu démocratiques. L’Arabie Saoudite, par exemple, a ainsi occupé temporairement la présidence de ce Conseil. Actuellement, des pays comme la Somalie, l’Érythrée, la Pologne ou le Brésil font partie de ce Conseil : or on ne peut pas dire que les gouvernements actuels de ces pays soient très préoccupés de droits humains. Une autre critique récurrente à l’égard du système d’EPU ? Le fait qu’une partie du rapport soit réalisée par l’État concerné, et le manque de place accordé aux ONG dans le processus d’évaluation.
À l’échelle de l’Union européenne, l’agence européenne pour les droits fondamentaux (Fundamental Rights Agency) réalise également des rapports examinant le respect de la charte européenne des droits fondamentaux. Mais il n’est pas évident, à la lecture de ce genre de rapports, de se représenter comment évoluent les choses. Il y a des avancées dans certains domaines, des reculs dans d’autres, de fortes variables selon les pays concernés. En matière de droits humains, on peut difficilement avancer des généralités à l’emporte-pièce : le cas par cas est incontournable.
À côté des agences officielles intergouvernementales, plusieurs ONG (Amnesty, les ligues des droits humains réunies au sein de la FIDH, Human Rights Watch…) sont également actives dans la défense des droits humains. Leurs rapports et leurs prises de position sont souvent beaucoup plus directs car ils n’ont pas besoin de manier la langue de bois, vu leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs en place.
La Chine, principale menace
Ainsi, le dernier rapport de l’ONG Human Rights Watch1 est précédé d’une longue introduction qui dessine une tendance majeure à l’œuvre dans le monde : l’influence grandissante du pouvoir chinois dans l’affaiblissement des droits humains à travers le monde. Nous sommes – à juste titre – souvent enclins à dénoncer les violations des droits dans nos sociétés. La gauche occidentale est ainsi, par
exemple, très focalisée sur le sort réservé aux lanceurs d’alerte (Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden) ou sur les atteintes inadmissibles aux droits des personnes migrantes et au
droit d’asile (cf. interview de Jean Ziegler en pages 13 à 16). Cette vigilance est évidemment légitime et indispensable. Ce qui est plus inquiétant, c’est que nous semblons encore assez largement aveugles au fait que la domination occidentale sur le monde est en train d’être supplantée ou, à tout le moins, aggravée, par la puissance chinoise.
« Le gouvernement chinois considère les droits humains comme une menace existentielle » peut-on lire dans le rapport 2020 de Human Rights Watch. « Mais sa réaction pourrait elle-même constituer une menace existentielle pour les droits de tous les citoyens à travers le monde. » Les auteurs de ce rapport sont sans ambiguïté : c’est de la Chine que vient la plus grande menace d’un modèle ne laissant aucune place aux libertés civiles. « Sur le plan intérieur, le Parti communiste chinois, craignant que l’instauration des libertés politiques ne compromette sa mainmise sur le pouvoir, a édifié un État policier orwellien reposant sur les technologies de surveillance et un système sophistiqué de censure de l’internet pour repérer et étouffer toute critique publique. À l’extérieur des frontières, il utilise son influence économique grandissante pour réduire au silence ses détracteurs et se livrer à l’attaque la plus virulente contre le système international de mise en œuvre des droits humains depuis l’émergence de ce dernier au milieu du XXe siècle. »
Outre ces technologies de surveillance généralisée, la censure d’Internet et un système de cotation
sociale des individus, le pouvoir chinois a encore franchi un cap ces dernières années avec l’enfermement et l’endoctrinement forcé des Ouïghours, cette minorité musulmane turcophone. Longtemps totalement ignorée par les sociétés civiles occidentales, l’oppression dont est victime cette population est enfin un peu plus visibilisée ces derniers mois, notamment sous l’impulsion du député européen Raphaël Glucksmann. Une carte blanche collective2 a ainsi alerté, le 30 septembre 2020, sur a gravité de la situation : « Stérilisations systématiques, avortements forcés, enfants éloignés des parents, récalcitrants condamnés à mort, femmes obligées de partager (littéralement) leur lit avec les émissaires du Parti Communiste Chinois, viols massifs : depuis la fin de 2016, la « région autonome du Xinjiang » est devenue l’autre nom de la négation de l’humanité de l’homme. »
Human Rights Watch insiste donc :« Aucun autre gouvernement ne se permet à la fois de détenir un million de membres d’une minorité ethnique pour les soumettre à un endoctrinement forcé et de s’attaquer à quiconque ose contester sa répression. Et bien que d’autres pays commettent de graves violations des droits humains, aucun autre gouvernement que celui de Pékin ne joue de sa force politique avec autant de vigueur et de détermination pour saper les normes internationales et les institutions de droits humains qui pourraient lui faire rendre des comptes. »
La fin des grandes démocraties
Une autre source d’inquiétude majeure pour les défenseurs des droits humains est la tendance
mondiale à élire des gouvernements et des chefs d’État populistes voire autocratiques, qui n’ont aucune considération pour les libertés publiques et les droits fondamentaux. À côté des pouvoirs autoritaires de Chine et de Russie, la plupart des grandes démocraties sont aujourd’hui dirigées par des populistes : l’Inde (Modi), les USA (Trump), le Brésil (Bolsonaro), l’Angleterre (Johnson)… En résumé, le monde semble se précipiter dans des formes de « démocraties amaigries » où les apparences demeurent (élections, institutions judiciaires et parlementaires) mais où l’État de Droit s’amenuise : l’indépendance de la justice, la liberté de la presse et les libertés civiles passent au second plan sous le prétexte fallacieux de la « volonté du peuple » qui s’apparente plutôt à une tyrannie de la majorité.
Par ailleurs, dans les démocraties qui restent aux mains des libéraux ou des sociaux-démocrates,
les droits humains ne constituent plus une priorité en matière de politique internationale.
La Realpolitik est devenue la norme. « Plusieurs gouvernements sur lesquels on pouvait naguère compter pour défendre les droits humains dans leur diplomatie, au moins de temps en temps, ont dans une large mesure abandonné cette cause. D’autres, confrontés à leurs propres défis intérieurs, ne les défendent que de manière aléatoire. »
Le droit-de-l’hommisme : ringard, libéral et individualiste ?
Ce délaissement généralisé des droits humains n’est pas seulement le fait des élus et des gouvernements. Il a aussi gagné les opinions publiques, les penseurs et les militants. Ce constat inquiétant fait l’objet d’un petit livre écrit par les politologues Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère au titre évocateur : Les droits de l’Homme rendent-ils idiots ? (Cf. encadré page suivante) Derrière ce titre provocateur, les deux auteurs s’érigent en défenseurs des droits humains contre les attaques philosophiques et les moqueries dont ils sont l’objet, y compris par une partie de la gauche. Ils s’inquiètent, en ouverture, de leur perception par le grand public. « Un sondage sur la perception des droits humains dans le monde, publié en juillet 2018, témoigne ainsi d’un scepticisme grandissant, particulièrement en Europe de l’Ouest. Les droits humains seraient considérés par une large part des populations européennes (notamment les jeunes générations) comme une source d’abus, accordant une protection à ceux qui ne la méritent pas (criminels et terroristes) et favorisant une immigration qui n’est pas souhaitée. »
Selon Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, il y a deux sortes de critiques faites aux droits humains. « La première, c’est l’idée que les droits de l’homme sont indissociables de l’ordre marchand. Cette critique venait à l’origine plutôt de l’extrême gauche anticapitaliste, mais elle est aujourd’hui recyclée dans d’autres mouvances puisqu’on voit désormais de jeunes conservateurs marier anticapitalisme et conservatisme dans une commune opposition aux droits de l’individu3. » Cette première critique mériterait bien des approfondissements. Les droits humains sont-ils indissociables d’une forme de
libéralisme économique ? Qu’ils aient parfois été utilisés comme prétextes pour étendre la domination économique occidentale ne suffit pas à les assimiler à une idéologie néolibérale. C’est une question philosophique impossible à traiter dans le cadre d’un article, mais elle est loin d’être anodine.
La seconde critique, quant à elle, cible un prétendu individualisme des droits humains qui seraient une menace pour le tissu social et la cohésion des sociétés. En résumé, selon certains penseurs conservateurs, les droits de l’Homme auraient pour effet une prolifération illimitée des droits et des libertés individuelles. Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère s’opposent tout à fait à cette vision simplifiée de l’individualisme. « Les droits de l’homme ne sont jamais uniquement les droits de l’individu. Ce sont les droits de l’homme en société. C’est le droit d’entrer en relation les uns avec les autres. Tous les droits qui sont énumérés dans la Déclaration ne visent que ça. La liberté d’expression, la liberté d’association, de libre communication, le droit de contracter mariage… Ce sont les droits de l’homme en société et c’est pourquoi ils peuvent être limités pour préserver la vie collective. Des libertés individuelles pourraient être par exemple limitées au nom de la protection de l’environnement. Il n’y a pas de contradiction avec la logique des droits de l’homme. Le but, c’est de faire vivre un monde commun4. »
Les droits fondamentaux en recul, ainsi que l’Etat de Droit en général
Le World Justice Project, organisation indépendante et pluridisciplinaire impliquée dans le développement de l’Etat de droit dans le monde entier, mesure chaque année la performance de 128 pays selon huit facteurs : Contraintes aux Pouvoirs du Gouvernement, Absence de Corruption, Gouvernement Ouvert, Droits Fondamentaux, Ordre et Sécurité, Application des Règlements, Justice Civile et Justice Criminelle.
Selon le World Justice Project, l’Etat de droit est en recul dans le monde depuis trois ans. Les pays qui ont enregistré le plus gros recul ces 5 dernières années sont l’Égypte, le Venezuela, le Cambodge, le Cameroun, les Philippines, la Hongrie et la Bosnie-Herzégovine. Dans l’UE, l’indice de la Pologne se dégrade, et la France a reculé de la 17e à la 20e place.
Quels sont les domaines principalement concernés ? « Au niveau mondial, les pays ont enregistré leurs plus gros reculs au fil des dernières années en matière de Droits Fondamentaux (54 pays ont reculé, 29 se sont améliorés), de contraintes aux Pouvoirs du Gouvernement (52 pays ont reculé, 28 se sont améliorés), et d’Absence de Corruption (51 pays ont reculé, 26 se sont améliorés). Ceci n’est pas une nouvelle tendance ; les données du WJP montrent que les trois mêmes facteurs ont enregistré le plus gros recul au cours des cinq dernières années. Le facteur Droits Fondamentaux accuse le plus fort recul avec 67 pays enregistrant une baisse de leur score depuis 2015. »
Plus d’information et infographie complète sur https://worldjusticeproject.org/
Réhabiliter les droits humains
C’est vrai que la déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 est un texte particulier. Sans statut juridique contraignant, signée par certains pays bien peu démocratiques, souvent bafouée dans les faits par nos gouvernements, on peut être tenté de se dire qu’une telle déclaration n’a plus vraiment de
valeur. D’autant que chacun d’entre nous, à la relire attentivement, pourrait sans doute émettre des réserves sur l’un ou l’autre article. Mais si fragile soit-il, fruit d’un consensus qu’on pourra toujours juger imparfait, ce document universel de référence est un socle sur lequel peuvent s’appuyer tous les dispositifs juridiques, sociaux, associatifs, éducatifs et culturels soucieux de préserver la dignité et de
renforcer les droits de chaque personne dans le monde entier. Bref, déconsidérer les droits humains, cela signifierait scier la branche sur laquelle nos sociétés, nos libertés, nos acquis sociaux reposent.
Pour aller plus loin…
« Les droits de l’homme sont régulièrement assimilés à une bienpensance qui conduirait à la crétinisation des esprits. La liberté de l’individu serait responsable de la dissolution des liens sociaux, de la montée des incivilités, de la domination néolibérale. Les droits contemporains signeraient la fin du politique, car ils ne seraient que des revendications égoïstes détachées de toute délibération collective.
Il est temps de répondre à ce fatras de reproches. Non, les droits de l’homme ne font pas de nous des malotrus, ni de mauvais citoyens, et ils ne se confondent pas avec le néolibéralisme. Au contraire, il est urgent, aujourd’hui que la tentation autoritaire s’étend, de donner aux droits de l’homme leur pleine signification. Réplique aux confusions ambiantes, ce livre voudrait servir de boussole démocratique pour des temps troublés. »
Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, Seuil, 2019
- Human Rights Watch, Rapport mondial 2020, version abrégée en français
- Carte blanche: « Il est temps de passer aux actes pour soutenir le peuple ouïghour », par un collectif de
signataires, Le Soir, 30 septembre 2020 - « Entretien avec Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère », par Ulysse Baratin et Bamdad Shaban, En attendant Nadeau, 14 janvier 2020
- Idem
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